Chroniques noires et partisanes

Étiquette : éditions inculte

HOYA BELLA de Anne Luthaud / Inculte

“Tes mesures sont fausses, tu ne sais pas faire un relevé.

Qu’y a t-il de pire comme sanction pour Mitka, géomètre par passion? Ça nous est tous arrivé, un peu de colère, on passe à autre chose et ça s’estompe. Pas Mitka, lui, a la rage au ventre, qu’il soit en Picardie, à Séville ou en Italie.

Devoir se venger est pour lui une occupation comme n’importe quelle autre, une occupation nécessaire et vitale. Il lui faut pour cela ruminer, ratiociner, calculer. La vengeance comme mode de vie.”

On passe « Hoya Bella » dans la tête de Mitka, et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il y règne une noirceur de charbon.
Il passe ses journées à mesurer, tracer, quadriller des rues, des places, mais aussi à échafauder des façons de tuer, évaluer des portes de sortie au cas où il tuerait, couperait une nouvelle tête de l’hydre qui lui tient les tripes. Les motifs de ces assassinats se situent dans sa mémoire. Régulièrement, les paragraphes nous font plonger dans les différents âges de sa vie, à la recherche de souvenirs pénibles qui le tourmentent, l’assaillent.

Dans ce catalogue de morts violentes, la préméditation est un passage obligatoire ; avec méthode et mesure, Mitka tue, ou pas, on ne sait pas toujours s’il est passé à l’acte, ou si c’est dans son cerveau que ça se passe, c’est bien la seule imprécision de ce livre. Anne Luthaud y est toujours très précise, ses phrases sont aussi aiguisées que les couteaux utilisés par Mitka.

Elle montre une forme de détachement, ne juge jamais, comme si elle posait un regard d’entomologiste sur les actes de Mitka, et de la poignée de personnages qui tournent autour de lui. 

“ Mitka traîne le long du Tibre, arpente la berge.

Et de trois. J’en ai eu trois. Toujours plus habile, toujours plus rapide. Celle du pont n’a rien vu venir. Un sourire en trop et hop ! L’hydre est efficace, bien nourrie.

Le dégoût viendra plus tard. Et avec lui l’épuisement.

Il lui reste cinq jours avant la fin.”

Je fais attention à ne rien dévoiler, « Hoya Bella » est court, serré, concentré. Anne Luthaud s’amuse à nous perdre, elle imbrique les histoires d’amour, de mort, les unes dans les autres. 


Au cours de ma lecture j’ai souvent pensé à Thomas de Quincey et à son « Assassinat considéré comme un des beaux-arts », et encore plus à l’anthologie d’Alfred Eibel et Françoise Montfort, « Les 500 façons d’éliminer son prochain ». Anne Luthaud pourrait y ajouter quelques notices à l’un comme à l’autre. 

NicoTag

Mitka se promène dans les rues de Séville, de Rome ou de Crépy en Valois, et il tue, parfois. On pourrait faire de son périple une « murder ballad ».

L’APPARENCE DU VIVANT de Charlotte Bourlard / Editions Inculte

Une jeune photographe fascinée par la mort est engagée pour prendre soin d’un couple de vieillards, les Martin, propriétaires d’un ancien funérarium. Une maison figée dans le temps, dans un quartier fantôme de Liège, soustraite aux regards par une rangée de tilleuls. Captivée par ce décor, la jeune femme s’installe à demeure. Entre elle et madame Martin naît une complicité tendre, sous la surveillance placide de monsieur Martin. Lors de leurs promenades au bord du canal, on leur donnerait le bon Dieu sans confession. Ce serait bien mal les connaître. 

Le malaise, ce sentiment d’intensité variable selon la sensibilité des un(e)s et des autres face à ce qui perturbe, dérange, peut ici saisir le lecteur rien qu’à la vue de la couverture du livre et à la lecture du résumé. Le malaise est un sentiment inconfortable et ambigu. Dire que l’on apprécie le malaise c’est risquer de passer pour un psychopathe, dire que l’on y est insensible, aussi. Une fois que vous débutez L’apparence du vivant, ce court premier roman de Charlotte Bourlard, vous comprenez que le malaise sera votre compagnon durant toute cette lecture.

Le monde, l’univers, dans lequel Charlotte Bourlard nous embarque est noir, avec quelques nuances de gris. Il est aussi désespéré et cruel. Il est au bord du gouffre. Agonisant. On n’a pas franchement envie d’y vivre. Mais il est aussi curieux, bizarre et étrange. Ses personnages sont tous gentiment déglingués ou carrément malsains. Ils vivent et meurent dans la marge. Ils se partagent, presque sur un pied d’égalité, toute la misère et la violence du monde. Comme le dit notre protagoniste principale : « Les hommes sont parfois cruels, mais ils ne sont pas les seuls. »

Chez les Martin, notre photographe va pouvoir laisser libre cours à son esprit tordu. Son goût prononcé pour le morbide, elle le partage avec madame Martin, la maîtresse de maison. Elles vont s’entraider pour réaliser toutes sortes de fantasmes malsains. Notre maîtresse de maison à un talent particulier, elle maîtrise l’art de la taxidermie. Un art dont elle enseigne tous les rudiments à notre photographe. Il n’est bien entendu pas question de se limiter aux animaux. Pour ce qui est des photos, tout commence avec l’envie de photographier des vieux, marqués par la vie, à poil. Là aussi, l’idée est poussée bien plus loin. Et la mort, dans tout ça ? Elle est partout et n’est en rien une limite, ni un tabou. De l’amour aussi, il y en a. Enfin, une vision assez particulière de l’amour. Une belle brochette de cinglés qui restent néanmoins des êtres humains.

Charlotte Bourlard aurait facilement pu tomber dans le romantico-gothique… et j’en passe. Mais il n’en est rien. La plume est sobre, sans envolées lyriques, et le propos est cru et froid. Elle n’est pas là pour nous vendre du rêve. Rien n’est enrobé. Pour un premier roman, c’est un bon départ. L’apparence du vivant est singulier et maîtrisé. Ça se lit aisément et son univers laisse des traces. Mais une question demeure à la lecture de ces pages : ce livre est-il l’œuvre d’un esprit franchement dérangé ou d’une personne tout à fait saine d’esprit ? On ne veut peut-être pas savoir, mais la question se pose.

Brother Jo.

SUICIDE de Mark SaFranko / Editions Inculte.

A la mort de 13ème note éditions en 2014, Mark Safranko a disparu des librairies françaises. On trouve encore quelques exemplaires des romans édités à l’époque sur le net mais quasiment au prix du Beluga. Ces quatre romans racontaient l’enfance et la jeunesse de Max Zajack, en fait SaFranko, fils d’immigré polonais tentant de faire son trou en Amérique. C’était dur, épique, parfois drôle pas loin de l’oeuvre de John Fante. SaFranko a d’ailleurs été ami avec son fils Dan Fante, écrivain lui-aussi, décédé et il y a quelques années.

Ce nouveau roman a été traduit dans le cadre d’une résidence littéraire à Nancy (ARIEL) où séjournait SaFranko l’automne dernier  et participant à de nombreux travaux autour de la littérature. Il s’agit d’une traduction collaborative réalisée sous la direction de Barbara Schmidt avec les étudiants de l’université de Lorraine et de classe préparatoire littéraire du Lycée Henri Poincaré de Nancy d’un roman éponyme sorti aux USA en 2014.

Et je ne peux cacher le bonheur qui est le mien de retrouver SaFranko, merci aux éditions Inculte d’avoir comblé ce manque.

“L’intrigue se déroule à Hoboken et New York, en 2002, et met en scène un inspecteur de police, Brian Vincenti, en pleine crise existentielle.Tiraillé entre son enquête sur la chute suspecte d’une jeune femme depuis l’un des immeubles d’un quartier gentrifié d’Hoboken et son impuissance à sauver son mariage, Vincenti navigue dans les rues d’Hoboken et de New York à la recherche, presque obsessionnelle, de réponses à ses questions dans un paysage urbain encore marqué par les récents attentats du 11 septembre 2001.”

Si l’humour permettait autrefois d’atténuer le ressenti des souffrances du jeune Max Zajack, ici, point de rédemption. On est dans le Noir, le sale, le désespéré, les vies ratées, les gens qui s’accrochent et ceux, plus nombreux qui flanchent et SaFranko vous raconte une histoire très moche entre quatre yeux, impossible de se défiler.

Commencé comme une enquête de routine pour un Brian Vincenti, bien mal marié, mal dans sa vie, mal dans sa tête, l’affaire, petit à petit, dans un faux petit rythme, va vite prendre le cerveau du flic, le hanter, le faire revenir à un période bien triste et sale de sa vie. SaFranko nous prend aux tripes, n’épargne rien du malheur à en crever de ces gens, les peignant dans leur réalité très ordinaire, pitoyable ou honteuse comme le faisait si bien Carver. Alors, ce n’est pas une lecture confortable, ce n’est pas du “feel good” mais quel talent pour magnifier l’horreur, le malheur ordinaire. On sort du bouquin un peu hagard, flingué, mais aussi heureux de retrouver enfin un tel grand auteur. Si vous partagez un peu nos choix… vous ne trouverez pas de polar équivalent à “Suicide” cette année.

Mortel !

Wollanup.


KING COUNTY SHERIFF de Mitch Cullin / Inculte.

Traduction: Yoco Lacour.

“Le shérif Branches parcourt les ruines de la maison de son enfance. Dans un long monologue intérieur, il passe en revue sa vie, ses erreurs, sonde sa conscience. En surface, Branches est un homme simple et droit, un époux aimant. Mais derrière l’homme de loi et sa foi dans les valeurs de l’Amérique redneck se cache un personnage complexe, habité par la violence et porté par ses pulsions meurtrières. Sa folie est froide et raisonnée, elle a la logique terrifiante des grandes paranoïas, une logique qui le conduit à avoir sa propre conception de la justice.”

Un flic très protecteur, un mari aimant, un beau-père attentionné, un ami des animaux, une icône municipale faisant de la prévention dans les écoles… et surtout un mec qui a sombré dans la folie.

Une novella d’une petite centaine de pages écrite en vers libres, une histoire de 30 minutes et un bouquin qui vous saute à la tronche dès les premières lignes, les premiers vers. Branches se raconte à un personnage que vous découvrirez bien assez tôt puisqu’il est la cause de la colère, de la haine froide du shériff dans un décor lunaire de l’Ouest du Texas. Branches exerce sa propre justice, juge, condamne et exécute la sentence car les justices de l’état et divine n’ont pas cours sur ses terres.

“Dieu n’a rien à voir

avec les express à deux voies

et les routes de campagne

sous ma juridiction.

Dieu n’a jamais mis les pieds au Texas,

que je sache…”

“Et si Dieu venait se précipiter

sur la ville,

je jetterais le bâtard en prison.

S’Il s’ avisait de mettre un pied dans ma cour,

je lui trouerais le bide…”

Alors, bien sûr on peut faire de « King County Sheriff », un nouveau portrait d’une Amérique cauchemardesque à l’image de « le démon dans ma peau » de Jim Thompson mais c’est avant tout et peut-être seulement qu’un terrible périple de quelques heures dans la vie d’un monstre.

Un choc, un chaos, un minimum de mots pour un maximum de maux… Epoustouflant.

Wollanup.


LONDON OVERGROUND de Iain Sinclair / Inculte Editions.

Traduit par Maxime Berrée.

 

On entre dans Londres par le vecteur, l’intermédiaire d’un réseau de lignes ferroviaires principalement en surface et ce sera le prétexte, ou le support, à des digressions subtiles et hétéroclites sur cette cité phare de l’île de St Georges.

« Après London Orbital, publié chez inculte en 2012 (Babel 2016), consacré à l’autoroute circulaire construite par Margaret Thatcher autour de Londres, le romancier britannique salué par Will Self, Alan Moore ou J. G. Ballard, revient pour un deuxième livre, London Overground.

Cette fois, Sinclair explore sans relâche une nouvelle ligne de métro ouverte en 2010 par le maire conservateur de Londres, Boris Johnson. La méthode Sinclair est implacable : cerner le réel et réduire la focale jusqu’ à ce que des formes nouvelles apparaissent. »

Écrivain et cinéaste, Iain Sinclair est né en 1943 à Cardiff.

Après des ­études littéraires au Trinity College de Dublin et de cinéma à Londres, il s’installe dans le quartier populaire de Hackney, dans l’Est londonien. Il s’attelle alors à l’écriture d’une œuvre multiforme pour dire un territoire, Londres.

Depuis trente ans, Sinclair arpente inlassablement la ville.

En marchant, il relève les métamorphoses – et les agressions subies – d’un paysage urbain, et établit des connexions invisibles. Proche de J.G. Ballard, il est l’un des romanciers anglais les plus reconnus de sa génération. Il est aussi l’adepte, l’un des chantres de ce que l’on appelle la psychogéographie. Tout d’abord revenons à cette notion qui est un néologisme et créé par l’internationale situationniste de Guy Debord. «  se proposerait l’étude des lois exactes, et des effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur les émotions et le comportement des individus.»

Derrière cette forme théoriquement pompeuse et peu parlante, l’auteur nous montre son étendue littéraire et poétique dans ce cadre pour le moins peu propice. Suivant la coulée de ce transport communautaire, il réussit par l’entremise d’emprunt de chemins de traverses, d’affluents de la voie matricielle, à captiver ma lecture. Il exploite et définit chaque lieu ou quartiers comme « l’excuse » à l’évocation de personnages, d’édiles de milieux bigarrés qui constituent, ou ont constitués, cette cité. Par sa plume fine et acérée il nous délivre une véritable prose paradoxale au contexte. De son œil écarquillé et alerte sur son monde, sur le vivant et les créations humaines.

 

« Personne ne peut observer le désespoir d’un autre plus d’un quart d’heure sans perdre patience. Ensuite, on s’invente un prétexte et on passe à autre chose. »

Cette « flânerie » discursive nous plonge dans des états multiples et de teintes variées et notre réflexion personnelle à cette lecture nous ouvre des voies, nous ouvre des champs des possibilités. De par son style on entrevoit pas de manière automatiquement naturelle qu’en filigrane la résultante de son étude reste bien que l’homo sapiens est façonné dans ces émotions et ces choix.

Triste et réel constat d’un diktat dénué d’humanisme !

« Il y a immobilier et illusion immobilière…Il leur dit de regarder comme c’est joli, un arbre, un arbuste, comme ça compense le bruit et la monstruosité du vieil immeuble qu’on abat pour en reconstruire un neuf. C’est tout le secret des entreprises, mon ami. Dites à l’ennemi que vous planterez quelques arbres » Don De Lillo

 

Mon choix d’habillage musical se porte sur un artiste protéiforme pour qui j’y ai ressenti des analogies par sa profondeur, sa complexité dans sa simplicité et les multiples à ouvrir à chaque écoute…

Chouchou.

Sortie le 25 août.

 

 

 

 

 

 

EASY MONEY de David Simon / Editions Inculte.

Traduction:Jérôme Schmidt

On replonge volontiers dans l’univers riche et prenant de la série culte The Wire (Sur Ecoute) pour suivre, en particulier, le parcours de Melvin Williams « Little Melvin ».

« Baltimore, 1985. La ville, déjà ravagée par la misère sociale et la corruption politique, est devenue la plaque tournante du commerce de l’ héroïne de la côte Est américaine. Dans les rues de Baltimore Ouest, un nom est sur toutes les lèvres : Melvin Williams, dit « Little Melvin ». son ombre dégingandée plane sur toute la ville, tandis que policiers et juges tentent à tout prix de coincer celui qui est soupçonné d’être le parrain de la ville et le plus gros importateur de poudre blanche de l’époque. Un jeune journalistique du Baltimore Sun, David Simon, passera plus de trois ans à interviewer Little Melvin, depuis sa cellule de prison ou après sa sortie. »

L’auteur, né en 1960, est un écrivain, journaliste et scénariste américain de séries télévisées. Il est le créateur de la série HBO The Wire, sur laquelle il est crédité en tant que producteur exécutif et scénariste principal pour les cinq saisons. En 2010, il a entamé une nouvelle série, Treme, et a signé en 2015 une fiction politique, Show me a hero.

Speedball, Brown sugar, Sister morphine, horse, Black Tar, nourrir le singe, chasser le dragon, autant de termes, d’expressions, du monde interlope et dispendieux que génère le trafic de la poudre blanche dans la périphérie de New York. Ce commerce génère alors son flot d’accointances policières, politiques, judiciaires au vu de la manne financière créée.

L’épicentre du court récit nous révèle un personnage au sang froid, doté d’une intelligence remarquable capable de la mise en place d’un système rôdé, partitionné, pyramidal, qui lui permettra de le diriger d’une main de maître malgré quelques « déboires » judiciaires édulcorés face aux actes implicites et imputables de son « commerce ».

On y retrouve, avec une délectation non feinte, des personnages de cette série refusant le dualisme, nomiste, dépeignant ce Baltimore symptomatique des politiques concourants à la déliquescence des quartiers, des laisser pour compte. Dans ce documentaire réaliste quasi littéraire, s’entrecroisent les acteurs de l’exploration de la vie urbaine sous un prisme quasi-littéraire.

Par ce document précieux et dense, Simon réussit à capter, à interpeller, appelle au questionnement sociétal et nous assène de nouveau une série de coup au corps ponctuée de jams, de crochets et d’uppercuts nous laissant pantois. Le noble art n’en est plus un quand il est pratiqué par des disciples sans foi ni loi.

Éclairant, violent sur plusieurs dimensions, essentiel dans son envergure d’investigation !

Chouchou.

N.B. : vous pourrez donc y retrouver pour les inconditionnels de la série les Barksdales, « proposition Joe », en filigrane « Bunk » Moreland (Wendell Price), les « D », « Stringer » Bell (Idriss Elba), « Prez » Pryzbylewski, et, pour la petite histoire, le personnage central de ce récit jouait le rôle du diacre dans l’adaptation télévisuelle.

 

 

 

 

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