Chroniques noires et partisanes

Étiquette : Editions Le Gospel

ENTRETIEN John Darnielle pour LA MAISON DU DIABLE / Le Gospel.

Bien connu comme tête pensante du projet musical The Mountain Goats formé en 1991 et avec lequel il officie en solo ou entouré de musiciens, incontournable groupe de la scène indie folk qui s’est d’abord fait connaître par nombre d’enregistrements très lo-fi avant de prendre le chemin des studios, l’américain John Darnielle a largement plus d’une corde à son arc et il n’a pas fini de nous surprendre. C’est en 2008 qu’il publie son premier livre Black Sabbath: Master of Reality, pour revenir ensuite en 2014 avec Le loup dans le camion blanc (en 2015, en France, chez Calmann-Levy) et en 2017 avec Universal harvester. Il publie en 2022 La Maison du diable, qui arrivera chez nous en 2024 grâce à la maison d’édition Le Gospel, un ambitieux et fascinant roman qui a tout pour devenir culte. C’est à cette occasion que John Darnielle a accepté de répondre à mes questions, pour un résultat passionnant, à l’image de son dernier livre.

J’ai lu que l’idée du roman a émergé quand vous avez entendu parler de la « la doctrine du château ». Est-ce que vous pouvez nous expliquer ce qu’est la « la doctrine du château » et en quoi elle a influencé votre livre ?

Oui – la « doctrine du château » est une loi très ancienne, comme le dit Gage dans le livre ; la plupart des pays n’en ont plus l’utilité. Elle trouve son origine dans l’idée que toute personne s’introduisant dans un château peut s’attendre à être tuée par le roi ou par les gardes du roi – et nous savons que c’est vrai pour les rois, n’est-ce pas, c’est leur château, ils font ce qu’ils veulent. La « doctrine du château » stipule que dans votre propre maison, vous êtes le roi – votre maison est votre château, et dès que quelqu’un met le pied dans ses murs, vous pouvez agir pour défendre le château comme vous l’entendez. Comme je l’ai dit, il s’agit d’une ancienne et obscure loi. Mais aux États-Unis, elle a été utilisée récemment par le dangereux et insensé lobby des armes à feu : les personnes qui veulent tirer sur quiconque entre sur leur pelouse ont invoqué la doctrine du château pour se défendre. Soyons clairs : il s’agit d’un monstrueux abus d’une loi obsolète. Chaque fois que vous en entendez parler, c’est parce qu’une terrible personne a tiré sur quelqu’un qui frappait à sa porte pour demander de l’aide. Mais j’ai également pensé aux personnes qui squattent une propriété abandonnée – ne pourraient-elles pas également invoquer la doctrine du château s’ils attaquaient, par exemple, la police ou toute personne essayant d’usurper leur domaine ? C’est ainsi que j’ai pensé aux personnages de Monster XXX comme à des chevaliers gardant leur château. 

Comment est venue l’idée du magasin porno ? Cette maison aurait pu être tout et n’importe quoi d’autre qu’un magasin porno.

C’est la réponse la plus élémentaire, mais le magasin a été inspiré par deux bâtiments situés à Durham, en Caroline du Nord, où j’habite. Le premier était un magasin de pornographie qui n’a fonctionné que pendant une très courte période, sur une petite parcelle de terrain près d’une ancienne usine de bonneterie (voir photo ci-dessous). Le bureau où j’ai commencé à écrire le livre se trouvait dans l’ancienne usine ; lorsque j’y suis arrivé, le magasin de pornographie avait disparu depuis longtemps, tout comme le bâtiment qui l’avait abrité – tout l’ensemble de bâtiments a été rasé, il n’y a plus que de l’herbe aujourd’hui. J’ai pensé à la quasi-invisibilité de cet endroit – quelqu’un l’a ouvert une fois, quelqu’un y a travaillé, et ainsi de suite – une vie invisible. Puis, juste en bas de ma rue, il y a un bâtiment qui est resté vide depuis que j’habite ici, c’est-à-dire depuis 27 ans. Il s’appelait autrefois « Durham News and Video » – c’était un kiosque à journaux, puis il a vendu de la pornographie, mais tout cela, c’était avant que je n’arrive ici. C’est un beau bâtiment ancien dont l’entrée est surplombée d’une enseigne aujourd’hui vide. Lui aussi a eu une certaine vie, mais cette vie n’est pas enregistrée. Ces bâtiments de ma ville m’ont donc fait réfléchir à la vie intérieure des lieux, des bâtiments. 


Le livre est vendu comme un livre d’horreur alors qu’il n’en est pas un, ou alors pas du tout au sens premier du terme. J’ai pu lire que ça a perturbé quelques lecteurs. Est-ce une volonté de prendre le lecteur par surprise ? Si oui, pourquoi ?

Je ne suis pas d’accord sur ce point : quel est le sens originel du mot ? Le Dracula de Stoker ? Le Frankenstein de Wollstonecraft-Shelley ? Il ne s’agit pas non plus d’horreur au sens où nous l’entendons aujourd’hui – il s’agit simplement de fiction, mais avec des éléments horrifiques. La Maison du diable a été nominé pour un Edgar, qui récompense les romans policiers ici, et j’ai aimé cela, parce que je pense que c’est le genre avec lequel il partage plus d’espace que l’horreur. Mais je n’ai pas non plus conçu le marketing moi-même, ce n’est pas vraiment mon côté des choses – je dis « oui » ou « non » à la couverture dans la plupart des cas. 

Avec ses différentes parties (le livre a un découpage particulier en sept parties), ses différents narrateurs et points de vue, le livre est dense. Comment l’avez-vous construit ? Aviez-vous un plan clair dès le début ?

Le seul plan que j’avais dès le départ était que je voulais qu’il y ait sept parties, de manière à ce que ce soit un miroir construit par personne – de sorte que les parties I et VII soient à la première personne, les parties II et VI à la deuxième personne, les parties III et V à la troisième personne, et que la partie centrale soit quelque chose d’en quelque sorte à part. Cette structure précédait même l’intrigue ou l’idée – l’architecture du livre était son motif initial. Après cela, j’ai commencé à écrire ; c’est comme improviser en musique ; je tape juste un peu, dans la peau du personnage ici puisque j’ai commencé à la première personne, et je vois où cela mène, et au fur et à mesure que j’écris dans la peau du personnage, des idées émergent. J’ai eu l’idée d’un auteur de true crime dont l’argument de vente était qu’il s’installait dans les propriétés où les crimes avaient eu lieu, puis j’ai réfléchi à la manière dont fonctionne le true crime, à ce que c’est… et j’ai alors écrit beaucoup, beaucoup de choses. Plusieurs intrigues ont été effacées et repensées, sur quelques centaines de pages – à un moment donné, il y avait une intrigue policière dans la partie V, toute une enquête sur les crimes. Mais comme j’avais l’architecture du livre, c’était un plaisir de continuer à reconstruire jusqu’à ce que j’obtienne la forme qui me plaisait. 

Dans votre livre, il y a cette improbable connexion avec la légende arthurienne. Comment est-ce arrivé là ?

À cause de la doctrine des châteaux, j’ai commencé à m’interroger sur les châteaux, sur leur origine (la réponse est « France » ; les gens avaient l’habitude de se disputer à ce sujet, mais les archives historiques sont assez claires sur le fait que le château anglais est une importation normande) et sur l’idée que nous nous en faisons – et sur Le Roman du roi Arthur et de ses chevaliers de la Table ronde de Thomas Malory, sur le fait que le monde qu’il décrit n’est pas du tout historiquement possible – c’est un mythe. Mais quand nous pensons au roi Arthur dans son château, nous voyons quelque chose que nous imaginons comme analogue à quelque chose de réel ; mais s’il y a eu quelqu’un sur qui Arthur a été modelé, il n’a pas pu avoir de château, parce que, encore une fois, il n’y a pas eu de châteaux en Angleterre jusqu’à l’invasion normande. J’ai donc réfléchi au fait que le château est une idée et que les personnes qui s’y trouvent sont également des idées – des visions, des rêves. 

Gage Chandler, personnage principal du livre, est un écrivain de « true crime ». Pourquoi le choix du « true crime » ? En lisant votre livre, on peut croire que vous avez plus d’arguments contre que pour ce genre littéraire. Mais peut-être est-ce juste une fausse impression.

Je pense qu’il s’agit d’un genre intrinsèquement racoleur, je ne crois pas qu’il y ait de moyen de contourner cela. Un écrivain trouve une histoire dans laquelle des gens ont souffert et la raconte pour écrire un livre – il est extrêmement rare qu’un livre de true crime fasse plus que divertir, mais ce divertissement naît d’une terrible souffrance humaine. Pour moi, le true crime était la meilleure chose à faire pour cette histoire parce que le livre traite, en fin de compte, du fossé entre les mythes et les histoires et les expériences humaines sur lesquelles ces mythes et ces histoires sont fondés. Il aurait également pu être historien, ce qui aurait également fonctionné – mais les auteurs de true crime sont si explicitement des conteurs d’histoires que c’est ce qui semble le mieux convenir à cette histoire.  

En lisant La Maison du diable, j’ai immédiatement pensé à l’affaire des West Memphis Tree qui fut très médiatisée. Est-ce que l’affaire des West Memphis Tree fut une inspiration ?

Je ne pense pas avoir beaucoup pensé à cette affaire, mais je la connais – j’ai vu le documentaire il y a des années, bien sûr.   

Dans le livre, on comprend bien que la période de l’adolescence est centrale et cruciale dans la vie d’un être humain. Elle peut nous construire, nous abimer ou purement et simplement nous détruire. Puisque l’adolescence à le pouvoir de déterminer ce que l’on devient, d’une certaine façon, on demeure tous, à des degrés divers, piégés dans cette période de notre vie. Est-ce que l’on peut dire que l’adolescence est l’encre avec laquelle nous écrivons notre vie d’adulte ?

Je trouve cette question très intéressante – en général et dans ma propre vie – bien qu’il faille se rappeler que les « adolescents » de La Maison du diable ne sont pas vraiment des adolescents ; il s’agit là aussi d’un mythe. J’ai aujourd’hui 57 ans et si je pense que je discute pas mal avec mon moi adolescent, je pense aussi que mon moi adolescent était une sorte d’idiot. Mais les expériences que nous vivons lorsque nous sommes jeunes nous marquent, et nous fondons nos décisions futures sur les leçons que nous avons tirées des expériences que nous avons vécues au cours de ces années. Nos “nous” jeunes sont toujours sur la banquette arrière, essayant de nous donner des indications. Je ne pense pas que ces indications soient toujours bonnes, devrais-je dire. Mais nous les entendons quand même. 

Je ne sais pas si vous êtes un amateur de Stephen King, mais la première référence à laquelle j’ai pensé en lisant votre roman, c’est Stephen King. Pas nécessairement dans l’écriture ou dans l’histoire, plus dans cette atmosphère, très pré-internet. Ce truc d’une époque que l’on apprécie instantanément retrouver, dans un livre ou dans un film de Stephen King, qu’il soit d’ailleurs bon ou mauvais. Est-ce que l’on peut effectivement voir ici un lien avec Stephen King ?

Et bien, comment un écrivain pourrait-il dire « non » à une telle comparaison – c’est un maître – je ne peux pas prétendre être à son niveau, mais je pense que lui et moi essayons de situer nos livres dans un monde reconnaissable. Mes personnages ont un travail, ils paient un loyer, etc. Ils ont des préoccupations humaines normales, comme les siens. Même lorsqu’il s’agit de quelque chose de très surnaturel comme Salem, la ville semble réelle, les gens se parlent avec des voix reconnaissables. C’est une sorte d’éthique commune entre King et moi, je pense. Je pense qu’il est sous-estimé par la critique parce qu’il est populaire, mais c’est un très bon romancier. 

Il y a beaucoup de strates de lecture possibles dans ce livre. On peut y comprendre beaucoup de choses, à tort ou à raison. Quelle est la principale chose que vous avez voulu exprimer avec ce livre ?

Comme je l’ai déjà dit, je n’écris pas avec un programme en tête – j’écris pour savoir ce que je pense. Toutefois, à la fin du livre, je pense que ce que j’avais surtout à dire, c’est qu’un artiste doit être conscient de l’humanité – cela peut paraître très gonflé et arrogant de dire cela, je n’aime pas me considérer comme essayant de dire ce que les gens doivent ou ne doivent pas faire. Mais si le livre a un message, c’est que lorsque nous racontons des histoires sur des personnes, nous devons nous rappeler que nous parlons de personnes qui ont une vie, qui travaillent et souffrent comme nous. Les gens ne sont pas des « personnages », ce sont des personnes. 

Il est question ici du devoir moral de l’écrivain, que ce soit vis-à-vis de ses protagonistes ou de son lectorat, notamment dans le « true crime ». Face à ce devoir, où vous situez-vous en tant qu’écrivain ?

Je considère que mon premier devoir est de divertir – je pense que c’est une vocation, je pense que les livres doivent être un plaisir à lire. Mais mon propre devoir moral en tant qu’écrivain est, comme je l’ai dit, de raconter des histoires dans lesquelles les gens sont vus tels qu’ils sont, c’est-à-dire comme des personnes qui souvent ne comprennent pas leurs propres motivations, comme des personnes qui commettent de grosses erreurs ayant un coût humain réel, comme des personnes qui finissent par comprendre le poids de leurs choix. Si cela a un poids moral, alors peut-être qu’un lecteur pourra trouver une perspective sur ses propres choix – mais ma première mission est toujours de divertir, de créer un monde reconnaissable dans lequel le lecteur aimera passer son temps. 

C’est une lecture qui se mérite. Le livre n’est pas des plus évidents à lire. Il demande au lecteur d’être pleinement investi dans sa lecture. Est-ce une volonté de votre part, quitte à en perdre quelques-uns en chemin, plutôt que d’en faire simplement un spectateur passif ?
Oui – quand je dis que je veux divertir, j’ai en quelque sorte un public qui s’auto limite – parce que j’aime travailler quand je lis. Connaissez-vous Zone de Mathias Énard ? C’est un livre raconté en une seule phrase (à l’exception d’un chapitre, qui est tiré d’un livre que le narrateur est en train de lire), et qui traverse toute l’histoire de l’humanité – c’est une lecture très difficile ; et un plaisir immense, une fois que vous y êtes entré, c’est singulier. Je retire davantage d’un livre si je dois m’y investir davantage, et j’écris des livres en gardant ce genre de dynamique à l’esprit.

Ce livre est tellement singulier et personnel que je ne peux m’empêcher de poser cette question qu’il m’arrive de poser à d’autres, quelle est la part de John Darnielle dans ce livre ?

Question difficile – « en partie », je suppose ? – c’est à Jana et à Diana Crane que je m’identifie le plus fortement. Lorsque Jana met Gage en accusation dans la dernière partie de la sixième partie, je ressens sa douleur et je m’y identifie. Mais c’est peut-être simplement parce que nous sommes tous les deux parents. Bien sûr, la dernière partie est racontée par John Darnielle, qui prétend rendre visite à son vieil ami Gage. Je pense que ce qui est le plus personnel dans ce livre, c’est le sens du lieu – j’ai situé le livre dans des endroits où j’ai vécu quand j’étais enfant. Je trouve que lorsque j’écris sur ces lieux, un sentiment personnel se dégage de l’histoire. 

Tout le monde dans ce livre se raconte des histoires. Entre les adolescents à l’imagination débordante qui créent leurs propres histoires, les gens qui se créent leur propre histoire basée sur des ouï-dire, l’écrivain qui écrit sa propre version d’une histoire, le besoin et l’appétit pour les histoires semble sans fin, qu’elles soient vraies ou fausses. Si en tant qu’écrivain on se met vraiment à réfléchir à cela, notamment au fait que la vérité importe au final peu tant que l’histoire est bonne et bien racontée, et qu’en plus la fiction a le pouvoir de façonner la réalité, comment écrire et rester sain d’esprit ?

Une autre excellente question. Je pense que lorsque nous écrivons, nous comprenons que nous projetons une narration sur chaque aspect de notre réalité – la célèbre phrase de Joan Didion, bien sûr, « nous nous racontons des histoires pour vivre » – il existe de nombreuses écoles de philosophie et de pratiques spirituelles qui cherchent à remettre en question ce besoin, à trouver un maintenant qui se situe en dehors, au-dessus ou au-delà de notre désir d’un début, d’un milieu et d’une fin. En fait, le début et la fin sont tous deux une fiction, une construction, n’est-ce pas ? Il y a toujours quelque chose d’autre avant et quelque chose d’autre après, le « début » et la « fin » sont soit arbitraires, soit au moins provisoires. Mais l’écriture fait le contraire de nous rendre fous – elle nous permet de continuer à poser ces repères que sont le début, le milieu et la fin, et d’attribuer un sens aux choses qui s’y trouvent. En ce sens, je pense que l’écriture est plus ou moins une reproduction du processus visant à devenir une personne à part entière, c’est une façon de naviguer dans une compréhension de soi. 

Quel est pour vous le secret d’une bonne histoire ?

Je pense qu’une bonne histoire a besoin d’un lieu où elle se déroule – d’une certaine manière, je pense que les détails du lieu sont à l’origine des personnages et des événements. Mais ce n’est que ma préférence – l’un des miracles de la narration est qu’il y a tellement de façons de le faire que dès que je dis « une histoire a besoin d’un lieu », je me demande s’il y a des livres où aucun sens du lieu n’est prioritaire – mais en même temps, je pense que le lieu est primordial, c’est vrai. Les gens résident quelque part, ils partent et reviennent ou partent et ne reviennent pas, ils gravitent autour des lieux, ils s’en approchent ou les évitent. En tout cas, pour moi, une fois que j’ai vu « la pièce où cela s’est passé », pour reprendre l’expression d’Hamilton, l’histoire émerge de là. 

Si vous étiez un auteur de « true crime », est-ce qu’il y aurait quand même un crime qui vous obsède peut-être assez pour vouloir écrire dessus ?

En général, je ne supporte pas de lire les détails des types de crimes qui inspirent les livres de true crime – lorsque j’étais un jeune gothique, je dévorais tous ces détails, bien sûr, et à un moment donné, j’ai changé en tant que personne. La plupart des crimes authentiques concernent le meurtre, n’est-ce pas ? Pas la fraude, qui m’intéresse vraiment, le mal causé par des personnes prédatrices qui escroquent d’autres personnes (comme dans les systèmes pyramidaux). Cela dit, lorsque j’étais enfant, j’étais très curieux au sujet de Jack l’Éventreur, parce qu’il n’a jamais été arrêté et parce qu’il existe de nombreuses théories à son sujet. Je pense que dans le monde des « histoires de criminels », il y a un moment que j’explorerais longuement si j’y pensais, et c’est le suicide de Slobodan Praljak à La Haye – c’était un criminel de guerre, il a bu du cyanure sur le banc des accusés lorsque sa sentence a été confirmée. Il me semble monstrueux d’écrire la biographie d’un criminel de guerre plutôt que celle de ses victimes, mais ce moment – un vieil homme qui boit du cyanure lorsqu’on lui demande de rendre compte de ses crimes, des crimes d’un poids historique immense – il y a quelque chose de profond là-dedans. 

Est-ce qu’il y a un livre de true crime qui vous a marqué ? Pour ma part, le dernier en date qui m’a marqué, c’est American Predator de Maureen Callahan. C’est fascinant de savoir ainsi écrire sur quelque chose de bien réel mais à la manière d’un roman complètement captivant.

Oui, Monkey on a Stick de Lindsey Gruson et John Hubner, qui raconte comment les Hare Krishna ont traversé une période d’activités criminelles après la mort de leur fondateur, Prahbhupada. J’ai toujours été fasciné par les cultes – et j’ai d’ailleurs traversé une période de ma vie où j’étais membre d’ISKCON (Association internationale pour la conscience de Krishna), l’organisation de Prabhupada – je psalmodiais avec des perles, j’offrais ma cuisine aux divinités avant de la manger. Mais j’ai lu Monkey avant tout cela, et je pense que c’est en partie grâce à cela que j’ai compris le fossé qui existe entre une histoire sur quelque chose et sa réalité plus vaste dans le monde. 

Est-ce que votre travail au sein de The Mountain Goats a influencé d’une manière ou d’une autre votre travail en tant qu’écrivain ?

Je ne sais pas vraiment – l’écriture de chansons est très différente de l’écriture de romans. Je pense cependant qu’il est bon de savoir comment fonctionne la musique pour écrire des romans – les notions de rythme, de crescendo et de structure, de ton, de forme et d’accent. L’écriture est intrinsèquement musicale, et je pense que la gamme d’effets dont je dispose en tant qu’écrivain doit quelque chose au fait que j’écris aussi de la musique. 

En tant que musicien, vous avez pu jouer avec Jandek. Quand on parle de la création d’un mythe, de légendes urbaines, dans la musique, il est difficile de ne pas penser à Jandek qui a une sacrée aura et qui fut longtemps un grand mystère. Comment vous êtes-vous retrouvé à jouer avec Jandek et comment était-ce ? 

J’avais écrit quelque chose sur lui – ou je l’avais mentionné sur scène – et la personne qui organisait le concert m’a contacté pour me demander si j’étais intéressé. Le jour du concert, nous avons eu une sorte de balance qui a duré environ une heure, au cours de laquelle il a sorti les paroles des morceaux que nous allions jouer et a décrit le type d’effet qu’il souhaitait obtenir. Mais c’était entièrement improvisé – il avait amené un batteur qui commençait à jouer quelque chose, Jandek jouait, et Anne Gomez et moi-même improvisions nos parties. Je jouais sur un Nord, qui n’est pas un clavier que j’aime vraiment, et d’un moment à l’autre, cela pouvait sembler incroyable ou inutile – j’aime la musique improvisée mais je ne peux pas vraiment être considéré comme un improvisateur, donc c’était un terrain inexploré pour moi. Il y a eu des moments de réelle transcendance, et je pense que c’est ce qu’il recherche – c’était un effort commun pour créer quelque chose de nouveau – c’est ça la magie. 

Avez-vous un nouveau livre en cours ?

Oui, je travaille toujours sur quelque chose. Mais je ne parle pas de la substance de ce que j’écris pendant que je l’écris. L’écriture requiert de l’intimité, lorsque les gens bloguent en direct leurs romans, cela me semble tellement… agressif, l’écriture a besoin d’être seule pour trouver sa voix.  

Est-ce qu’il y a des écrivains français que vous appréciez ?

Oh oui – pas mal – Énard que j’ai mentionné plus tôt ; j’ai lu presque tout ce qui est disponible en anglais de Volodine et de ses divers hétéronymes (Manula Draeger, Lutz Bassman), je pense qu’il est complètement incroyable, je suis censé écrire un long article sur lui – c’est une honte qu’il ne soit pas plus connu dans le monde anglophone, j’estime vraiment son œuvre comme faisant partie de ce qui existe de mieux; Je viens de lire deux livres de Marie Ndiaye après en avoir lu un l’année dernière, elle est remarquable ; j’ai deux livres de Pierre Michon sur ma liste « à lire en 2025 », on m’a dit qu’il était génial ; j’ai lu un livre de Nathalie Leger l’année dernière et j’espère en lire d’autres. La littérature traduite est ma plus grande passion en tant que lecteur, au moins la moitié de ce que je lis est traduit – du français, du turc (Sevgi Soysal – je parraine une traduction de son œuvre pour Archipelago), de l’arabe, de partout dans le monde. 

Au vu des résultats des dernières présidentielles, comment percevez-vous ce qui vous attend dans les années à venir aux Etats-Unis ?

C’est terrible. Il s’agit d’une marée montante de fascisme, ne vous y trompez pas. Nous n’avons pas de gauche organisée ni de sens collectif de l’histoire. Je suis d’avis que les États-Unis devraient être isolés par la communauté internationale, mais c’est bien sûr une attente irréaliste. Je n’ai pas de solutions. Mon pays se comporte mal, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, et son peuple ne s’y est pas opposé. C’est une honte. 

Avez-vous lu ou écouté quoi que ce soit récemment que vous jugez légitime de nous recommander ? 

Je suis vorace, je lis et j’écoute tout le temps – les écrivains français susmentionnés, Volodine Ndiaye et Énard, semblent être les personnes à lire – en ce moment, je lis Strange and Perfect Account from the Permafrost de Donald Niedekker, c’est traduit du néerlandais et c’est vraiment merveilleux – j’ai ce conflit, en ce sens que je pense que les Américains qui romancent l’Europe sont fatigants, mais en même temps, la littérature européenne se fixe des objectifs tellement plus élevés que la littérature américaine à l’heure actuelle. Un livre européen peut transcender les genres, brouiller les frontières entre la fiction et la non-fiction, être à la fois ludique et sérieux… Les livres américains semblent commencer par un plan marketing, comme si la personnalité publique de l’auteur était plus importante que le texte. Je suis très attaché au texte, vous savez ? Je pense que c’est la raison pour laquelle Volodine est mon personnage numéro un en ce moment : il n’y a pas d’Antoine Volodine ! C’est juste un personnage dans la fiction plus large d’« Antoine Volodine » – c’est merveilleux ! 

Entretien réalisé par mail, entre décembre 2024 et février 2025. Merci à Adrien Durand, pour son travail avec les éditions Le Gospel et pour avoir permis à cet entretien d’avoir lieu.

Brother Jo.

LA MAISON DU DIABLE de John Darnielle / Le Gospel.

Devil House

Traduction: Janique Jouin-de Laurens

Gage Chandler est un descendant des rois. C’est ce que sa mère lui a toujours raconté, durant une enfance tranquille dans une petite ville californienne. Devenu auteur à succès de récits de true crimes, il reçoit une nouvelle proposition de son éditeur, un sujet taillé pour lui. En 1986, dans la petite ville de Milpitas, des adolescents désœuvrés ont massacré deux personnes dans une ancienne boutique porno transformée en refuge par leurs soins. Si ce crime d’apparence rituelle est intervenu en pleine fièvre satanique, il est pourtant passé sous le radar médiatique et, étrangement, resté impuni. Les personnalités de ces jeunes en rupture, amateurs de comics, de cinéma d’horreur et de rock’n roll touchent l’écrivain qui achète la maison où a eu lieu le meurtre, désormais transformée en habitation banale. Alors qu’il commence son enquête et son immersion dans cette énigme policière, l’histoire qu’il espérait écrire se complexifie et il se heurte peu à peu à sa responsabilité d’auteur exploitant la violence du monde réel et à ses obsessions de créateur.

En tant qu’écrivain, le nom de John Darnielle ne vous dit probablement rien. Mais peut-être le connaissez-vous sous son autre casquette, celle de chanteur, multi-instrumentiste et leader du groupe américain The Mountain Goats. A ce jour, on lui doit trois romans qui ont eu une belle reconnaissance aux Etats-Unis. Le premier, Le loup dans le camion blanc, est sorti en 2015 chez Calmann-Levy, son deuxième n’est toujours pas arrivé jusqu’à chez nous, et son troisième, La Maison du diable, vient de paraître chez Le Gospel. Une superbe couverture et un titre un brin racoleur lui confèrent d’emblée une aura qui ne passe pas inaperçue. Mais soyez prévenus, ce roman n’est pas ce que l’on vous vend, et peut-être pas ce que vous lirez non plus. Comprendra qui s’y plongera…

Emballé, je le fus dès les premières pages. J’avais l’impression de tenir un page-turner qui allait me porter d’une traite jusqu’à sa fin. Je me disais encore naïvement que j’allais plonger dans les affres d’un crime sous couvert d’une simple enquête menée par un écrivain. Mais chez Le Gospel, une fois de plus, il faut être prêt à se laisser surprendre. John Darnielle nous embarque là où il veut, pas du tout là où vous espériez ou imaginiez aller, et ce d’une main de maître. 

La Maison du diable ne nous effraie pas, comme on pouvait le supposer, mais il nous envoûte. Découpé en plusieurs parties, ce sont autant de points de vue et de narrateurs qui nous conduisent dans une labyrinthique exploration fictionnelle du true crime, ici façon West Memphis Three, et de son lectorat. Le true crime, je le rappelle, ce sont ces livres documentaires qui reviennent sur des crimes et leurs perpétrateurs et qui connaissent un certain succès. John Darnielle, au travers de Gage Chandler, questionne un genre littéraire, son sensationnalisme, ses conséquences, le poids de la vérité, l’éthique des auteurs concernés, notre relation à ces faits divers souvent sordides, et cela tout en proposant une réflexion sur le récit et sa construction. Mais ce n’est pas tout ! D’autres questions posées ici sont: pourquoi faisons-nous ce que nous faisons et quelle est l’importance de l’adolescence dans notre construction et nos trajectoires de vie ? Vous cherchiez une lecture stimulante pour votre cerveau ? Vous l’avez trouvé !

Pour arriver à ses fins, John Darnielle prend des chemins sinueux avec plusieurs histoires en une et plusieurs strates de lecture. Il mélange passages du travail en cours de Gage Chandler, extraits d’un précédent livre de Chandler (La sorcière blanche), lettre d’une mère dont le fils est au coeur de La sorcière blanche, références régulières à un film sur un autre crime qui a eu lieu à Milpitas quelques années avant celui dont il est initialement question ici, ainsi qu’une partie plus étonnante encore mais que je vais vous laisser découvrir. Alors oui, on s’y perd un peu, jusqu’au très adroit final qui rassemble toutes les pièces de ce puzzle narratif. 

Ce roman de John Darnielle n’est rien de moins qu’une ambitieuse et passionnante métafiction. Une œuvre d’art minutieuse et une expérience littéraire unique en son genre qui ne peut que devenir culte. Puissant !

Brother Jo.


NUL CREPUSCULE N’EST TROP PUISSANT de Dwyer Murphy / Le Gospel.

An Honest Living

Traduction: Alex Ratcharge

Épuisé par la firme gigantesque qui l’emploie, un avocat démissionne et tente de survivre dans un New York crépusculaire au début des années 2000. Un jour, frappe à sa porte Anna Reddick, une jeune femme qui lui demande de mettre la main sur une collection de livres rares subtilisée par son ancien mari. Il accepte cet argent facile et retrouve la trace du fautif. Quelques jours plus tard, une autre femme se présente à sa porte. Il s’agit de la véritable Anna Reddick qui lui annonce la mort de son mari et le charge de découvrir la vérité. Aidé par un poète vénézuélien, l’avocat se lance dans une enquête dont les seuls indices sont les livres collectionnés par le défunt.

La maison d’édition Le Gospel continue son bout de chemin dans le milieu de l’édition et se forge petit à petit son identité avec ses publications singulières. Nul crépuscule n’est trop puissant est le premier roman de Dwyer Murphy, ex-avocat, à être publié. La couverture est superbe, le titre fort et poétique, et les références citées (Paul Auster, Better call Saul, The long goodbye de Robert Altman) alléchantes. Mais vous savez ce que l’on dit, on ne juge pas un livre à sa couverture… 

Tenter de s’étendre sur l’intrigue écrite ici par Dwyer Murphy est un peu vain. Ce que le synopsis nous dit et un peu tout ce qu’il y a en dire, dans le sens où, il n’y a pas vraiment d’intrigue. Ou plus exactement, l’intrigue ne semble pas du tout centrale. On peut supposer que c’est un choix, même si certain(e)s pourraient y voir là une maladresse. 

Ecrit à la première personne, le roman de Dwyer Murphy, sous couvert d’une pseudo enquête de notre narrateur qui tente, sans grande conviction, de faire la lumière sur une potentielle histoire de fraude fiscale impliquant des livres, ainsi qu’un mort qui ne l’est peut-être pas, et une possible romance entre lui et la femme qui l’embauche, nous plonge avant tout dans une atmosphère. Cette atmosphère c’est le New York (plus spécifiquement Brooklyn) du milieu des années 2000, donc juste après le 11 septembre et avant l’émergence des smartphones et de la multiplication des accès à internet, en plein été et en pleine gentrification. On y déambule et on y rencontre toutes sortes de personnages, souvent désenchantés mais assez hauts en couleurs, dont pas mal ne semblent avoir aucun but, notre narrateur y compris. Pour être franc, notre personnage principal n’a rien d’attachant, manque de substance pour vraiment exister, et son apathie le définit plus que sa volonté. J’irai même jusqu’à dire que toute la galerie de personnages secondaires qui s’offre à nous sont plus concrets que lui. 

Pour le style, c’est écrit. C’est même très écrit. On est dans l’exercice de style référencé et poétique. Quelque chose d’assez beau, d’assez immersif, mais qui peut également agacer. On peut trouver ça un peu pompeux. Aussi, ça paraît écrit sans véritables émotions. C’est assez froid et distant. Mais tout cela contribue à l’atmosphère particulière du livre. On peut y être sensible et se laisser porter, bien que l’on ne sache jamais si l’on va vraiment quelque part, ou y être totalement hermétique. Ceux qui cherchent l’action seront fatalement déçus. Pour citer le narrateur à propos du film Chinatown : « C’était mieux que dans mes souvenirs, plus calme, avec un éclairage intéressant, et une intrigue où il ne semblait pas se passer grand-chose. » Cette remarque peut tout aussi bien s’appliquer à notre roman. Même lui mettre l’étiquette « roman noir » me semble difficile. On n’est pas dans le noir franchement dur comme on en lit souvent aujourd’hui, et on n’est pas non plus dans le noir à l’ancienne, bien que la quatrième de couverture nous laisse entendre que ce serait un hommage aux classiques du genre. Paraitrait même qu’il réinvente le genre. 

Je ne pense pas que Dwyer Murphy réinvente quoi que ce soit avec Nul crépuscule n’est trop puissant mais l’approche est particulière. Le roman étant difficilement catégorisable, il risque en revanche d’en frustrer ou d’en irriter plus d’un(e). Il est, à mon sens, un peu tout ce que l’on ne s’attend pas à ce qu’il soit. Plutôt que du roman noir, serait-il plus juste de dire que nous avons affaire à du noir atmosphérique ? Honnêtement, je ne sais que répondre. Mais il a un certain charme et la plume ne laisse pas indifférent. Un livre qui illustre parfaitement, une fois de plus, la devise de la maison d’édition Le Gospel : « Nos livres ne sont pas pour tout le monde. »

Brother Jo.

UNE CRÉATURE DE DOULEUR d’Ella Baxter / Le Gospel.

New Animal

Traduction: Adrien Durand

« Amelia Aurelia est une jeune maquilleuse funéraire accro aux applications de rencontres et aux rencontres d’un soir. Quand sa mère décède soudainement, la cellule familiale explose en même temps que l’entreprise de pompes funèbres qu’elle dirige et qui emploie sa fille. Incapable d’affronter son deuil, Amelia quitte la paradisiaque côte australienne pour retrouver son père, artiste raté parti s’installer dans la Tasmanie rurale, région sauvage et isolée. Sur place, déçue par ses retrouvailles avec son géniteur, Amelia se reconnecte sur une appli de rencontre et découvre par hasard une façon étonnante d’affronter son deuil : le milieu BDSM local. « 

C’est six années qu’il aura fallu à l’australienne Ella Baxter pour écrire Une créature de douleur, son premier roman, qui connaît un succès exponentiel depuis sa publication initiale. Un livre qui n’a probablement pas encore terminé de faire parler de lui. En France, c’est chez Le Gospel que celui-ci sort, l’une des maisons d’édition les plus enthousiasmantes du moment. 

Comment vivre un deuil ? Est-ce qu’il y a de bonnes ou de mauvaises façons de vivre un deuil ? Un deuil est-il une expérience solitaire ou collective ? Quel est le temps du deuil ? Toutes ces questions sont inhérentes à ce à quoi nous confronte Ella Baxter, c’est à dire la perte soudaine d’un être cher.  Une créature de douleur n’est pas une réponse à ces questions mais une exploration très contemporaine de son sujet. 

Notre héroïne, Amelia Aurelia, a un boulot assez singulier pour une jeune femme de 26 ans. Pour l’entreprise funéraire familiale, elle maquille les morts pour leur apporter un dernier souffle de vie. Un travail qu’elle exécute avec une certaine passion et beaucoup de minutie. Mais Amelia ne sait pas vraiment comment se connecter aux vivants. Pourtant pas bien loin du nid familial, elle vit dans un bungalow à côté de la maison de ses parents, elle n’en reste pas moins une personnalité en marge. Elle enchaine les relations sexuelles d’un soir. Elle consomme les corps pour se sentir exister. Mais point d’attachement. Juste le moment. Du sexe façon « love me Tinder ». Il y a aussi ce suicide assez récent qui l’atteint plus qu’elle ne veut bien le dire. Et puis la mort complètement imprévue de sa mère, une simple chute, va la faire basculer dans une intense période de doute et  de douleur. Direction la Tasmanie avec sa nature exotique, pour y retrouver son père, le génétique cette fois, plutôt que d’affronter l’enterrement de sa mère. Là-bas, une rencontre la mènera dans un milieu qu’elle ne connaît pas et qui la poussera dans certains de ses retranchements les plus obscurs.

Si la teneur du sujet annonce le couleur – noire – le roman d’Ella Baxter n’est pas sans lumière. Néanmoins, il a de quoi diviser. Entre les comportements très « génération millénial » de notre protagoniste, que certain(e)s jugeront peut-être un poil immatures, ou une vision du milieu BDSM qui, si j’en crois ce que j’ai lu, n’est pas du goût de toutes et tous, on a là un roman qui n’est peut-être pas pour tout le monde. Mais n’est-ce pas justement le crédo de notre maison d’édition ? Quoi qu’il en soit, ce que l’on pourrait reprocher à son livre n’est, en fait, que très humain. 

La comparaison avec Six Feet Under, la célèbre et tant aimée série d’Alan Ball, est une évidence. La famille, le milieu, l’atmosphère, il y a bien des connexions à faire. Je pense que cette référence peut déjà suffire à vous donner envie de lire le livre. Je me suis d’ailleurs dit qu’il ferait une excellente série et apparemment le projet est en cours. A cela s’ajoute un ton cynique, un humour noir qui fait mouche. Très facile à lire, il reste à voir si certaines images qu’il gravera dans votre esprit, ne vous rebuteront pas. 

Une créature de douleur est un premier roman prometteur. Un traitement un peu atypique d’un sujet universel. Quand bien même la mort est de toutes les pages, la vie est au bout du tunnel. Ella Baxter vient de se faire un nom dans la littérature anglo-saxonne et son deuxième livre est d’ores et déjà dans les tuyaux. Lisez celui-ci d’abord car vous le verrez bientôt sur les écrans.

Brother Jo.

RENTRE CHEZ TOI, RICKY! de Gene Kwak / Le Gospel

GO HOME, RICKY!

Traduction : Alice Butterlin

Élevé par une mère hippie célibataire et légèrement toquée, Ricky a trouvé depuis l’enfance des figures paternelles de substitution dans les superstars du catch. Devenu lutteur à son tour, il partage son temps entre la ligue amateur et un travail de concierge dans un lycée.

Un soir de match, il se brise le cou et devient la risée du milieu suite à la diffusion virale d’une vidéo antipatriotique. Cloué au lit, sans le sou, il apprend que sa petite amie de longue date a avorté sans lui en parler. Fatigué de se gaver de malbouffe et de séries télé, il entreprend alors avec sa mère un road trip à la recherche de son père biologique, un Natif américain disparu peu après sa naissance.

C’est chez Le Gospel, la encore toute jeune maison d’édition que j’avais déjà évoquée cette année avec la sortie de l’immanquable Ce qui vit la nuit de Grace Krilanovich, que vient de sortir Rentre chez toi, Ricky !, le tout premier roman de l’américain d’origine coréenne Gene Kwak. Une nouvelle publication qui confirme que l’on a là une maison d’édition originale et définitivement à suivre.

La loose. On aime la loose, non ? Je veux dire, dans nos histoires, nos films et j’en passe. Ces éternels perdant(e)s, auxquels on s’attache ou pas, qui nous font rire ou pleurer. Si comme moi vous avez une affection particulière pour la loose, Rentre chez toi, Ricky ! devrait être l’un de ces romans qui ne vous laissera pas indifférent, que ce soit un véritable coup de cœur ou pas, vous devriez y trouver votre compte.

Ah, Ricky. Notre personnage principal. Quelle tête à claques. Ce que l’on appellerait peut être un éternel ado. Un adulescent ? Tout du moins un jeune adulte qui a du mal à se mettre du plomb dans la tête alors même qu’il a du plomb dans l’aile. Toujours immature et parfois exaspérant. Attachant pour les uns et certainement insupportable pour les autres. Mais sous la plume de Gene Kwak, qui a une tendresse évidente pour lui et ses différents personnages, j’ai personnellement partagé cette tendresse. 

En parlant des autres personnages, il y a notamment la mère de Ricky, très libre et éveillée, particulièrement proche de son fils. Cette relation, Gene Kwak la construit très bien. On l’éprouve et on l’apprécie. Tout particulièrement quand les deux s’engagent dans un road trip en quête du père de Ricky, enfin, du probable père de Ricky… S’en suit une belle série de moments et de rencontres qui illustrent bien cette relation singulière.

Enfin, il y a Frankie, sa copine dont il va se séparer, bien maladroitement, mais pour laquelle il gardera des sentiments à toute épreuve, ou presque. C’est un peu niais comme relation. Et lui est un peu bête. Mais c’est touchant, disons les choses comme elles sont.

J’ai aussi beaucoup apprécié le jeune conseil tribal de l’école dans laquelle il travaille. Des natifs américains dont il se sent assez proche mais dont il n’est peut être pas si proche. Bon, je ne vais pas tous les citer non plus. Vous m’avez compris. Une belle galerie de personnages.

Ce récit initiatique et ce road trip à travers l’Amérique ont une saveur un peu particulière pour moi et plus spécifiquement ma génération, les trentenaires. Nombreuses sont les références « pop » très contemporaines, entre autres par le biais du catch, mais pas seulement. Ayant grandi avec toutes ces références, cela m’a donné l’impression de traverser l’Amérique que je connais et non pas celle fantasmée. C’est presque exotique tellement je n’ai pas l’habitude. On peut dire que Gene Kwak a plutôt bien cerné son époque. Plus encore pas les thématiques qu’il explore avec, par exemple, la quête d’identité, le racisme ou une certaine masculinité toxique. C’est assez bien pensé de sa part.

Vous l’aurez compris, ce premier roman de Gene Kwak est tout à fait appréciable. Il m’a un peu rappelé, toutes proportions gardées, le John Irving du Monde selon Garp. Il a aussi ses défauts. Peut être un peu expéditif par moments. Certaines choses auraient pu être plus développées. Et la fin est trop abrupte à mon goût. Mais cette lecture n’en est pas pour autant gâchée, de loin pas, vous pouvez me prendre au mot.

Rentre chez toi, Ricky ! est l’un de ces premiers romans que l’on est bien content d’avoir vu arriver jusqu’à nous car il annonce un auteur déjà affirmé mais encore capable de nous surprendre. Un plaisir de découvrir ce Gene Kwak. Une lecture franchement drôle et parfaitement agréable, donc recommandée. 

Brother Jo.

CE QUI VIT LA NUIT de Grace Krilanovich / Editions Le Gospel

The Orange Eats Creeps 

Traduction: Janique Jouin-de Laurens

Elle a 17 ans, sort à peine de l’adolescence et pourtant elle est déjà en rupture totale avec le monde qui l’entoure et la violente. Fuyant sa famille d’accueil, elle part à la recherche de Kim, une sœur adoptive adorée qui a pris la route un peu avant elle. En chemin, elle tombe sur une bande d’enfants perdus, junkies violents devenus vampires qui dérivent de concerts en hold-up, de parkings de supermarchés en gares routières. Sur les routes crasseuses de l’Oregon, cette riot grrrl d’un genre un peu particulier commence à entendre une voix, celle d’une pionnière morte de froid des siècles auparavant, qui se mêlent à celles de toutes les laissées-pour-compte de la société américaine.

Publié il y a déjà 13 ans aux Etats-Unis, Ce qui vit la nuit est le premier roman de Grace Krilanovich et son unique à ce jour. C’est également le premier roman publié par la maison d’édition Le Gospel qui fut d’abord un fanzine avec la musique comme fil rouge. Je vais être clair d’emblée, pour une première fois, Le Gospel a fait fort, très fort, en faisant le choix de publier ce livre qui n’est rien de moins qu’un incroyable OLNI (Objet littéraire non identifié).

Je pourrais tenter de vous pitcher l’histoire de Ce qui vit la nuit au-delà du résumé mais ce serait relativement vain. C’est l’un de ces rares livres qui nous fait reconsidérer ce qu’est supposé être un roman. L’histoire est-elle essentielle ? Est-elle même nécessaire ? Ici l’expérience littéraire dépasse l’histoire, elle la transcende même. Grace Krilanovich propose une autre littérature, totalement singulière, qui nous retourne le cerveau et les tripes avec. 

Instantanément, aux premières lignes du texte, le lecteur est emporté par un flux quasi continu, un tourbillon progressif, de mots. On se sent aspiré par un trou noir. L’héroïne est cramée et sa perception du monde est dingue. Elle embarque dans une errance, à la recherche d’une sœur adoptive peut-être réelle ou pas, qui l’amène à côtoyer de supposés vampires. Ces vampires n’ont rien des personnages romantiques dépeints par Anne Rice ou des esthètes sophistiqués de Jim Jarmusch dans Only lovers left alive. Ce sont des hobos, des punks, des junkies, tout aussi erratiques et allumés que notre adolescente en déroute. L’atmosphère, gothique et poisseuse, se colle à notre imaginaire telle du goudron dans des poumons. Sur quelques dizaines de pages notre compréhension de l’histoire n’est pas encore mis trop à mal. Il y a des repères, une logique, avant que l’auteure ne s’affranchisse définitivement d’une narration standard pour nous plonger dans une sorte d’état hypnagogique. Ce sont des images puissantes et troublantes qui s’enchainent, déployées dans une prose hallucinée, enveloppante et étrangement poétique.

Cette écriture si particulière, Grace Krilanovich n’a pas lésiné sur les expérimentations diverses pour y parvenir. Elle met notamment à l’œuvre la fameuse technique du cut-up développée par Brion Gysin et utilisée par William S. Burroughs. Elle déclare également avoir pratiqué des séances de voodoo, de divination ou de méditation Holosync pour se plonger dans une sorte de transe, ainsi que de s’être essayée à des exercices d’écriture issus de l’Ouvroir de littérature potentielle (Oulipo). Un exemple parmi d’autres de la beauté qui se dégage ainsi du texte : « Mes cheveux tournoyaient dans l’émulsion suprême de rêves plongés dans les ombres et le rêve s’est arrêté – les ombres se sont arrêtées – et le ciel a cessé d’exister. Et j’étais seule avec les viscères, seule avec l’évasion que j’avais dévorée dans la racine de la fleur ; je me suis crachée dans la mer. » L’effet est fascinant et complètement dingue.

Mettez Louis-Ferdinand Céline, Williams S. Burroughs, Charles Baudelaire, GG Allin et Charles Burns dans une pièce, filez leur un bon stock de buvards de LSD et psilocybes, demandez leur d’imaginer une histoire de vampires dans les décors de Twin Peaks (le Nord-Ouest Pacifique), et le résultat devrait se rapprocher de ce qu’a réalisé Grace Krilanovich avec Ce qui vit la nuit. Un roman fou, sale et obsédant. On a là un souffle de liberté salvateur qui explose les codes et délie l’imagination. Incontournable !

Brother Jo

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