Traduction : Nicolas Richard

« C’est Byron Crews, le fils de Harry, qui a confié à Finitude le manuscrit de ce livre inédit. Quand on lui a envoyé Péquenots (Finitude, 2019), qui est la traduction d’un recueil paru en 1979, le livre lui a beaucoup plu. Il nous a alors appris qu’il avait retrouvé dans les papiers de son père un manuscrit prêt pour la publication. Harry Crews avait rassemblé quelques grands reportages parus dans la presse dans les années 80 (Playboy, Esquire, Fame…), auxquels il avait ajouté certains textes plus autobiographiques. Il avait révisé l’ensemble… puis il était mort. Et depuis, personne ne s’était intéressé à ce manuscrit.« 

Ces mots, fournis par l’éditeur Finitude, et l’objet littéraire en lui-même placardé d’une photo NB, là encore un gros plan crépusculaire du visage d’Harry Crews, de sa gueule, affirment tranquillement la proximité entre ce recueil et celui précédemment édité, Péquenots, que je chroniquais il y a plusieurs mois. La collection de textes (chroniques, reportages, souvenirs…) proposés dans Par le trou de la serrure se distingue toutefois par la période arpentée et examinée par l’écrivain de Bacon County, en Géorgie : les années 80. En pleine Amérique reaganienne, Harry Crews franchit des seuils que sa conscience ou ses convictions réprouvent : il rencontre David Duke, Great Wizzard des Chevaliers du Ku Klux Klan, terrifiant de séduction policée mais tout aussi follement haineux que ses supporters. Il approche Jerry Falwell et d’autres de ces télévangélistes qui ont le vent en poupe alors, hérauts de la Moral Majority mais aussi d’une cupidité décomplexée. Il se fait parfois heureusement moins violence pour partager des moments avec Madonna (dont il donne un portrait incisif), Sean Penn, ou disséquer la trajectoire du boxeur Mike Tyson. La boxe reste une passion pour Harry Crews. Sans a priori, sans condescendance, les expériences racontées sont un aperçu étonnant du show-business et de certains de ses protagonistes. Un certain Donald Trump passe même dans le décor…

Mais la part belle du recueil est faite d’un ensemble de textes plus intimistes, qui se tournent vers des épisodes et des blessures dans la vie de l’homme, au mitan de son parcours. Le ressourcement humble d’un auteur en panne d’écriture, le souvenir d’une mère digne dans la pauvreté, la perte accidentelle d’un jeune fils, les déboires et les gnons liés à la boisson ou l’entrejambe… Là encore, c’est donné sans vernis et l’émotion véritable perle. Car Harry Crews ne triche pas, c’est ce qui nous touche. Il ne lui est pas possible non plus d’éteindre totalement ce qui fait son style, le détail qui flingue, le trait d’humour au milieu de la mocheté. Il ne lui est pas possible non plus d’oublier de ce qui le définit : l’attachement à sa Géorgie natale, là-bas, aux bordures du marais d’Okefenokee, l’attachement à un petit peuple de métayers pauvres, de bûcherons et de braconniers portés sur la bibine et la castagne dont il est le fils miraculé, par son talent. Vous aussi vous vous surprendrez à désirer d’avoir un oncle Cooter unijambiste, analphabète et vieux sage, de cajoler (en tout cas en esprit) un gator ou bien alors de posséder une vraie bonne mule ainsi que la science de son élevage et de son commerce. 

L’écrivain suisse Joseph Incardona, ami de Crews, signe la postface de cette liasse de feuillets. : « On l’aura compris, Harry Crews est l’écrivain des marges, à l’Ouest des âmes seules, torturées, grotesques. L’écrivain des perdants magnifiques. A l’instar de ses personnages qu’il aborde et décrit avec l’amour particulier d’un père pour un enfant différent, d’un homme qui sait que la vie est fragile, la défaite plus fréquente que son contraire et que ce qu’on peut espérer de mieux, au final, sont ces instants de bravoure où l’existence se condense pour nous révéler ses secrets, les éclats de diamant qui font que tout ça en vaut la peine. »

Alors comment voulez-vous vous sentir seul, désemparé, quand la compagnie d’Harry Crews vous invite à des titres comme Le Marais comme métaphore, La sagesse de l’entrejambe, Des restos routiers, des putes et de la sauce, Y a des rivières plus grosses mais des plus belles y en a pas ? Parce que c’est bien simple : des mecs pareils, y en a pas beaucoup.

Paotrsaout