Chroniques noires et partisanes

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LA MAISON AUX NEUF SERRURES de Philip Gray / Sonatine.

The House with Nine Locks

Traduction : Élodie Leplat

«Le mort avait été évacué. La seule chose encore vivante dans le squelette carbonisé de l’entrepôt était un chat tigré aux yeux jaunes démoniaques.»

Roman étrange. Sensation de bric à brac : Des bribes de conte d’enfant, des bouts de roman à l’eau de rose, de bonnes pages de vrai polar bien noir…des fanfreluches rocambolesques, des machins élastiques mais finalement bien ficelés pour un ensemble, au bout du compte, cohérent…

Adélaïs a 11 ans au début de l’histoire, elle a une jambe déformée par la polio et un oncle énigmatique, Cornelis, en qui elle a confiance (c’est bien la seule !). Il va lui offrir un drôle de vélo qui se manœuvre à la force des bras. Au cours de ses périples, elle va sauver de la noyade Sébastien…C’est autour de lui que se jouera plus tard la romance, mais passons…

Les choses deviennent intéressantes (c’est dommage car on déjà lu un bon tiers du livre ! mais à partir de là, on ne va plus le lâcher) quand Adélaïs, qui a maintenant 20 ans, hérite de son oncle une maison mystérieuse à Gand.

« À Gand ? – À Patershol, exactement. »
« Patershol : un vieux quartier délabré sur une berge étroite de la Lys. Sa mère lui avait toujours recommandé de ne pas s’en approcher, surtout la nuit. »

Neuf clés, des verrous, des pièces sombres qui s’ouvrent les unes après les autres révélant des choses insolites, interdites.

Elle va en effet y trouver fournitures, machines et modes d’emploi (fort bien documentés) pour fabriquer des faux billets de 500 francs (belges). Avec son amie Saskia, et avec art, elle va s’en donner à cœur joie et, sans scrupules, trouvera rapidement comment accéder à la haute société (je veux dire celle du monde des jeux, des lustres clinquants et du champagne).

Le commandant De Smet, « comme une araignée pâle et exsangue qui, immobile dans un coin de sa toile, attendait le frémissement qui lui indiquerait le moment où frapper.» va poursuivre son travail minutieux, tendre ses fils entre ses punaises :

«Une grande carte de la Belgique recouvrait presque tout un mur. Il y avait désormais des punaises noires sur 153 lieux différents. Chacune correspondait à la découverte, au cours des quatre années qui venaient de s’écouler, de faux billets de 500 francs du genre de ceux qui avaient fait leur première apparition à Tournai. À chaque punaise était attachée une petite étiquette en papier qui portait un numéro de référence soigneusement noté par De Smet.»

Du mystère. Du suspens. Des révélations de secrets de famille. Des rebondissements…

Dans le premier roman de Philip Gray, Comme si nous étions des fantômes , Amy, une jeune femme intrépide, pas toujours très lucide, «faisant abstraction du raisonnable  » mais tenace, ressemble Adelaïs. Des femmes libres, en milieu de 20ème siècle, qui bravent l’autorité militaire des champs de bataille ou la société bien-pensante belge.
Ce second roman me semble plus mat que le précédent, plus brumeux. Mais ce sont peut-être les brumes de la Lys et de l’Escaut qui infligent au tableau cet univers sombre et chaotique comme ceux du peintre De Smet (Gand, 1877-1943)  homonyme de « notre » commandant pointilleux et vivant lui aussi « sur une berge étroite de la Lys » ???

Soaz.

ULTIMA d’Ingrid Astier / Série Noire Gallimard

«Et il se concentra.
200 mètres. Ce qui exigeait le tir parfait.
Il n’avait pas droit à l’erreur.
Il n’eut plus aucune pensée.
Que la concentration absolue sur la cible.
La course lente du doigt sur la détente.
La balle de l’Ultima qui part, qui tournoie.
Cette balle qui amorce sa trajectoire et fend l’air.
Cette balle faite pour défendre et protéger.»

Paris. Et en alternance :

– Athéna, Arès, Hadès…des surnoms choisis par de vieux ados …de 30 ans… qui fuient le monde qu’ils refusent. Ils ont même construit une cabane dans la forêt pour y repenser ce monde, lutter contre « les nouvelles formes d’hégémonie de la Big Tech » et…s’entraîner au tir…

-Rémi :

«Jusqu’aux longues heures derrière sa lunette à l’antigang, pour contrer des terroristes ou des forcenés, Rémi avait la protection dans le sang.
C’était un chien d’avalanche. L’humain en détresse, il s’épuiserait à le sauver
Rémi qui parle à son arme comme à un bébé, est rappelé, un soir de Noël enneigé, par TopazeN°1: son chef, despote et vicelard « au regard torve et à l’esprit tordu » pour assurer la protection de :

-Richard Schönberg. Un requin cynique qui compte, avec son fils Tristan, futur héritier de son empire, révolutionner le Vieux monde en investissant à tout-va dans l’IA. Il vient de recevoir des menaces de mort mais organise un réveillon d’enfer au musée des arts forains…

Les lecteurs fins limiers croient avoir déjà résolu l’énigme : un des vieux ados va vouloir tuer le milliardaire des médias que Rémi va (ou non) protéger ! Et ils ont tout faux !
Un député va être abattu par un sniper, et Rémi accusé du meurtre…l’histoire commence vraiment et la fin nous laissera pantois !

C’est le 4ème roman policier d’Ingrid Astier paru chez Gallimard (Série noire) après Quai des enfers (2010. Rémi travaillait alors à la Brigade Fluviale), Angle mort (2013), Haute voltige (2017). La vague, Roman noir, paru en 2019 (Equinox/Les Arènes).

Ultima est, comme les précédents livres, le résultat d’un important travail stylistique et documentaire. Le souci du détail est impressionnant mais, pour moi, à double tranchant : on peut vite saturer en lisant tous ces sigles des différents services de police, cette prolifération de mets sophistiqués, les longs descriptifs de fusils de précision haut de gamme et les performances des voitures de luxe…

D’une part, donc, ces groupes « d’hacktivistes » qui s’emploient à déstabiliser administrations et grandes entreprises, en saturant des sites internet, en divulguant des données, en prouvant « l’inanité de l’information instantanée. » D’autre part, ceux qui contrôlent les marchés numériques, se laissent fasciner (et donc asservir) par le bluff de « l’intelligence » artificielle et s’approprient les leviers politiques…

L’opposition est habilement argumentée et convaincante.

Et, comme un trait d’union entre ces deux mondes, le brigadier Yoann Guilloux expert en informatique qui tricote lui-même ses pulls en laine ! (« au graphisme contemporain », bien sûr!)

Un polar énergique dans lequel le lecteur oscille entre le bien, le mal, le réel, l’imaginaire, la haine, l’amour … avec toujours, en point de mire, son héros : Rémi, farouche et fidèle, humble et inébranlable.

Soaz.

LAPIAZ de Maryse Vuillermet / Le Rouergue Noir

Maryse Vuillermet a toujours été « hantée par la quasi-absence de représentation des « gens de peu » dans la littérature», nous précise l’éditeur (Les Editions du Rouergue). Dans son œuvre romanesque (une douzaine de romans, récits, biographies) elle donne la parole aux ouvriers transfrontaliers, aux migrants, aux paysans. Elle travaille dans la profondeur des êtres et des lieux.

Dans le roman Lapiaz, c’est un grand père, le père Satin, un paysan de soixante-dix ans en passe de céder sa ferme à son fils Bernard, qui raconte l’histoire.
Une histoire qui s’inspire d’une époque (1977) durant laquelle l’arrivée des « « ratraits » (terme local qui désigne une pièce rapportée, quelqu’un venu d’ailleurs)  a inquiété, troublé et bouleversé la vie » des habitants du Haut Jura.

Les « ratraits » sont ici Isabelle et Tony, « les hippies » qui s’installent avec enthousiasme dans une ferme d’estive, sur les Lapiaz… Le père Satin connaît tout du lieu : les cluses creusées dans la roche dans lesquelles tombent les veaux et d’où jaillissent les vipères, les crêts, les combes…

Il observe tout sous sa casquette, avec humour et bienveillance, et va vite sentir qu’Isabelle qui s’effarouche d’un rien, que Tony qui butine d’une occupation à une autre sans s’y tenir, vont subir l’érosion due au froid, à la neige, au manque d’argent, à l’indifférence, à la méfiance… 

« Ça va mal finir » pense-t-il sans cesse.

Il va aussi percevoir les changements chez Bernard, l’insatisfaction chez Arlette, la belle-fille, celle qui ramasse les vipères à plein seaux, la douleur de savoir Daniel (un autre fils) en prison qui ronge la femme.
La femme, la sienne, celle qu’il ne nomme jamais « s’étiole, se ratatine ».
… La femme… elle pourrait s’appeler Filumena, tant on est proche de l’univers du poète jurassien lui aussi : Joël Bastard. Une lumière commune, peut-être, dans leur écriture dense qui réinjecte la vie dans ce qui semble s’être figé.

« Cet été, il y a quelque chose qui tourne pas rond » dit-elle…

Le lecteur, aux aguets, ressent aussi cette menace qui plane sur la combe, mais ne va pas soupçonner sa provenance. Des hippies eux-mêmes ? De leur simple présence qui peut provoquer la résurgence de pulsions secrètes chez les habitants des lieux ?

«C’est comme l’eau. Ici, on est un pays d’eau et de calcaire. L’eau se faufile, cherche un chemin, creuse la roche, et ressort à des kilomètres. Longtemps après, elle revient à la surface.»

Ce n’est pas un roman de terroir, de ceux qui veulent nous faire découvrir une région et ses traditions. Il n’y a pas de nostalgie. Pas de « couleur locale ». On ne nous parle ni de racine ni d’authenticité…


C’est simplement le temps qui passe dans « cette faille du temps » avec les choses simples de la vie. Et la mort.


L’HOMME ASSIS AU CARREFOUR DE CHABOTTES de Frédéric Andrei / La Manufacture de livres

« Lundi 9 mai 2022, 14 h 32, service de soins intensifs de chirurgie, CHU de Grenoble Nord. Interrogatoire de M. Payan Loïc, 36 ans, électricien, technicien en remontées mécaniques, domicilié au lieu-dit Les Borels à La Bâtie-Neuve, Hautes-Alpes. »

« Dès la veille, Gutman avait deviné que le commandant était un con qu’elle allait devoir supporter sans broncher. Elle alluma le néon blanchâtre qui, dans un cliquetis, illumina la chambre vintage. »

Le livre est en entier construit sur un interrogatoire. Celui de Loïc Payan, appelé le Miraculé par le service hospitalier…C’est la jeune Chloé Gutman, gendarme adjointe volontaire, au « regard comme l’esprit, vif et effronté » stagiaire impertinente qui va donner le ton aux dialogues et va tenir tête aux différents gradés qui vont se succéder au cours de l’enquête…

Mais quelle enquête ? Tout a commencé en août 2018, lorsqu’à Megève, tout près du chantier sur lequel travaillait Loïc Payan « le corps d’une femme, une touriste, avait été retrouvé sous l’Aiguille Croche, dans une combe en contrebas d’un chemin de randonnée. Elle avait été assassinée la veille de plusieurs coups de couteau. »

Et Payan, retrouvant soudain tout son enthousiasme d’alors, déclare : « Le vendredi soir, en redescendant à la maison j’étais surexcité ! J’avais un crime sous la main, chez moi. Un crime à moi! »
« c’était mon macchabée à moi. Mon affaire à moi. »

Loïc Payan créera alors, en rentrant chez lui, un forum sur « Le crime de l’Aiguille Croche » et dès la fin du weekend il aura déjà trente-cinq sleuthers abonnés.

« Le sleuther est un cyberenquêteur. Un amateur qui mène une enquête criminelle sur Internet. Un solitaire. Le sleuther se choisit une affaire et fait une fixette dessus. Le sleuther a du temps, beaucoup de temps. le sleuther passe sa vie à visionner les vidéos, à s’abîmer les yeux sur des milliers de photos » 

Il veut être celui qui identifiera et trouvera le criminel avant ses adversaires!

Il va donc établir une théorie. SA théorie.

Le 7 septembre 2021, c’est au carrefour de Chabottes que Payan, intimidé par un rocher, bien ancré dans le réel, celui-là, et qui « ressemble à un mec assis  « le fixant dans les yeux », va faire le choix lui permettant enfin d’appliquer sa théorie…

La tension monte tout au long de l’interrogatoire. L’écriture est précise, incisive, rapide mais toujours émaillée de l’humour de la GAV (gendarme adjointe volontaire !). On atteindra les sommets lors d’une fin époustouflante.

Frédéric Andrei nous livre là un polar original, pétillant et brillant. Il est aussi acteur, réalisateur. Trois romans sont parus chez Albin Michel (Riches à en mourir  en 2014, Bad Land en 2016, L’histoire de la reine des putes, en 2020)

Au-delà de l’histoire, on explore un monde d’individus « ordinaires » qui vont développer au fil des pages, au fil du jeu qu’ils créent, un ego monumental .
A la fois dépendants des autres membres de leur communauté, perdant tout sens critique, gobant tout ce qui traîne sur le net, à la merci de chatbots, (Chabottes ?), dépossédés de leur conscience, accaparés par cette volonté de gagner, ils en viennent à mépriser leur propre existence, celle des autres, les précipitant dans la barbarie puisque ces détectives du net, loin d’être de simples joueurs, sont souvent considérablement armés…

Soaz

LA STATION de Jakub Szamalek / Métailié Noir.

Stacja

Traduction: Kamil Barbarski

«Ceci n’est pas un roman de science-fiction. » avertissait Jakub Szamalek au début de chacun de ses livres de la Trilogie du dark net (Tu sais qui, 2022, Datas sanglantes, 2023, Saturation totale, 2024)…Lorsque, sur la quatrième de couverture de La Station, on lit : « Après des décennies d’une trêve fragile, le conflit latent entre les États-Unis et la Russie a repris de plus belle, sans qu’une issue soit en vue… » on se dit qu’on va se retrouver à Kiev ou à Donetsk…et que ce ne sera pas non plus un roman de science-fiction …
En effet même s’il ne s’agit plus d’une navigation dans les abysses du net mais d’une propulsion sur la Station Spatiale Internationale à 400km d’altitude …on est très proche du réel.

La commandante Lucy Poplaski, spationaute américaine est « en charge des deux équipages, du russe (2 hommes) comme de l’américain (2 hommes et une «  touriste » milliardaire qui a payé son voyage),et de la mission de la station qui est ,officiellement , celle d’œuvrer pour le bien de l’humanité …mais qui se révèlera très vite comme une course vers le pouvoir et le profit menée par des êtres cyniques, cupides, arrogants et corrompus…(de Moscou ou de Washington !)

Et le départ justement, celui du cosmodrome de Baïkonour, comme celui du démarrage de l’intrigue sont un peu longs…Et on a le temps de se demander comment l’auteur va réussir à nous embarquer par ce thème qui semble tellement galvaudé…combien de films, de séries, de jeux vidéo ont pour sujet une station spatiale ?…( Jakub Szamalek est lui-même, entre autres, scénariste de jeux vidéo)

Mais après une éruption solaire, la concentration d’ammoniac va augmenter dangereusement dans le module…Pourquoi ?

« 8h47. Très bien, tout est à sa place.
9 h 34. Sur le mur en face du tapis roulant, un petit renfoncement apparaît. Et non loin de là, dans l’air, flotte un tournevis. » Pourquoi ?

Méfiance, suspicion, rivalité, désir de vengeance, sabotage, violence, espionnage, manipulation, trahison …l’atmosphère à bord de la station devient complètement toxique, au sens propre comme au figuré…Les enjeux politiques devenant primordiaux.

La maîtrise de cette intrigue vertigineuse est remarquable. Celle de la narration aussi. En lisant ceci, lorsque Lucy fera une sortie époustouflante dans l’espace :

« Lucy détacha l’un des mousquetons qui l’ancrait et accrocha la corde qui l’assurait à la boucle métallique suivante, de manière experte, clac, puis tira deux fois dessus, fort, pour vérifier que le loquet était bien fermé. Maintenant, et seulement maintenant, et pas un instant plus tôt, elle pouvait faire passer le deuxième mousqueton, en veillant bien à ce que les verrous soient tournés dans des directions opposées et que les cordes ne puissent pas s’accrocher à un rebord et ne s’emmêlent pas.« 

Cela semblait simple, mais dans la précipitation on pouvait l’oublier.» J’ai pensé que c’était (peut-être !) exactement la méthode d’écriture de Jakub Szamalek: ancrer, accrocher, tirer, vérifier, verrouiller, directions opposées…

Le récit est très bien documenté, avec un grand souci du détail sans être pesant …
En fin d’ouvrage il y a « un mot de l’auteur » :

« Malgré ma bonne volonté, mes efforts et l’aide de tiers, le texte peut contenir d’autres erreurs ou inexactitudes pour lesquelles je vous présente mes excuses. »

Vous êtes tout excusé Monsieur Szamalek !

L’INCIDENT D’HELSINKI de Anna Pitoniak / Série Noire / Gallimard

The Helsinki Affair

Traduction: Jean Esch

Rome. Konstantin Nikolaievich Semonov a très chaud devant la guérite de l’ambassade américaine. Il veut absolument transmettre une information essentielle : Le sénateur de l’Etat de New York, Bob Vogel, actuellement en voyage en Egypte va être assassiné. Semonov travaille à Moscou, à la Direction Générale du Renseignement…enfin…il y fabrique passeports et visas.

C’est Amanda Cole, adjointe du chef de poste de la CIA qui va devoir traiter l’affaire, puisque son chef s’y refuse…et que le sénateur va effectivement mourir au Caire !

La suite pourrait être un classique roman d’espionnage, KGB contre CIA. Guerre foide, trahisonsAgents doubles ou triples en relation avec « les mauvais génies de la tech », viralité, business et géopolitique, « oligarques piliers de vastes entreprises de corruption soutenues par le Kremlin », des taupes que l’on retourne…

Sauf que la mort du sénateur va révéler un mystérieux dossier : une sorte de combine, voire de complot qui met en lumière un nom : Charlie Cole. C’est un ancien agent clandestin, actuellement au placard à la CIA. Il a été impliqué, il y a une trentaine d’années, dans L’Incident d’Helsinki…C’est aussi le père d’Amanda !

Elle ignore tout du passé de son père et devra donc éclaircir cet Incident d’Helsinki pour comprendre la mort du sénateur. 

«Le choix était le suivant : compromettre son père ou se compromettre elle-même. Ne voyait-il donc pas que cette position était intenable ? Ou bien il en était conscient et il n’en avait rien à foutre ? Ou bien il en était conscient et il misait sur l’obéissance filiale ?»

Et c’est ce choix qui va donner de l’épaisseur à ce roman. Lui permettre de démarrer vraiment et de nous lancer dans des montages assez complexes auxquels sont habitués les amateurs de romans d’espionnage. Il y a du suspens et la fin est riche en rebondissements.

L’écriture ne m’a pas séduite, même si « le petit auvent vert » peut nous émouvoir, les « orchidées sémillantes » me semblent un brin artificielles, comme d’autres descriptions un peu guimauve…Peut-être est-ce pour adoucir, voire féminiser, ce milieu habituellement riche en brutes sans états d’âme. Il faut d’ailleurs remarquer que les femmes ont un rôle assez fort dans cette intrigue, ce qui n’est pas si fréquent.

C’est le quatrième roman d’Anna Pitoniak, mais le premier roman d’espionnage et le premier relevé par Nyctalopes. Elle vient du monde de l’édition.

La presse anglo-saxonne a désigné son roman comme le meilleur thriller de l’année. Et ces encouragements (même si on ne les partage pas totalement) vont, on pourrait le parier, induire d’autres pérégrinations d’Amanda Cole puisqu’elle « se passionne pour le chaos du monde. »

Soaz.

LES ETOILES ERRANTES de Tommy Orange. Terres d’Amérique / Albin Michel.

Wandering Stars

Traduction: Stéphane Rocques

«De l’intérieur du tipi, j’ai d’abord cru que c’était le tonnerre, ou un bison, puis j’ai vu la lueur violet et orangé de l’aube là où les balles avaient troué les parois de la tente. Dehors, tout le monde s’enfuyait ou tombait, fauché en pleine course. » Jude Star

Jude Star est l’ancêtre des Etoiles errantes. Survivant du massacre de Sand Creek. (1864).

Comme dans Ici n’est plus ici retenu en 2019, Tommy Orange propose un prologue efficace nous préparant à la lecture de ce magnifique roman. Son écriture dense et poétique (souvent humble aussi) va nous aider à surmonter le désespoir des personnages. Tommy Orange, on le rappelle, appartient à la tribu des Cheyennes du Sud de l’Oklahoma.

Jude Star (Bird, à l’origine) a douze ans et raconte sa fuite avec un autre adolescent, Bear Shield. C’est la première errance. Désolation, douleur.

«Tant de faim et de souffrance, mais à partir de ce moment-là est apparu quelque chose de nouveau. On frappait le tambour, on chantait, et il en sortait une espèce de beauté brutale.»

Les deux adolescents connaîtront tout de l’emprisonnement, de l’entraînement à « devenir des soldats, habillés comme ceux-là mêmes que nous avions vus décimer notre peuple », de l’humiliation à être offerts en spectacle, de la honte, de la violence.

Et Jude Star va avoir un fils : Charles Star : Nouvelle errance, famine, réclusion, déracinement, alcool, Laudanum, braquages… Et Charles va avoir une fille : Opal Viola Bear Shield…L’épopée se terminant en 2018 !

Là, on se dit qu’on est déjà perdu dans la généalogie et que d’ailleurs, on a déjà beaucoup lu autour de cette thématique dans de nombreux très beaux romans (Louise Erdrich, pour ne citer qu’elle)…

Mais ce qui fait, selon moi, la richesse du livre, c’est la manière dont Tommy Orange va tresser ces sept générations. Il nous propose une autre forme de pensée que la pensée stratigraphique ancrée dans nos sensibilités qui superpose les générations et les sédimente.

C’est Tim Ingold (Le Passé à venir. Repenser l’idée de génération, trad. Cyril Le Roy, Seuil, 2025) qui imagine, plutôt qu’un empilement, une corde que l’on fabriquerait en enroulant les générations, en les entortillant comme des brins d’herbe.

« La solidité de la corde vient de l’opposition entre les deux torsions, celle des torons devant être inverse à celle de leur enroulement. Le couple de torsion des torons, qui, laissés seuls, auraient tendance à se détendre, renforce la tension de leur enroulement qui, en retour, resserre les torons eux-mêmes. Ce sont ces forces opposées, associées à la friction sur leur longueur des brins d’herbe constituant les torons, qui permettent à la corde de ne pas s’effilocher et lui donnent sa capacité de résistance à la traction. » Et « en introduisant de nouveaux brins d’herbe dans l’enroulement, la corde elle-même peut se poursuivre indéfiniment »

Les vies humaines des Etoiles errantes sont ces brins d’herbe qui s’enroulent selon un rythme « qui naît du cycle des générations humaines.» Et Tommy Orange, en tressant cette histoire, aide peut-être à assurer une continuité, (ou « perdurance ») plus que jamais menacée…

« Mais survivre ne suffit pas. Traverser les épreuves ne faisait que renforcer nos capacités d’endurance. Le simple fait de durer, c’est bon pour une muraille, une forteresse, mais pas pour un être humain.» dira Opal Viola Victoria Bear Shield.

Soaz


LE FARDEAU DU PASSÉ de Michael Hjorth et Hans Rosenfeldt / Actes Noirs / Actes Sud

Skulden man bär

Traduction: Rémi Cassaigne

« Hjorth & Rosenfeldt frappent à nouveau avec ce dernier opus de leur série phénomène consacrée au profileur Sébastian Bergman. » (Actes Sud)

Michael Hjorth et Hans Rosenfeldt sont deux scénaristes et producteurs suédois qui connaissent quelques succès dans les « polars nordiques » !
Il s’agit en effet du 8ème tome de la série Dark secrets, qui, au début, (2011), devait être une trilogie…

Je les ai tous lus …mais Nyctalopes n’en a retenu aucun…d’où une certaine inquiétude de ma part, FORCÉMENT ! et l’impression de me faire l’avocate du diable…

Le diable étant … Sébastian Bergman lui-même !

Sébastien Bergman est un psychologue et profileur expérimenté et ancien policier. Dès que la police, et plus précisément, la police criminelle suédoise, s’embourbe, elle fait appel à lui.
Il est brillant et imbattable dans son domaine…
MAIS : antipathique, égocentrique, cavaleur, arrogant, cynique. Il se fait détester de tout le monde sauf…de certains lecteurs assidus qui sont les seuls à connaître ses failles.
Il est devenu au fil du temps un grand-père que la petite Amanda adore. (l’espoir d’amélioration est donc permis !)

Au cours des enquêtes on s’est attaché à Torkel, Vanja, Carlos, Billy…

Et Billy, parlons-en : le collègue, le policier exemplaire, l’ami… vient d’être arrêté : c’est un tueur en série : « Il a tué huit personnes. Parce qu’il le voulait. Parce qu’il y prenait du plaisir. »
Et cette découverte sidérante met l’avenir de la section de la police criminelle (avec, en plus, ses intrigues et ses luttes de pouvoir proches du pouvoir politique) dans une mauvaise posture pour affronter la nouvelle enquête : celle d’un meurtrier qui semble vouloir se venger de Sébastien Bergman, et lui lancer un défi .Mais se venger de quoi ?

«La femme dans le coffre de la voiture était la première. Combien en faudrait-il d’autres, cela dépendrait de son adversaire : était-il aussi malin qu’il le prétendait ?
Ce salaud arrogant. Sébastian Bergman.»

Contrairement à certains auteurs habitués aux longues séries, Hjorth et Rosenfeldt  n’entravent pas l’intrigue avec de nombreux ressassements. Les allusions aux histoires précédentes sont concises et s’inscrivent juste dans la compréhension ponctuelle des éléments de l’enquête.

Bien sûr, comme d’habitude, la vie personnelle de Bergman s’imbrique dans sa vie professionnelle :
Le lecteur est dans le secret depuis longtemps : Sébastien a perdu sa femme et sa petite fille de trois ans dans un Tsunami , en 2004, en Thaïlande.  Mais « que s’est-il réellement passé ce Noël-là, il y a presque vingt ans ? »

Vingt ans de deuil pendant lesquels Bergman s’est peut-être fabriqué de toutes pièces ce rôle de dinosaure autodestructeur et insupportable?…
Ce rôle qu’il a joué si longtemps lui permettra-t-il d’en endosser un nouveau si un évènement bouleversant surgit ? En est-il capable ?

L’écriture est nette, précise, sans fioritures, elle va direct à l’essentiel …

Dans Le fardeau du passé  il y a un savoir-faire indéniable qui maintient le suspens constant… Pas beaucoup de nuances, ni de sensibilité, ni peut-être de subtilité mais seulement du travail bien fait, bien agencé. Peut-être avons-nous là, le reflet d’un système implacable, technique et froid, celui de la police suédoise ou…d’ailleurs.

Soaz.


ZEM de Laurent Gaudé / Actes Sud.

ZEM de Laurent Gaudé / Actes Sud

Zem ? On le connaît !
Dans Chien 51, (Nyctalopes, octobre 2022), il était un « chien », ayant fui une Athènes en faillite, rachetée, comme grand nombre de pays, par le consortium GoldTex…Un policier désespéré errant dans une zone sordide de Magnapole…En le suivant dans cette «  zone du dehors »  nous nous étions même attendus, parfois, à croiser ces « furtifs » d’ Alain Damasio…


Alors, évidemment quand Zem sort en librairie ou quand on apprend qu’il va apparaître sur les écrans le 15 octobre prochain dans un film de Cédric Jimenez avec Gilles Lellouche, on éprouve à la fois du plaisir et de l’appréhension…Ce Zem là va-t-il être à la hauteur de notre attente ?

« La ville se prépare aux festivités de la cérémonie des Cinq Cents Jours. »
« Tout aurait dû se passer ainsi. Les docks qui travaillent. Les journalistes qui font tourner les caméras  pour pouvoir fournir aux informations des images du découpage des blocs jusqu’à plus soif… » Des blocs de glace qui arrivent du Groenland transformé en comptoir par GoldTex pour fournir « trois cent mille bouteilles d’une eau qui a connu les mammouths et l’ère glaciaire. Une eau d’avant la pollution humaine, pure comme l’éternité. »

« Mais soudain, un chariot porte-container surgit. Il déboule de la droite, dans le dos des journalistes, et roule vers le quai. Il va étrangement vite. » 

Il percute un bloc de glace, fait éclater un container qui laisse apparaître… « Cinq corps. Trois inconnus et deux « Rebuts.», se tenant les uns les autres et bourrés d’antidouleurs…

« Qui sont ces gens ? Et qu’est-ce qu’ils fuyaient ?»

 « Le surgissement du container au port est-il une mise en scène très bien réfléchie ? « 

C’est l’enquête que devront mener Zem, aujourd’hui garde du corps de Barsok chef de la Commission des Grands Travaux, et l’inspectrice Salia Malberg : « deux déracinés qui s’accrochent à leurs enquêtes pour ne pas se noyer. »

Par de discrètes allusions Laurent Gaudé nous rappelle habilement la trame essentielle du livre précédent.
L’intrigue policière est parfaite.
De courts paragraphes scandent sa progression.
« Inspirer, expirer » s’impose Salia à elle-même et le récit va suivre ce rythme haletant.

Mensonges, Cynisme, violence, barbarie, pillage des ressources, mépris, voire déni, du vivant chez ces nouveaux « maîtres du monde » (mais ne croisons-nous pas les mêmes chaque jour sur nos écrans ?).

Nous allons donc éprouver beaucoup de tendresse pour Zem et Salia, leur fragilité cachée qui les submerge parfois, leur amitié. Ils sont sans compromissions. Ils gardent aussi l’espoir qu’il y ait « d’autres mondes » et que la vie soit toujours « plus forte que tout. »

«Je ne sais pas ce que tu as mis en moi, Zem, il y a des années de cela, mais cela a peut-être à voir avec la rage ou la résistance.»(Salia)

Comme dans chien 51, l’auteur a choisi un genre littéraire auquel il ne nous avait pas habitués (au travers de ses pièces de théâtre, de ses romans, de ses nouvelles, de sa poésie …il écrit quand même depuis 1999 !) mais on y retrouve toujours le même souffle, le même élan, la même puissance, la même précision d’écriture.

Soaz.

PS : Il y a un autre « personnage » , une sorte de bidule qui m’a attendrie. A mon grand étonnement d’ailleurs, puisqu’il s’agit de Motus, le DataGulper de Salia, un programme d’assistance intelligente… « presque timide », qui hésite et affirme son désir de loyauté !

« Si les machines peuvent désobéir par loyauté, peut-être faut-il encore croire en l’avenir. » ?

LE GOÛT DES SECRETS de Jodi Picoult et Jennifer Finney Boyland / Actes sud.

Mad Honey

Traduction: Marie Chabin

« Je plonge dans une mer de monstres : des caméras cyclopes avec leurs yeux aveugles et noirs braqués sur moi, des micros dardés comme des baïonnettes dans ma direction.
Connaissiez-vous Lily Campanello ?
Pourquoi votre fils l’a-t-il tuée ?
Asher a-t-il un passé de garçon violent ? »

Asher est le fils d’Olivia, il a dix-huit ans, plein d’attentions délicates pour sa mère. « Il a un tempérament tellement doux » murmure son amoureuse Lily.

Dans Le Goût des secrets, deux voix alternent, mélangeant le présent et le passé, comme à contre-courant : celles d’Olivia et de Lily. Elles se côtoient (dans le New Hampshire), l’une ayant échappé à un mari violent, l’autre à un père dont on sait seulement qu’elle le hait.


Au début, on a parfois l’impression d’être immergé dans un traité d’apiculture…Il n’y aura plus aucun secret… pour la vie des abeilles ! Olivia nous raconte, par petites touches, l’organisation de la ruche, la récupération d’un essaim, la récolte du miel, ou comment allumer un enfumoir…

« Quand on travaille avec des abeilles, on commence par les enfumer. » nous explique-t-elle, et, peu patiente, j’ai eu un peu peur que cet enfumage agisse aussi sur le lecteur…Mais non, ce sont au contraire, Mille petits riens (un autre ouvrage de Jodi Picoult (2018) qui nous captivent et nous entraînent vers le drame : La mort de Lily.

Asher crie son innocence « Je me rappelle juste avoir vu la mère de Lily devant moi, et elle me demandait ce qui s’était passé. Elle a appelé les secours et ensuite elle s’est agenouillée près de Lily et là, je… je me suis écarté. Et ensuite, la police est arrivée. »

Emprisonnement, procès, et de multiples rebondissements…

Une étincelle de violence surprise dans les yeux d’Asher, un pli mauvais au coin de sa bouche…le souvenir d’un mur de plâtre enfoncé dans la chambre de l’ado et le poison du doute s’insinue dans le cœur d’Olivia. Et si…comme son père … ??

Le titre anglais Mad honey fait peut-être mieux ressentir l’atmosphère du roman :
«L’arme secrète du miel fou, bien sûr, c’est que l’on s’attend à quelque chose de doux sans penser un instant qu’il peut être mortel.»

L’écriture ressemble aux gestes de l’apicultrice (et aux mouvements des abeilles?)…Simple, efficace, mesurée, fluide. Toute en douceur et subtilité pour aborder des thèmes difficiles comme ceux de la violence faite aux femmes, le rapport au mensonge, (Est-ce que le fait de ne pas tout dire revient à mentir? Quelle est la différence entre ce qui relève du secret et ce qui relève de
l’intime ?), la construction de l’identité…

Les autrices ? Jodi Picoult et Jennifer Finney Boylan. Les éditeurs n’en révèlent quasiment rien et nous laissent attendre les notes des autrices elles-mêmes pour que le secret se dévoile.

Alors, on dira simplement que les deux autrices, engagées pour la défense des Droits humains abattent (avec délicatesse), tout au long de ce livre, des « pyramides de préjugés ».

Soaz

Du même auteur chez Nyctalopes: La tristesse des éléphants.

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