Chroniques noires et partisanes

Catégorie : Chroniques (Page 8 of 150)

LE CHANT DU PROPHETE de Paul Lynch / Albin Michel

PROPHET SONG

Traduction: Marisa Boraso

À Dublin, un soir de pluie, deux hommes frappent à la porte d’Eilish Stack. Membres d’une toute nouvelle police secrète – le GNSB -, ils demandent à s’entretenir avec son mari, enseignant et syndicaliste, mais celui-ci est absent. Larry se rend au commissariat dès le lendemain, puis disparaît dans des circonstances troublantes.

Tandis que le malaise s’installe peu à peu, Eilish voit son quotidien et celui de ses quatre enfants amputés d’une liberté qu’elle tenait pour acquise. Bientôt l’état d’urgence est déclaré, les rumeurs parlent de camps d’internement…

Prisonnière d’une logique cauchemardesque, jusqu’où devra aller Eilish pour protéger les siens ?

Quand on avait rencontré Paul Lynch en 2019 pour son troisième roman, il nous avait dit comment il était hanté à l’époque par le conflit syrien. D’ailleurs, pour lui, Grâce et l’errance de son héroïne dans l’Irlande de la fin du 19ième siècle prenaient en compte, d’une certaine manière, cette tragédie migratoire. Constatant certainement qu’une guerre, si elle est lointaine, ne nous touche pas vraiment, il a décidé d’adapter ce récit de l’horreur à l’Irlande de demain dans ce très hypnotique roman.

« …à chaque moment le monde s’achève en un lieu et nulle part ailleurs, la fin du monde est toujours un événement circonscrit, elle arrive dans votre pays, entre dans votre ville et frappe à votre porte, mais elle n’est pour les autres qu’une vague menace, un bref compte rendu dans un bulletin d’information, l’écho d’événements transformés en récit… »

Nombreuses, très nombreuses sont les leçons à retenir de cette histoire de l’Irlande qui sombre dans le nationalisme, la dictature fasciste et chacun trouvera aisément les liens qui relient Le chant du prophète à la guerre civile en Syrie mais aussi aux privations de libertés dans les temps COVID, dans le triste théâtre nazi lors de leur accession au pouvoir, dans les agissements et les discours des minables qui nous accablent…

 » Et quand on prend le contrôle des institutions, alors on prend aussi le contrôle des faits, on peut modifier toutes les formes de croyance, les choses sur lesquelles tout le monde s’accorde, et c’est ce qu’ils sont en train de faire… ils entretiennent la confusion, et si l’on prétend qu’une chose en est une autre et qu’on le répète assez longtemps, eh bien elle finit par le devenir, et il suffit de le répéter indéfiniment pour que les gens l’acceptent comme une vérité_ rien de bien neuf là-dedans… »

Parlant de son écriture, Lynch nous avait confié que sa plume, ses choix stylistiques, étaient particulièrement guidés par l’histoire qu’il écrivait. Ainsi dans Un ciel rouge, le matin, La neige noire et Grâce, l’extrême noirceur des intrigues situées dans l’histoire ancienne de l’Irlande et des Etats Unis, était souvent éclairée par de délicieuses pages poétiques, au lyrisme désuet et précieux… d’un autre temps. On avait constaté un léger changement avec Au-delà de la mer, fruit d’une réflexion sur l’histoire vraie de deux pêcheurs perdus en mer. Ici, et il faudra un temps d’adaptation, difficile de retrouver l’écriture charmante de Lynch, les enluminures. Les chapitres sont longs, compacts, sans respiration, comme un rempart qu’il faut surmonter ou un labyrinthe à arpenter. Les dialogues sont inclus dans la narration, sans aucune signalisation de ponctuation, le verbe est dense. Dès le départ, cette absence de paragraphes, de pauses, oblige le lecteur à foncer tête baissée dans l’inconnu tout comme Eilish, l’héroïne de ce roman.

Paul Lynch possède sûrement un don pour créer des personnages inoubliables. Eilish, comme Grâce par le passé, est la belle illustration d’une personne embarquée sur un Styx qui semble être sa dernière voie et continuant à avancer sans broncher, cherchant la lumière dans le chaos. Nationalisme exacerbé, état d’urgence, perte des libertés, complotisme, fascisme, arrestations, emprisonnements, stigmatisations et enfin guerre civile… un abominable crescendo vers l’horreur raconté à hauteur d’innocents, la mécanique du désastre d’Eilish épouse brisée et mère de quatre enfants qui appréhenderont chacun à leur manière l’injustice, la barbarie, la guerre, la mort…

Un roman aussi précieux qu’effroyable éclairé par le talent et l’humanité de Paul Lynch.

Clete.

MOURIR EN JUIN d’Alan Parks / Rivages.

To Die In June

Traduction: Olivier Deparis.

Mourir en juin est le sixième volet d’une série signée Alan Parks qui devrait en compter douze, un par an représentant un mois de l’année, explorant la criminalité à Glasgow au milieu des années 70.

Cette série met en valeur les enquêtes de Harry McCoy, flic porté sur les excès en tous genres, plus amical avec la pègre glaswégienne qu’avec sa propre hiérarchie et beaucoup de ses collègues. Franc-tireur, parfaitement à l’aise dans les bas-fonds, il se traîne de pubs borgnes en clubs glauques pour investiguer, aidé par un adjoint précieux nommé Watson comme un certain docteur et par un caïd local Cooper avec qui il a partagé les douleurs d’une éducation en foyers.

« Un premier cadavre est découvert à la fin du mois de mai. Il est identifié par Harry McCoy comme étant celui de « Govan Jamie », un clochard qui vivait à la rue. McCoy connaît bien la communauté de ces sans-abri, alcooliques, miséreux et solitaires : son propre père vit parmi eux. McCoy et son adjoint Wattie ont été temporairement « relocalisés » au commissariat de Possil dans le cadre d’une restructuration de la police de Glasgow. L’inspecteur s’y trouve confronté à une femme éplorée qui affirme que son petit garçon a disparu. Lorsqu’il demande à voir une photo de l’enfant, la mère répond qu’elle n’en a pas. Le père, pasteur, est à la tête de l’Église des Souffrances du Christ dont les préceptes interdisent toute représentation. Mais le plus étrange dans cette histoire est que personne, dans le quartier ou ailleurs, ne semble avoir entendu parler de cet enfant. »

Avec un tueur de vieux SDF, une secte qui semble développer une histoire inquiétante avec un gamin qui n’existe peut-être pas et une mission d’infiltration dans un commissariat, McCoy ne va pas chômer. Entre histoire personnelle et affaires urgentes, il se lance dans une enquête, forcément alcoolisée mais moins qu’à l’accoutumée. L’investigation est de qualité et permet de se frotter aux plus mal lotis de la cité écossaise. On n’est pas trop inquiet néanmoins pour McCoy vu qu’on sait que la série fait ses douze volumes et on voit mal Parks supprimer son principal atout, ex aequo avec les terribles instantanés sur la sombre Glasgow.

Forcément, une fois arrivé à la sixième histoire, le lecteur sent beaucoup mieux les enquêtes, l’architecture des romans, certaines redondances (comme les multiples épisodes à l’arme blanche) mais reste agréablement surpris par certaines affaires et l’émotion qu’elles peuvent développer.

Pour le néophyte, ce roman (sans atteindre les sommets de Joli mois de mai de très loin le meilleur) s’avère néanmoins une bonne manière d’entrer dans la série et de découvrir un bon auteur de polars écossais. Les stigmates et scories de McCoy, sans être totalement clichés, sont généralement associés aux flics cabossés : une enfance malheureuse, des addictions, sont développés ou rappelés dans Mourir en juin. Enfin si cet univers écossais des années 70 vous séduit particulièrement, tentez donc Retour de flamme de Liam McIlvanney, un must.

Classique mais néanmoins une valeur sûre.

Clete

LA NUEE DES AMES de Mike McCormack / Grasset.

This Plague of Souls

Traduction: Nicolas Richard

Lorsque Nealon rentre chez lui après plusieurs mois d’absence, sa maison est vide et son téléphone se met à sonner. L’homme au bout du fil prétend le connaître, il aimerait le rencontrer en personne. Au moment où Nealon s’apprête à mettre fin à cette discussion, le mystérieux interlocuteur lui fait comprendre qu’il est en train de l’observer. Qu’il devrait éviter de rester ainsi dans le noir. Qu’il sait tout de lui.

Nealon replonge dans les souvenirs d’une vie déjà lointaine : sa femme Olwyn, leur fils Cuan, la routine d’un foyer qui a volé en éclats le jour de son arrestation. L’homme continue d’appeler et affirme être au courant des motifs de son incarcération et surtout du lieu où se trouve actuellement sa famille. Nealon cède et accepte de le voir mais, alors qu’il part en voiture vers leur rendez-vous, un flash à la radio annonce une attaque terroriste imminente sur le sol irlandais. Une coïncidence ?

Remarqué avec D’os et de lumière publié en 2019 chez Grasset, l’écrivain irlandais Mike McCormack revient avec un nouveau roman, La nuée des âmes, chez Grasset toujours. Si le résumé vous paraît un poil mystérieux, sachez qu’il n’est pas trompeur, puisque le mystère est ici de toutes les pages. 

C’est d’une écriture limpide et poétique que Mike McCormack déploie cette bien curieuse histoire. Très rapidement gagné par le doute, on se pose toutes sortes de questions au sujet de Nealon, le principal protagoniste de ce roman. On se met forcément à spéculer sur son passé, ses intentions, et ce d’autant plus lorsque surgissent ces coups de téléphones qui entretiennent une atmosphère brumeuse. Petit à petit, on perçoit une sorte de menace qui s’installe. Une menace qui ne dit pas son nom. Rien n’est clair et on présume que les zones d’ombre finiront par s’éclaircir. Mais il n’en est rien, ou pas vraiment. 

Autant Nealon, que le lecteur, se retrouvent ici dans une quête de sens. La narration non linéaire, couplée à un propos souvent métaphysique et quelque peu cryptique, font que le propos en lui-même n’est pas évident à saisir. Mais le suspens qui découle de ce puzzle, dont on espère rassembler toutes les pièces, suffit à nous intriguer et nous garder en haleine. 

La nuée des âmes est un roman noir atypique. L’expérience littéraire proposée par Mike McCormack peut autant déboussoler, que surprendre positivement. Une lecture qui se veut aussi originale, que déroutante.

Brother Jo.

L’ÉNIGME MODIGLIANI de Éric Mercier / La Martinière.

Après les salles des ventes de l’Hôtel Drouot ou Bernard Buffet, Vincent Van Gogh ou le fauvisme, Éric Mercier continue de repeindre en noir un monde de l’art dont il maîtrise parfaitement l’histoire et les arcanes du commerce. Flanqué de son éternel commandant de Police, Frédéric Vicaux, le voici de nouveau face à un chevalet sur lequel prend forme une enquête à tiroirs inspirée de la palette figurative d’Amedeo Modigliani, le plus germanopratin des artistes italiens. De fait, le Paris soulagé de décembre 1918, celui des prémices des Années Folles, celui des spoliations de l’Occupation également, s’érige en toile de fond d’une affaire qui néanmoins se développe aussi en périphérie de la capitale. Les premières touches à assombrir le tableau sont d’ailleurs la découverte du cadavre d’un faussaire dans une décharge de Pontault-Combault (Seine-et-Marne et non Val-de-Marne, même si, OK, le lecteur du Cantal s’en contrefout). Puis c’est au tour du corps d’une experte de l’œuvre de Modigliani d’être repêché dans la Marne du côté de La Varenne Saint-Hilaire (le quartier huppé de Saint-Maur-des-Fossés. Autant dire que cette fois nous sommes bien dans le Val-de-Marne, même si le lecteur du Bas-Berry s’en moque à l’unisson de celui du Cantal. Et tant qu’à faire, nous préciserons que l’hyper local n’est plus un Casino mais un Intermarché. Sur ce dernier point, je vous laisse conclure quant à l’avis du lecteur creusois. Fin de ces apartés oiseux et authigènes).
Un évident lien entre les meurtres étant établi, le commandant Vicaux et son amie Anne, elle-même historienne de l’art, suivent chacun leurs pistes, chacun avec ses spécificités, son terrain de jeu et ses chasses gardées. À Anne le sinueux parcours d’un tableau inconnu du maître, à Frédéric d’autres cimaises où accrocher indices tangibles et procès-verbaux. De leurs filets remontent en surface divers témoins d’hier et suspects d’aujourd’hui. Le sérail des galeries d’art se pare à découvert d’une fétide odeur de panier de crabes où se déchirent marchands et héritiers, connaisseurs et béotiens, philanthropes et margoulins. Et si en addenda le milieu des banques d’affaires helvétiques s’en mêle, le « Bastion » de la police française n’est pas sorti des ronces.
Au cœur de l’écheveau, l’histoire d’Aliza, modèle d’un soir de l’impénitent séducteur bohème qu’était Amedeo Modigliani, retrouvera son authenticité malgré les écueils d’une usurpation d’identité et autres méandres imposés par les brouillards du temps qui passe.
Soulignons pour conclure, et c’est l’un des nerfs du texte, que jamais l’érudition d’Éric Mercier n’entrave le rythme soutenu d’un roman découpé en courts chapitres rondement menés. Entre les investigations policières et la charpente picturale de l’intrigue, l’équilibre s’organise sans heurt et fait de L’Énigme Modigliani une récréative lecture, parfaitement recommandable pour une pose en terrasse du Flore, de La Rotonde, du Varenne Café (anciennement Regency Pub) ou d’une guinguette au bord de l’eau.

JLM

LA NUIT DU HACKEUR de Yishaï Sarid / Actes Noirs / Actes Sud.

Megaleh HaHulshot

Traduction: Rosie Pinhas-Delpuech

Yishaï Sarid, dont c’est ici le cinquième roman à paraître à France, s’est rendu célèbre chez nous avec Le poète de Gaza, grand prix de la littérature policière en 2011.

« Surdoué du piratage informatique, Ziv est débauché à l’armée par une start-up qui offre ses services de cybersurveillance et de détournement de systèmes de communication à de petits États en délicatesse avec leurs dissidents. Tétanisé dans sa vie intime par une culpabilité qui le poursuit depuis l’adolescence, il noie dans l’exercice aveugle de ses compétences professionnelles toute notion de scrupule. Mais il n’en demeure pas moins tiraillé entre le désir de laisser derrière lui sa dépouille d’asocial angoissé pour embrasser sa réussite et le fantasme de devenir enfin le tout-puissant protecteur qu’il n’a pas su être pour sa jeune sœur à la dérive. »

L’épisode récent des bipeurs du Hezbollah qui explosent a montré une fois de plus la maîtrise technologique des services d’espionnage d’Israël, à la pointe de toutes les nouvelles armes des guerres à venir. Ce roman s’envisage d’abord comme une passionnante et effrayante plongée dans les nouveaux mondes du flicage des individus, des nouvelles manières d’épier son voisin afin de lui nuire. Pour autant, on n’est nullement dans un thriller techno-futuriste, plutôt dans l’histoire de Ziv, sa brillante ascension professionnelle mais aussi son histoire familiale douloureuse. Alors, on le sait bien « il n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne ». Pourquoi Ziv échapperait-il à l’adage quand, de son plein gré, il va commencer à franchir la ligne, se montrant hautement méprisable et indéfendable. Et quand bien même on aurait peut-être agi pareillement.

A l’heure où tous les géants de la tech s’aplatissent devant Trump, La nuit du hackeur apporte une terrible et brillante illustration du monde qui arrive et des choix que chacun peut ou doit faire.

Clete.

CAIRNS de Martin Baldysz / Paulsen.

Vardane

Traduction : Marina Heide

Tout commence, dans un paisible hameau norvégien, par le meurtre d’un homme et la disparition d’une fille de ferme. Un an après cette tragédie, les recherches menées pour retrouver Kirsten restent infructueuses. Pourtant, la rumeur se propage : là-haut, dans la montagne, elle réclame le pasteur.

Le jeune Sebastian Ribe, récemment arrivé au village, accepte d’aller à la rencontre de la disparue. Pour s’aventurer sur ces versants abrupts, enveloppés de brume et balayés par des vents contraires, il a besoin de l’aide de Reidar Skåren, le Montagnard. Dans cet entre-deux mondes où le moindre faux pas peut vous coûter la vie, les cairns sont-ils la meilleure façon de rester sur le droit chemin ?

Martin Baldysz, écrivain auteur d’une belle quantité de livres publiés chez lui, en Norvège, arrive pour la première fois en France avec Cairns, un court roman qui tient plus de la nouvelle. C’est sorti chez Paulsen, dans leur belle collection La Grande Ourse.

Les ouvrages publiés par Paulsen, via leur collection La Grande Ourse, ont cette particularité d’avoir des couvertures très soignées et dont le charme invite toujours à la lecture. Si c’est pour cette raison que vous vous saisissez de Cairns chez votre libraire, vous pourriez bien être surpris.

Le bref récit de Martin Baldysz (112 pages) nous envoute rapidement, notamment par ses paysages fascinants et son atmosphère énigmatique. La quête de nos deux protagonistes ne tardant pas à démarrer, sans plus de contexte que cela, sans savoir où nous nous situons précisément ni à quelle époque, nous voilà embarqués dans une ascension aux contours troubles. Petit à petit, à mesure qu’ils avancent, notre montagnard et notre pasteur se révèlent. Pour autant, un constant mystère demeure. Alors que le montagnard découvre une bouteille dont il s’abreuve goulument, en multipliant les stratagèmes pour que le pasteur ne s’en rende pas compte – bouteille qui jamais ne se vide – il est en proie à des visions durant lesquelles lui apparaît Kirsten, l’objet de leur quête. Il mentionne même avoir aperçu, plus jeune, ce qu’il pense être une huldra, un être surnaturel que l’on retrouve dans le folklore norvégien. Ainsi, nos deux êtres solitaires avancent, s’enfonçant plus avant dans un épais brouillard où les repères s’effacent. Perdus, ils tentent de se diriger à l’aide de cairns apparus dans les visions du montagnard. Une tension croissante s’installe et une ambiance presque mystique nous laisse imaginer que, peut-être, nous arrivons aux portes d’un autre monde.

C’est d’une écriture sobre et précise que Martin Baldysz nous conte cette étrange histoire. Il ne privilégie aucun genre littéraire mais touche un peu à l’un ou à l’autre. Il nous amène à nous poser des questions mais sans jamais vraiment y répondre. Il nous laisse supposer que son texte va aboutir à un dénouement qui apportera la lumière sur toutes ces zones d’ombre. Mais non, le floue demeure et le mystère avec.

D’une beauté noire, Cairns séduira les uns et frustrera les autres. Un roman singulier et pour le moins intriguant, qui donne envie d’en découvrir d’autres de son auteur. Et n’oubliez pas, comme le préconisent les Grecs, qu’il vaut mieux éviter de manger lorsque vous êtes dans les Enfers…

Brother Jo.

DERNIER CRI de Hervé Commère / Fleuve.

Hervé Commère, on connaît mais on n’était pas retourné le lire depuis très longtemps. C’était une erreur de lâcher ainsi une valeur sûre au discours aussi grave que passionnant.

« Au cours de la nuit adultère qu’Etienne Rozier, ancien policier devenu lobbyiste, passe avec une journaliste, cette dernière est assassinée. S’il ne démasque pas lui-même le meurtrier, Rozier sait qu’il sera le coupable idéal.

Il n’a alors d’autre choix que de disparaître des radars et reprendre à son compte l’enquête qu’elle menait parmi les travailleurs pauvres, dans les coulisses de l’industrie textile. Cette immersion le conduit jusqu’à une ville qu’il pensait ne jamais revoir, liée à un passé qu’il avait préféré renier : Elbeuf. »

Eh ouais, quand on pense plus avec sa bite qu’avec son cerveau, dans l’emballement, on peut parfois se planter. Et en l’occurrence Etienne Rozier, super mercenaire à la solde des puissants du monde, se prend à la tronche un bel accident nucléaire, le crash ultime. Son amour d’ado étranglé dans la chambre de leurs premiers ébats adultes et lui, en fuite, pour pouvoir se disculper.  

Dernier cri commence tous chevaux hurlants comme la fuite en moto de Rozier pour rejoindre Elbeuf où il est né et a vécu son enfance. On est dans un thriller urgent mais dès que l’on arrive à Elbeuf, ville qui a vu grandir aussi Hervé Commère, le ton change. La ville montre ses signes de récession comme les derniers vestiges architecturaux d’une époque où la ville brillait par ses filatures, avant d’être victime de la concurrence chinoise et d’extrême Orient et de l’incurie des politiques successives. De la tristesse, de la nostalgie, des souvenirs…

Durant sa carrière de flic, Rozier a touché la misère humaine mais ne l’a jamais vécue et l’apprentissage s’avère complexe. Agir comme un pauvre, penser comme un pauvre et surtout fermer sa gueule comme un pauvre s’il veut remonter l’écheveau d’une affaire dont l’origine est forcément à Elbeuf, la mal aimée, la sinistrée. La fibre sociale couvre tous les romans d’Hervé Commère mais le discours semble aujourd’hui plus grave qu’à l’accoutumée, évoquant les cicatrices, les plaies d’une ville tout comme les stigmates portées par ses habitants.

Dans Dernier cri, Hervé Commère montre la marge, plusieurs marges : ceux qui un jour, lassés du paradis consumériste, ont choisi de vivre autrement et que l’on retrouve de zad en combats pour la vie ; ceux qui subissent tête basse, les masses résignées plantées dans un grand nulle part, ce « peuple » de Pôle Emploi qui crève en silence et puis tous ceux qui, mal nés, ont vu un jour dans l’Europe un mieux par rapport à ce qu’ils vivaient depuis la naissance sans espoir de changement. Un ultime combat, une guerre à gagner. C’est dans ce cadre de misère finalement très ordinaire que se cache la clé de l’énigme et Rozier n’est pas au bout de ses surprises. Sous ces histoires souvent poignantes, racontées avec talent, plus que la peine, domine une colère que Hervé Commère a un mal fou à contenir.

Le roman cogne fort. De la littérature de combat, du Noir de lutte, bravo !

« Quelles sont les perspectives au moment de sauver sa peau ? A quoi pense-t-on quand on est bientôt accusé de meurtre et qu’on doit fuir ? A rien. A l’instant. Tout est contenu dans la seconde qui vient, la vie entière. »

Clete.

ETINCELLES REBELLES de Macodou Attolodé / Série Noire / Gallimard.

« Au Sénégal, l’inspecteur Gabriel Latyr Faye vient de réussir, après deux ans d’investigations, à coincer l’un des plus gros trafiquants de drogue du pays. Mais sitôt arrêté, celui-ci est relâché. Pour s’être rebellé contre cette décision venue de sa hiérarchie, Latyr est muté en Casamance dans une zone sous haute tension où s’affrontent trois groupes ennemis. Le jeune homme, qui ne connaît rien de son pays au-delà de la capitale, rencontre Aguène, une journaliste locale qui va l’aider à comprendre les enjeux de ce territoire et l’accompagner dans sa croisade contre la corruption. Au cœur de la tourmente : l’armée, les sécessionnistes, un clan secret baptisé « les chasseurs » et une curieuse panthère… »

Macodou Attolodé a quitté son Sénégal natal pour poursuivre ses études en France. Il s’y est installé ensuite de manière définitive. Par ailleurs, Ce néo-Rennais a été piqué un jour et de façon durable par une envie d’écrire. Une entreprise finalement couronnée de succès puisque le voilà qui débarque pour la rentrée hivernale avec un premier roman à la Série Noire, excusez du peu…

Un héros raide comme la justice (beaucoup plus que la justice en fait comme souvent en ce bas-monde, celle-ci servant surtout à préserver les intérêts des plus riches et à continuer à accabler les modestes) et surtout animé par une envie mordante de vengeance, se retrouve isolé en Casamance, région oubliée du Sénégal où persistent les vestiges bien réels d’un conflit qui dure depuis des décennies. Se sentant investi d’une mission alors que sa mutation n’a de raison que l’éloignement d’un jeune flic beaucoup trop zélé, Latyr va vite retrouver un terrain d’exercice à sa mesure et dont tout le monde se fout. Il ignore tout de cette région, de ces villages sans électricité qui vivent comme il y a des millénaires mais qui se retrouvent catapultés de sale manière dans le XXIème siècle par une excroissance monstrueuse du capitalisme et de la mondialisation, le trafic de stupéfiants. La came en provenance de Colombie emprunte maintenant de nouvelles voies avec des zones de transit africaines avant de débarquer au Havre ou à Anvers pour ensuite inonder l’Europe.

Avec la thune qui découle de ces trafics, les rats de tous bords montrent les dents et veulent une part du gâteau. Rebelles, forces gouvernementales, jusqu’au sommet de l’état, tout le monde veut en croquer et Latyr voit rapidement que les zones d’ombre qu’il entreprend d’éclairer agitent beaucoup de gens. Aidé par un petit groupe autonome qui lutte juste pour que son village soit épargné, Latyr ira au bout, quitte à éclabousser des « légendes » locales.

A une époque où tant de romans sont formatés sur le modèle anglo-saxon dominant, où l’ennui du « déjà vu » vous poisse rapidement, on ne peut que se réjouir de lire un polar sénégalais prenant une autre voie, plus originale, moins connue. Bien que racontant une histoire si tristement et universellement narrée, lue, montrée : trafic de came, blanchiment d’argent, corruption, violence aveugle inhérente à ce business… Macodou Attolodé se démarque en l’infusant dans un monde différent du nôtre, où existent encore des principes devenus obsolètes chez  nous parfois : le respect de la parole des parents, l’écoute des anciens, considérés comme des sages, où la communication est encore très fortement oralisée avec parfois certains dialogues interminables quand ils ne sont pas un peu redondants. Le surnaturel, qu’on trouve souvent dans les romans d’Afrique noire, effectue de fugitives et terribles apparitions animalières sans influer néanmoins sur le cours de l’histoire. Sans être vraiment infernal, le rythme est maîtrisé, le suspense toujours présent et parfois éclairé par des scènes particulièrement spectaculaires.

Un instantané sénégalais instructif et intéressant.

Clete.

CHIENS DES OZARKS de Eli Cranor / Sonatine.

Ozark Dogs

Traduction:  Emmanuelle Heurtebize

Taggard, Arkansas. Chômage et récession frappent durement cette petite ville des monts Ozarks. C’est là que vit Jeremiah Fitzjurls, un vétéran du Vietnam, en compagnie de sa petite-fille, Joanna, qu’il élève seul au milieu de sa casse automobile. Pour protéger celle-ci d’un monde extérieur de plus en plus hostile, Jeremiah lui a transmis tout son savoir, en particulier sur le maniement des armes et l’autodéfense. Mais aucune ressource n’est suffisante quand les Ledford, une famille de suprémacistes blancs de la région, dealers de meth, décident de s’en prendre à la jeune fille. Jeremiah comprend alors que plus rien n’arrêtera la violence, sinon peut-être la violence.

Plébiscité par David Joy et S. A. Cosby, Eli Cranor arrive dans le paysage littéraire français avec d’ores et déjà une belle reconnaissance de ses pairs. Chiens des Ozarks, son premier roman publié en France mais le deuxième aux Etats-Unis (et un troisième vient de sortir), est annoncé comme la nouvelle grande voix du country noir ou rural noir. Tout comme pour David Joy et S. A. Cosby, c’est du côté chez Sonatine que ça se passe.

Ah, les Ozarks. Souvenez-vous la série Netflix, Ozark, qui nous plongeait dans ce coin des Etats-Unis, mais n’était pas exactement une invitation à s’y installer. Ce livre d’Eli Cranor n’est pas des plus engageants non plus. On a vite fait de se dire que l’herbe est certainement plus verte ailleurs et qu’y vivre n’est peut-être pas pour tout le monde. Les citadins s’en trouveront peut-être confortés dans leurs choix de vie.

Le résumé annonce bien la couleur. Chiens des Ozarks est une brutale plongée dans l’Amérique rurale et Eli Cranor ne prend pas de pincettes pour narrer son histoire. Il mélange tous les ingrédients qui forcément détonnent : Ku Klux Klan, misère sociale, violence, méthamphétamine, stress post-traumatique, trafique d’êtres humains, romance, prostitution et inceste. Autant dire, si vous ne l’aviez pas encore compris, qu’il n’est pas question ici du feel good book de l’année. Tous ces ingrédients mélangés donnent un mélodrame familiale qui fait couler autant de larmes que de sang. 

Eli Cranor ne bouscule pas les codes du roman noir rural à l’américaine mais s’en arroge avec une certaine efficacité. Il n’esquive pas non plus quelques poncifs. Point de dépaysement ni de révolution du genre, néanmoins la recette est tout à fait maîtrisée. Inspiré par un double homicide qui a véritablement eu lieu dans sa ville natale, il fait tout de même le choix de la fiction pour tenter de nous raconter, à sa manière, une certaine réalité et ses conséquences au travers d’une galerie de personnages bien abimés. C’est peu de dire que ça n’est pas exactement l’espoir qui habite ces pages et les êtres qui les peuplent.

Chiens des Ozarks est un roman noir bien rude, à l’écriture fluide et efficace. Il coche toutes les cases pour satisfaire les amateurs du genre. Son auteur, Eli Cranor, va probablement devenir un nom qui vous sera rapidement familier s’il continue sur cette voie. 

Brother Jo.


LE TESTAMENT DE SULLY de Richard Russo / Quai Voltaire / La Table ronde.

Somebody’s Fool.

Traduction: Jean Esch.

« Sur le tabouret que Sully occupait au bar du Horse est désormais assis son fils Peter, professeur d’université encore aux prises avec cet héritage écrasant lorsque son propre rejeton, Thomas, refait surface après des années de séparation. C’est aussi au Horse que Doug Raymer, ancien chef de la police de North Bath, et Charice Bond, fraîchement nommée à la tête de la police de Schuyler, se retrouvent un samedi soir après la découverte d’un corps en décomposition dans la salle de bal du Sans Souci, hôtel abandonné situé à la limite entre les deux villes. Au Horse, toujours, que Janey fait des extras pour arrondir ses fins de mois et sortir de l’ornière. Ne serait-il pas temps de mettre fin à ses relations toxiques avec les hommes et de pardonner à sa mère, Ruth, son ancienne liaison avec Sully ? Tandis que dehors un ballet de chasse-neige, de dépanneuses et d’ambulances sillonne la ville, tout ce petit monde se demande qui a bien pu disparaître sans que personne s’en rende compte. »

Le testament de Sully (Somebody’s Fool) est le troisième volet d’une série entamée en 1993 avec Un homme presque parfait (Nobody’s Fool) et poursuivie en 2016 par À malin, malin et demi (Everybody’s Fool).

Richard Russo est un grand de la littérature américaine et en l’occurrence, ici, un conteur exceptionnel de l’existence compliquée de gens ordinaires, les heurts et malheurs d’une communauté rurale de l’état de New York. Une magnifique comédie humaine où l’humour très fin de l’auteur panse les blessures au cœur qu’il nous inflige parfois. Bien sûr, encore une fois, il est toujours préférable d’entamer une série par son début mais vous le faites rarement, vous oubliez, vous passez à autre chose et Richard Russo ne rentrera jamais dans votre existence. Ce roman, même s’il fait revenir beaucoup de personnages dont les existences nous ont déjà émus, surpris ou amusés, est un univers à lui tout seul. Russo vous y entraîne avec bonheur, ravive vos souvenirs ou vous crée un univers de gens simples, sympas souvent et qui vivent leurs problèmes existentiels comme ils le peuvent, aidés parfois par le « buddy ». Rien de vraiment remarquable dans ce que nous conte Russo mais certains de ses personnages crèvent la page et s’avèrent inoubliables. L’envie de connaître la vie de ce Sully qui manque tellement à ces gens vous titillera certainement. On sent la bonté dans l’écriture de Richard Russo, son empathie pour ceux qui galèrent. Cette mélodie mélancolique de la vie voit passer avec bonheur des vérités et des réflexions sur la vieillesse, la récession, le chômage, la solitude, la famille… la vie tout simplement et ce qu’on peut encore en sauver.

On pourrait bien sûr parler très longtemps de la beauté de ce roman… Personnellement, la lecture de Richard Russo me provoque le même plaisir que celle de Larry McMurtry. Un grand talent au service de romans soignés, lustrés, illuminés et profondément humains.

Remarquable !

Clete.

De Richard Russo également : Trajectoire.

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