Chroniques noires et partisanes

Entretien avec Antoine Chainas / Empire des chimères / SN.

Aussi rare que précieux, Antoine Chainas, auteur du magnifique « Empire des chimères », enjoy!

Babelio

1-Il aura fallu attendre cinq ans après “Pur” avant de vous retrouver sur les étals des libraires cet automne et la question qui m’était venue d’emblée à l’esprit, avant de lire Empire des chimères, était pourquoi autant de temps entre ces deux romans et qu’avez-vous donc fait entretemps?

Dans l’intervalle ? Disons que j’ai vécu. Après, je passe effectivement de plus en plus de temps sur mes romans, je suis plus lent, plus perfectionniste sans doute. Ceci dit, je n’écris plus avec les buts d’autrefois, je ne suis plus mû par les mêmes intérêts : j’ai dit ce que j’avais à dire au niveau de l’énergie pure, de la colère, de la saturation dans mes premiers opus ; il fallait probablement passer à autre chose. Pur m’avait pris trois ans, Empire cinq. Peut-être que je vais terminer comme Kubrick : douze ans entre chaque œuvre 😉 !

2-De tous ces  romans américains que vous avez traduits, surtout pour la Série Noire, y en -t-il qui vous ont particulièrement séduit? Il me semble, par exemple, que vous étiez le traducteur idéal pour les romans de Matthew Stockoe? Le travail de traduction est-il plus aisé quand on est soi-même séduit par l’auteur?

Oui, ce travail est plus agréable quand l’auteur vous « parle ». J’ai beaucoup aimé le Noah Hawley, par exemple (Avant la chute) : j’ai retrouvé des éléments de Fargo, de Legion, qu’il a réutilisés a posteriori. Stokoe se révèle parfois inégal, même si ses livres sont de très haute tenue. Je crois qu’il a raconté l’essentiel dans Cows, son premier roman. Celui-ci n’a pas été traduit, et ne le sera sans doute jamais étant donné son aspect extrême – aspect pour lequel, semble-t-il, il n’existe presque plus de lectorat dans l’Hexagone. À l’époque de la collection Gore, chez Fleuve Noir, ou peut-être même chez Pocket Terreur, ç’aurait été épatant.

 

3-“Pur” avait obtenu le grand prix de la littérature policière en 2014,  ce genre de récompense booste-t-il les ventes, le moral d’un auteur?

Oui, Le GPLP (pour les intimes) semble effectivement prescripteur. On parle généralement de 10 000 exemplaires en plus du ratio habituel. Question moral, c’est différent. J’ai eu le prix environ un an après la parution (et deux ans après la rédaction), j’étais déjà passé à autre chose. J’ai déjà eu l’occasion de m’exprimer sur le sujet, mais à ce stade-là, ce roman n’était plus vraiment le mien. Cela étant posé, cet ouvrage était celui qui appartenait le plus au genre, qui en respectait les codes, au sein de ma maigre bibliographie. L’écriture, également, était plus filtrée, plus polie, alors bon, il y avait sans doute une logique derrière cette attribution. Pour être franc, je ne suis pas un expert en littérature policière. J’ai dû chercher à quoi correspondait le prix quand mon directeur de collection, Aurélien Masson, m’a annoncé avec enthousiasme que j’étais lauréat. Lorsque j’ai commencé à recevoir des félicitations de certains confrères estimés, je me suis dit que c’était sûrement quelque chose de relativement important. À mon grand dam, je suis un peu déconnecté de tout cela. Je vis loin du microcosme éditorial, dans un milieu rural assez enclavé, mes amis, mon entourage se composent de gens qui lisent peu ou pas, et pour couronner le tout, je mène une existence que l’on pourrait qualifier de frugale, ou d’ascétique. Quand Aurélien m’a parlé du prix, je lui ai répondu que ce n’était pas « la vraie vie », sous-entendu « ma vie ». Cette remarque l’a beaucoup amusé, mais j’étais sérieux et, aujourd’hui encore, je la trouve pertinente en ce qui me concerne. Ce n’est pas un choix. Honnêtement, je préférerais être plus en phase avec le monde qui m’entoure, mais on ne se refait pas.

4-Quand on aborde “Empire des chimères”, on est de suite désarçonné par l’épaisseur du roman, un bon pavé de 650 pages, chose inhabituelle chez vous dont les romans sont habituellement plus courts. L’accouchement a -t-il été du coup plus douloureux?

Non, pas d’accouchement douloureux, j’avais la péridurale ! Je ne plaisante qu’à moitié car j’étais très malade à l’époque où j’ai rédigé le texte. J’avais attrapé une saloperie dont le corps médical n’a jamais trouvé la cause, mais qui provoquait, entre autres, de forts accès de fièvre. Autant dire que j’ai conçu une grande partie du livre dans un état second. Il a fallu ensuite trier le bon grain de l’ivraie, si j’ose m’exprimer ainsi. Concernant l’épaisseur du roman, j’avais déjà commis un autre « pavé » au moment de Versus. C’est l’intrigue qui décide de la taille, qui la justifie. Je ne fais que m’y conformer. Empire était encore plus volumineux à l’origine, plus tentaculaire, et, comme je l’ai dit, il a fallu élaguer pour le rendre plus accessible.

5-La quatrième de couverture de la Série Noire fait l’impasse, volontairement il en va de soi,  sur une des intrigues de l’histoire, quel serait le thème principal d’ “Empire des chimères” pour vous?

Je n’en sais fichtre rien. Je ne sais même pas quel genre d’ouvrage j’ai écrit. Un « rural noir quantique vintage », peut-être ? Ce serait un nouveau genre à développer en France;-).  Puisqu’on en est au stade de la confidence, j’aurais préféré écrire un bon « thriller qui cartonne », mais je me suis retrouvé avec une espèce d’objet mutant, labyrinthique, viral. Précisons encore une fois que cet ouvrage, je l’ai voulu ludique et accessible, même s’il est ambitieux. La difformité littéraire échappe un peu à ma maîtrise, et  je la laisse volontairement aller à sa destination naturelle, sans calcul ni stratégie. Les pertes de contrôle, les accidents, rendent les œuvres intéressantes. C’est vrai en photo, en peinture, en musique, dans l’écriture et dans l’architecture (cf question suivante)… Il faut ménager une place aux erreurs, sans pour autant se livrer à l’inabordable. Une question d’équilibre, comme dirait l’ami Francis. Pour la petite histoire, j’avais proposé une autre quatrième à la Grande maison, mais j’ai cru comprendre qu’elle était trop cryptique à leur goût. Ils ont préféré un résumé plus consensuel, plus factuel, en un mot plus vendeur : je pense qu’ils ont eu raison. On verra bien.

 

6-Quelle est l’idée à l’origine de cette, de ces intrigues? La genèse de ce roman ?

La genèse d’Empire va peut-être décevoir, car elle est assez prosaïque. J’avais un traitement (sorte de plan détaillé) d’une soixantaine de pages qui tournait dans les boîtes de production audiovisuelle. Les producteurs / productrices, toujours très gentils, se refilaient le bébé sans trop savoir quoi en faire, et je les comprends. Tandis que la cigale (c’est moi!) commençait à crier famine, Gallimard a eu l’amabilité de me proposer une avance sur synopsis, je leur ai donc soumis ce dossier, et j’ai commencé à « faire des phrases » ; c’est mon côté balzacien… Les intrigues se sont liées, les niveaux de lecture enchevêtrés, superposés jusqu’à former ce que vous avez lu. Stéfanie Délestré, la nouvelle patronne de la Série Noire, avec qui j’avais déjà eu la chance de travailler aux éditions Baleine a eu l’esprit assez ouvert non seulement pour accepter le texte, mais pour l’apprécier. Une femme de goût ! Nous avons peaufiné deux ou trois détails – presque rien en vérité -, et la machine était lancée.

 

7-Dans “ Pur” vous envisagiez la ville de demain pour les nantis. Peut-on parler d’un lien avec ce nouveau roman  dans l’évocation que vous faites de projets de ville, pour les autres, les consommateurs de base à qui il s’agit d’offrir tout le confort, toutes les facilités pour pouvoir acheter de la junk food et des produits culturels nazes mais très rémunérateurs? Etes-vous un passionné d’urbanisme ?

L’architecture n’est-elle pas le premier art de la classification ? La façon dont l’homme conçoit son mode d’existence grégaire est proprement fascinante. Par certains aspects, on pourrait parler d’enfer volontaire, par d’autres d’utopie incarnée. À mon sens, Pur ne racontait pas la ville de demain (même si des éléments d’anticipation apparaissaient çà et là), mais celle d’aujourd’hui, sous le prisme du cloisonnement et des phénomènes de ghettoïsation / gentrification. Après Pur, je m’étais également rendu coupable d’une novelette pour le journal Le Monde, qui suivait le parcours de deux membres du SAC dans le Montpellier des années 80, à l’époque des grandes restructurations urbaines dirigées par l’architecte Bofill, artisan de l’un des premiers centres d’habitations commerciales. On ne divulguera pas grand-chose d’Empire si on dit que l’histoire se déroule pour la majeure partie en 1983. La ville idéale qui est décrite dans le jeu de rôle éponyme interroge d’une part le modèle urbain du lotissement importé par Levitt et d’autre part celui du centre commercial par Gruen. Dans le monde réel, ces modèles unifiés régissent l’existence humaine au même titre que le sexe et le travail. Ils exercent sur la vieille Europe, encore polarisé entre la ville et la campagne, une attraction assez retorse. Sur notre sol, de monstrueux projets de type Europacity, à Gonesse, risquent de pousser cette vision dans de terribles retranchements. Mais il suffit de lire Au bonheur des dames, par exemple, pour voir combien les aspirations humaines ont peu évolué avec le temps.

 

8-Dans “Empire”, vous faites aussi une radioscopie très réussie d’un village en crise au début des années 80 et, au fil de certains détails, de certaines références, vous rappellerez à beaucoup une époque, une autre France que vous montrez très noire alors qu’elle semblait néanmoins moins terrible qu’aujourd’hui. Avez-vous rameuté vos souvenirs d’enfance, aviez-vous envie de vous remémorer votre jeunesse?

Vous êtes perspicace. Les villages des années 80 n’étaient pas encore ripolinés comme aujourd’hui, ils ne concouraient pas au Village préféré des Français, de Stéphane Bern. Ces localité étaient très pauvres, parfois arriérées… Personne ne voulait y emménager. J’ai effectivement rameuté certains souvenirs, mais souvent ceux des autres car je suis un enfant de la ville, un gosse des cités. J’ai grandi dans ce qu’on appelle de nos jours un « quartier sensible ».  Mon installation en région rurale est venue bien après, vers vingt-cinq, trente ans. Aujourd’hui, beaucoup de citadins épuisés par le rythme de vie urbain pensent y trouver le charme apaisant de l’authenticité, mais cela ne correspond à aucune réalité. C’est un fantasme, qu’ils recréent en construisant des lotissements à l’extérieur des hameaux et en ouvrant des magasins de souvenirs. En tout cas, je ne nie pas l’aspect nostalgique d’Empire, même s’il n’est pas idéalisé. Si cela parle au lecteur, tant mieux. Quoi qu’il en soit, la France d’antan n’était pas « moins terrible » que celle d’aujourd’hui, c’est chose acquise dans mon esprit. Elle était simplement différente.

 

9-Un des éléments clés de votre histoire est bien sûr ce jeu “Empire des chimères” qui agira de bien désastreuse manière sur des ados et qui se veut être un produit d’appel pour l’usine à rêves d’un grand industrie des loisirs. S’il s’avère qu’un jeu de rôle est particulièrement néfaste pour des ados pas trop bien dans leur peau, qu’en est-il des conséquences sur ces mêmes jeunes fragiles de l’excès de jeux vidéos?

Je ne sais pas. Il est sans doute encore trop tôt pour le dire, sans compter qu’aux jeux vidéos, il faut ajouter les écrans de toutes sortes, en particulier les portables. Comme pour la question précédente, il me semble qu’on assiste à une mutation de la société. Ni pire ni meilleure que la précédente, mais indéniablement autre. Il paraît clair, en tout cas, que la nouvelle génération n’aborde plus l’information comme ses aînés, les écrans, par leur mode de fonctionnement vertical (en opposition au mode horizontal de la lecture traditionnelle) modifient en profondeur la cognition. J’ai un fils lycéen féru de jeux vidéos, mais aussi de mangas, de séries… Dans les années 80, au cœur de ma cité, nous étions un petit groupe de ce que l’on pourrait appeler des « proto-geek » : des jeunes fans de jeux de rôles, de cinéma gore, de bande-dessinées déviantes… Je ne compte plus le nombre de fois où les adultes nous ont mis en garde contre ces abus. Don Quichotte lui-même ne s’est-il pas laissé étourdir par trop de « romans de chevalerie » ? Pour le reste, un individu en situation de faiblesse constitue toujours une proie facile pour une industrie en quête de profit. Et il sera toujours plus réceptif aux effets néfastes d’une substance, d’une tendance, d’une technologie. Pourtant, l’environnement vidéoludique n’est ni bon ni mauvais. Il n’est que d’écouter un concepteur comme David Cage (Heavy rain, Two souls, Detroit…) pour se rendre compte des immenses potentialités créatrices – et parfois émancipatrices comme l’ont été les JdR pour une autre génération – du jeu vidéo.

 

10-Pourquoi avoir montré le traumatisme post conflit, vingt ans après, des appelés envoyés combattre en Algérie par le biais du personnage de Jérôme ?

Là, on touche à des choses plus intimes. Je viens pour partie d’une famille de pieds-noirs, et pour partie d’une famille métropolitaine dont les aïeux ont servi sous les drapeaux pendant la guerre d’Algérie. Mon enfance a été bercée, si je puis dire, par des récits africains contradictoires, dont certains laissaient transparaître d’amères cicatrices. Au niveau de la dramaturgie, le personnage de Jérôme devait entretenir une brisure forte pour exprimer la douleur fondamentale qu’il porte en lui, le scepticisme vis-à-vis de la Patrie, la part d’ombre de l’homme qui se révèle en temps de conflit. Ce traumatisme alimente la différence qui le constitue ; elle le coupe de ses semblables et le rapproche, paradoxalement, de certains protagonistes importants dans l’intrique. Empire est peut-être un roman de parias, finalement.

 

11-Vos romans sont précis, chirurgicaux, glaciaux et souvent très perturbants, celui-ci ne fait pas exception et là, néanmoins, vous nous avez offert un personnage qui tranche par son optimisme alors que la vie ne lui a pas particulièrement souri. Le Antoine Chainas littérateur ne peut-il souffler que le grand froid ?

Petit à petit, les héros que je mets en scène ne deviennent pas moins pessimistes, mais plus humains, plus banals, en quelque sorte. Alors, certes, l’action, l’enjeu dramatique peut s’avérer moins spectaculaire, mais cette démarche consciente vers une forme de lumière me semble nécessaire. Dans Pur, le capitaine Durantal nourrissait déjà une empathie importante. Cette empathie se trouve accentuée dans Empire. D’abord parce qu’avec l’âge, ma vision de l’existence évolue, ensuite parce que j’ai le sentiment d’avoir exprimé ce que je désirais dans mes premiers romans, au niveau de la frontalité « glaciale et perturbante » (cf première question).

 

12-Devant la densité de votre propos dans “Empire des chimères”, il serait illusoire de croire pouvoir embrasser tous les sujets lors d’un entretien et d’ailleurs certains ne peuvent être abordés sans spoiler. Néanmoins, il me semble nécessaire de vous donner carte blanche si vous désirez parler de votre roman plus librement et je vous y invite ici.

Je ne sais pas vraiment quoi dire, je ne suis pas très bon vendeur. Lisez-le. Si vous aimez les« ruraux noirs quantiques vintages », cet ouvrage est pour vous. Plus sérieusement, je crois qu’Empire s’adressera à tous les lecteurs curieux et ouverts d’esprit. Les autres passeront leur chemin et c’est très bien comme ça.

 

13-Quels sont les romans qui vous ont séduit dernièrement?

Depuis pas mal de temps, je partage mes lectures entre les manuscrits anglo-saxons pour différents éditeurs et la littérature du XIXème pour mes loisirs ; quand j’en ai. Je serais donc bien en peine de vous donner un titre récent publié en France. En 2017, il y a eu Bruce Bégout, avec « On ne dormira jamais » (éditions Allia), qui m’a comme d’habitude fait
forte impression. Exofictions, chez Actes Sud, a publié un Tony Burgess – « La contre-nature des choses » ; entreprise assez rare et audacieuse pour être signalée. Ah oui, il y a aussi une novella de Lucius Shepard qui paraît le 30 août aux éditions du Bélial. C’est traduit par l’excellent Jean-Daniel Brèque et ça s’appelle « Les attracteurs de Rose Street ». On n’est jamais déçu ni par Shepard ni par Brèque…

14-A Nyctalopes, on aime bien aussi la musique et j’ai apprécié retrouver au fil des pages The Cure, Siouxie and the Banshees, quel morceau collerait parfaitement à votre roman?

Ha ! ha ! voilà un (mini) secret du prosateur : il ment souvent. Je n’ai jamais écouté Cure ou Siouxie… C’était un de mes amis très pointu dans ces années-là qui était fan de rock gothique. Vous voulez un morceau qui colle au roman ? Prenez O Solitude, d’Henri Purcell, si possible par Alfred Deller. D’accord, ce n’est pas très rock’n’roll, mais la musique baroque irait bien à Empire, je trouve.

Entretien réalisé en plusieurs temps par mail en août 2018.

Wollanup.

 

4 Comments

  1. Guillome

    Jamais encore lu Antoine Chainas, mais après un tel entretien, j’ai l’eau à la bouche !

    • clete

      Tant mieux, c’est l’effet voulu.

  2. Dwarfy29

    Merci pour cet entretien ! J’attendais personnellement des nouvelles de Mr Chainas depuis fort longtemps. Je vais bien entendu m’atteler à « Empire des chimères » très très prochainement…

    • clete

      … Et c’est une excellente décision !

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