“Ancien enquêteur de la police des polices, Thorkild Aske vient de sortir de prison. Il a mal au ventre et les canaux lacrymaux détruits. L’agence pour l’emploi lui laisse entrevoir un brillant avenir d’intérimaire dans un centre d’appels.
Son psychiatre lui parle de la disparition d’un jeune homme, le fils d’un couple d’amis, qui s’est rendu sur une île pour rénover un phare et le transformer en hôtel. À contrecoeur, Thorkild accepte de partir à sa recherche.
Dans l’extrême Nord, les tempêtes d’automne font rage, et on dit qu’en cette saison il n’est pas rare de voir des êtres surnaturels voguer sur l’eau. Sur l’îlot du phare battu par les vents et les brisants, Thorkild s’aperçoit bientôt qu’il n’est pas seul.”
“Tu me manqueras demain” est le premier volet d’une série consacrée à Thorkild Aske, viré de la police et homme détruit mentalement comme physiquement. L’auteur est norvégien et il n’en fallait pas plus pour que l’on compare Heine Bakkeid à son compatriote Jo Nesbo et qu’on associe son héros Tkordkild Aske au déglingué Harry Hole de Nesbo. En lisant ce premier roman, vous verrez que si les deux héros souffrent d’addictions et sont bien mal barrés dans leur tête, leur manière de réagir est totalement différente. On ne sent pas ici une volonté de se suicider par l’alcool, la came ou les médocs. Si les premières pages montrent un héros très mal, la façon de mettre fin aux tourments est très différente. Et puis tant mieux car je pense qu’un seul personnage aussi relou et déplaisant que Hole est bien suffisant dans le monde du polar norvégien.
Lancé de manière terrible, le roman prend très rapidement l’allure d’un page turner tout à fait crédible. Situé à une centaine de km au nord de Tromsø, bien au -delà du cercle polaire, l’intrigue prend parfois des couleurs proches du surnaturel et le décor permet de bien envisager certaines légendes, tant on se dit que les esprits malveillants et autres créatures malfaisantes ne peuvent qu’aimer ce paysage glacial et désolé. Parallèlement à une histoire qui s’avère plus inquiétante qu’effrayante, l’auteur revient sur la vie de Thordkild, ces tristes derniers mois qui ont fait de lui un paria.
On pourra regretter la narration interminablement détaillée d’une autopsie ainsi que la description des techniques d’interrogatoire de la police norvégienne, passages beaucoup trop didactiques, comme si l’auteur récitait des leçons apprises récemment, mais dans l’ensemble l’histoire tient debout, tient en haleine et surprend dans son issue, donnant réellement envie de lire les deux romans suivants.
Thomas Sands avait fait ses premiers pas en littérature il y a deux ans avec un roman coup de poing “Un feu dans la plaine”, déjà chez EquinoX les Arènes. A l’époque, son roman racontait un homme en colère contre ce qu’était en train de devenir la France: “C’est un pays perdu… Un pays agenouillé, humilié, sous le joug d’une poignée de dirigeants de start-up”. On pouvait très bien y deviner, si on le voulait, l’annonce des révoltes des gilets jaunes qui allaient intervenir quelques mois plus tard. Ce second roman, au premier abord, semble être dans la même mouvance sauf que non, il va ici beaucoup plus loin et de manière beaucoup plus détaillée mais aussi beaucoup plus universelle, transformant l’ire d’un seul d’autrefois en une tristesse de plusieurs personnages aujourd’hui dans une France ravagée.
“Le pays s’effondre sous leurs yeux. La violence rôde. Ils sont deux à rouler à bord d’une voiture volée. Elle laisse derrière elle un amour tué par les flics. Il s’est lancé sur les traces de son frère disparu. Les régions qu’ils traversent sont des champs de bataille. Ils croisent un peuple ravagé par la peur et les épidémies. Ils apprennent à aimer ce qui leur manque. Ils essaient aussi d’inventer un chemin.”
Les romans racontant la fin de la civilisation, les histoires post-apocalyptiques sont nombreuses depuis quelques années et pour un “Station Eleven”, combien de daubes indigestes souffrant même parfois d’un manque d’originalité par rapport à la réalité que nous vivons en 2020, devons nous affronter quand ne viennent pas s’y glisser vampires, zombies ou autres créatures en carton. Mais certains, par leur originalité, par la force des sentiments qu’ils dégagent, par l’émoi qu’ils diffusent, par la réflexion qu’ils imposent sont remarquables et on peut, sans conteste, mettre le dernier roman de Sands dans cette catégorie.
Dans “Un feu dans la plaine”, le héros, en colère, montait sur les barricades avec tous les malheureux, les exclus du “nouveau monde” du petit Manu, de la factice start up nation… et on peut donc voir “Un des tiens” comme une suite où les chasubles jaunes de la révolte ont viré vers un orange effoyable, où les victimes d’hier sont devenus les bourreaux de ces nouveaux temps barbares.”Un des tiens” ne séduit pas mais vous pète à la gueule. Il n’a pas à rougir de la comparaison avec “La route” de Cormac McCarthy même s’il n’est pas foncièrement un road trip, les plus grands voyages étant intérieurs dans le cerveau de trois personnages qui pleurent leur passé, leur tragédie récente… MarieJean a perdu ses parents, sa femme et son fils dans une épidémie qui fait rage et part retrouver son frère Timothée caché dans la montagne pour le tuer et Anna qui pleure son grand amour Sid, tabassé à mort par les flics, fuit.
“La Bac, les Compagnies républicaines, les OPJ…Depuis quelques mois, ils ont les pleins pouvoirs. Un pays de châteaux forts se met en place. Chacun commence à vivre en reclus derrière des murs en carton-pâte, des certitudes que les premières épreuves balaieront sans effort. Dans ce pays, on a cessé de croire à la vie. Les circulaires du ministère, les gardes à vue, les bavures se succèdent. Les contrôles d’identité sont devenus routine, le sport favori de la flicaille désoeuvrée. La crainte qu’ils inspirent, ce plaisir indigne.”
Au maux intérieurs s’ajoutent les calamités naturelles planétaires, les réponses terribles d’une nature épuisée, d’une planète violée et qui n’en peut plus: épidémies, épuisement des ressources naturelles, climat anarchique, éruptions volcaniques. Il ne s’agit pas de dire que Sands est un visionnaire, ce n’est d’ailleurs peut-être pas ainsi qu’il voit pour notre futur mais par l’intermédiaire de cette histoire à briser le cœur des plus endurcis, de ce roman capable de réveiller les plus endormis, il délivre un réquisitoire cinglant montrant qu’il est peut-être déjà trop tard. Nous connaissons déjà, hélas, les prémices des calamités racontées.
Continuons à nous bâillonner, acceptons de ne plus voir les gens que nous aimons, ne nous réunissons plus, laissons nos anciens crever seuls comme des chiens, faisons nôtres les discours politisés de certains spécialistes de la santé à la botte du pouvoir, écoutons la valetaille des médias assujettis, consommons davantage pour mieux engraisser les GAFAM et éventuellement… si nous nous sentons assez forts pour affronter le malaise… lisons “L’un des tiens” et puis tentons ensuite d’oublier le cauchemar et surtout l’incommensurable tristesse qui y vit à chaque page, à chaque ligne…
“Il songe à tout ce qu’il n’a pas fait, les gestes, à tous les mots qu’il a gardés pour lui, à tout ce qui ne sera pas vécu.”
“La France connaît une série d’assassinats ciblés sur des Arabes, surtout des Algériens. On les tire à vue, on leur fracasse le crâne. En six mois, plus de cinquante d’entre eux sont abattus, dont une vingtaine à Marseille, épicentre du terrorisme raciste. C’est l’histoire vraie.
Onze ans après la fin de la guerre d’Algérie, les nervis de l’OAS ont été amnistiés, beaucoup sont intégrés dans l’appareil d’État et dans la police, le Front national vient à peine d’éclore. Des revanchards appellent à plastiquer les mosquées, les bistrots, les commerces arabes. C’est le décor.
Le jeune commissaire Daquin, vingt-sept ans, a été fraîchement nommé à l’Évêché, l’hôtel de police de Marseille, lieu de toutes les compromissions, où tout se sait et rien ne sort. C’est notre héros.”
Et une nouvelle fois, la grande dame du polar politique frappe fort, cogne sur Marseille, la police en 73. Époque glauque des ratonnades où aigris et racistes décidaient de dézinguer des Maghrébins dans l’indifférence des médias et des politiques ne voulant pas faire les liens dans les morts criminelles d’une cinquantaine d’Arabes. Mais l’incorruptible inspecteur Daquin va remonter la pelote, démêler les noeuds… celui qui sera le commissaire parisien Daquin, des romans de madame Manotti des années 90 quand elle était la première (la seule?) à flinguer la gauche caviar, Tapie, tout en ne relâchant pas son effort sur la droite. Revenu à ses débuts, en 73, pour aider l’auteure à retrouver l’inspiration pendant l’écriture du magnifique “Or noir”, Daquin enchaîne avec cette deuxième affaire phocéenne.
De son passé de professeure d’Histoire, Dominique Manotti a gardé la méthode et le talent pour l’investigation, pour l’étayage des dires, des affirmations, des preuves. A chaque fois, c’est clair et précis, passionnant, sans jamais être ennuyeux. On lui reproche parfois ce côté clinique, froid mais la dame fait oeuvre d’enseignement, fait partager ses connaissances, offre la vérité à qui veut l’entendre, la lire. C’est donc du très sérieux, le sujet n’incite pas au romantisme, à la fantaisie et encore moins aux envolées lyriques. Pas utile d’enjoliver les salauds…
Grande prêtresse de la contre-histoire française, Dominique Manotti est indispensable, le témoin essentiel des dérives politiques françaises. Plongez avec elle dans le marigot phocéen que les très récentes magouilles de la droite locale pour les municipales remet en lumière.
“Non, l’homme qu’elle a épousé n’est pas celui qui l’a frappée ! Ça ne se reproduira plus jamais, c’était juste un moment de folie. Et puis cela recommence. Camille ne reconnaît plus celui avec qui elle vit. Certains secrets restés trop longtemps enfouis sont plus dangereux qu’un poison mortel. Camille va l’apprendre à ses dépens.”
Elle va bientôt disparaître et trois suspects se dégagent très rapidement: Pierre son mari, son frère avec qui elle est en froid et un mystérieux SDF qui semble connaître Camille de longue date. Commencé comme un roman noir sur les violences faites aux femmes “ C’est pour ton bien” s’en démarque néanmoins assez rapidement pour donner toute sa mesure dans un polar au suspense bien entretenu et relancé par un coup de théâtre final.
L’auteur belge Patrick Delperdange est un touche à tout de la littérature depuis quelques décennies: scénariste de BD, romancier, traducteur. Il doit sa notoriété chez nous à sa rencontre avec l’éditeur Aurélien Masson à la Série Noire qui a permis à cet homme qui a peur de la campagne de nous offrir de très bons romans noirs ruraux. Il a d’ailleurs suivi Aurélien Masson (comme beaucoup d’autres…) dans sa nouvelle aventure EquinoX aux Arènes.
Alors, que dire ? J’ai été dupé par un superbe premier chapitre qui m’a sûrement fait croire à un drame de couple un peu à la Incardona. L’intention de mettre en lumière la violence ordinaire est louable et si cette partie est réussie, jamais aucun homme, pour moi, ne saura néanmoins décrire le traumatisme, cette violence comme une femme. Jamais un homme ne saura lire le cerveau féminin, pour ma part il y a longtemps que j’y ai renoncé. Bêtement peut-être, mais si c’est Joyce Carol Oates qui m’en parle, j’ai l’oreille beaucoup plus tendue.
Mais de toute manière, l’aspect thriller prend vite le devant de la scène l’étude psychologique des personnages un peu sommaire ne permettant pas réellement l’émission d’hypothèses. Et ça fonctionne bien jusqu’au final mais si vous voulez découvrir l’univers noir de Delperdange, lisez plutôt “Si tous les dieux nous abandonnent” ou « L’éternité n’est pas pour nous » vraiment plus aboutis. Et puis si vous êtes déjà fan, ne vous privez surtout pas.
“ (Les) habitants étaient prêts à encaisser beaucoup: la guerre n’était qu’une catastrophe supplémentaire dans la litanie des épreuves qui avait balayé les steppes du Donbass. Les coups de grisou, la disparition d’un pays tout entier, la fermeture des mines, et même la misère sauvage des années quatre-vingt-dix, quand on se faisait assassiner en sortant sa poubelle, tout cela était injuste, incompréhensible, mais chacun y distinguait un ordre des choses. Certes mystérieux, mais où devait bien se cacher une logique supérieure. Le meurtre d’un enfant était différent. On touchait là au sacré, à l’interdit suprême. Les habitants du Donbass y voyaient une négation de ce à quoi leur vie se raccrochait envers et contre tout depuis vingt ans.”
Avec Donbass le polar fait son travail: le crime est là uniquement en qualité de révélateur. Autour de lui un paysage prend forme, dévoile son passé et son présent, l’Ukraine et la guerre qui dévore son flanc oriental depuis 2014.
Correspondant à Moscou pour le journal Le Monde, Benoît Vitkine a couvert cette guerre depuis ses débuts. Mais force est de constater qu’aucun essai ne lui aurait permis de raconter de manière aussi exhaustive et aussi touchante les blessures de ce pays qui, comme nombre d’anciens territoires soviétiques, ne réussit toujours pas à trouver ni la paix, ni la banalité de la normalité.
Nous sommes à Avdïïvka, petite localité du Donbass située sur la ligne du front côté ukrainien. Si de nombreux habitants ont fui la zone de guerre, la ville est encore habitée par des civils qui essaient de continuer leurs vies entre deux bombardements. La mort fait partie du paysage. Jusqu’au jour où une mort inhabituelle secoue la bourgade: un enfant, Sacha, est découvert poignardé, cloué au sol. Il suffirait de beaucoup moins pour déséquilibrer définitivement une communauté qui vit déjà sur le fil du rasoir.
En charge de l’enquête, Henrik Kavadze, policier désabusé au passé aussi compliqué que celui de son pays: vétéran de la guerre d’Afghanistan, il avait entraîné sa femme à Avdïïvka, loin de la ville, dans l’espoir de retrouver un peu de tranquillité. La guerre les avait rattrapés. Contrairement à nombre de ses collègues, il avait refusé de se jeter dans les bras des séparatistes même si le mouvement de Kiev lui provoquait tout au plus du scepticisme. Son choix lui a valu un réputation de patriote indéfectible.
Je ne vais certainement pas vous raconter le roman. Sachez simplement que Donbass saura vous faire comprendre les enjeux d’un pays qui depuis des générations subit traumatisme sur traumatisme. Il y a des passages magnifiques décrivant les femmes – veuves, mères, épouses, les hommes – ouvriers, mineurs ou soldats. Le besoin de donner la possibilité aux générations futures de pouvoir croire encore à quelque chose. Cette guerre qui réveille des souvenirs insoutenables – les dix ans de combats en Afghanistan, le seconde guerre et ses conséquences totalitaires.
Lumière aussi sur la corruption endémique, héritage naturel du régime communiste facilité par la transition nébuleuse des années ‘90.
Lumière sur tous ces enfants qui vivent sur la ligne du front, en Europe, depuis voilà six ans.
De son écriture fluide et pétrie d’empathie, Benoît Vitkine vous aide à comprendre, presque à vous mettre à la place de ces voisins très proches. Le mot “espoir “ prend un sens différent suivant l’endroit que l’on habite, suivant qui habite de l’autre côté de la frontière, suivant le passé que l’on porte sur les épaules.
Traduction: Antoine Chainas. Oui, oui le Chainas de « Empire des chimères ».
Une fois n’est pas coutume, une BD ou plus exactement un document graphique qui reprend les phénomènes nouveaux du XXième siècle, les nouvelles terreurs nées des nouvelles technologies mais aussi les réponses des certains humains lanceurs d’alarme. Ces femmes et ces hommes nous préviennent des dérives, des chemins apocalyptiques que prend l’humanité depuis sa terrible entrée dans le nouveau millénaire, un certain 11 septembre 2001, sur les bords de l’Hudson, dans la luxueuse partie de Manhattan à New York.
“Verax : pseudonyme d’Edward Snowden, en latin : « Celui qui dit la vérité ». Après les attentats du 11 septembre 2001, les services de sécurité américains (CIA, NSA, FBI…) se lancent dans une course folle à la surveillance de masse.”
Publié en 2017 outre manche “Verax: The True History of Whistleblowers, Drone Warfare, and Mass Surveillance.” est sorti à l’automne dernier chez nous aux Arènes et est l’oeuvre du journaliste britannique Pratap Chatterjee qui rend compte de ses enquêtes durant quasiment deux décennies pour essentiellement le quotidien “ The Guardian”. Ce travail impressionnant de révélations est magnifié par le dessin de Khalil qui parvient à dramatiser des scènes, des moments déjà bien angoissants et donne une rythme effréné à une enquête de haut vol. L’énorme atout de cette BD document, c’est qu’elle permet de vulgariser le complexe, de schématiser les situations pour les rendre bien plus parlantes, de faire comprendre par quelques phrases ou citations les dangers qui nous guettent, de faire la part belle aux punchlines déjà célèbres issues de la presse, du monde politique et autres acteurs, rafraîchissant la mémoire et informant à moindre effort pour le lecteur voulant juste comprendre sans vraiment se plonger au cœur du sujet.
Organisé autour de trois grands thèmes, “Verax” rend hommage en premier aux lanceurs d’alerte: Assange, Snowden et Greenwald qui sont les vrais héros du XXième siècle. On peut toujours croire qu’ils sont manipulés mais on a quand même affaire à des types qui ont les couilles de se mettre à dos le pays le plus puissant du monde, de se retrouver la cible de la NSA, de la CIA, sans rien y gagner apparemment dans le cas de Snowden qui voulait uniquement prévenir le monde, l’informer, libre ensuite à l’humanité de faire son choix d’avenir.
Parallèlement, l’auteur dévoile l’univers des drones d’attaque qui ont opéré en Afghanistan puis en Syrie (DOA en parlait très bien dans PUKHTU). Le fonctionnement est parfaitement détaillé, les résultats et les énormes bévues du système sont montrés du doigt: les erreurs humaines, les infos mal contrôlées et les mauvaises infos, les métadonnées en trop grande profusion, la vectorisation de l’humain, les addictions des différents acteurs (pilotes, observateurs…), les négligences répétées, les morts de victimes innocentes, le stress post-traumatique des tireurs de missiles, les mots d’Obama qui considère que les dommages collatéraux sont acceptables tant qu’ils épargnent les Américains et les Européens, l’absence de comptes à rendre, 168 personnes à s’occuper d’un avion soi-disant sans pilote…
Avec “le Patriot act”, lancé après le 11/09 pour lutter contre le terrorisme sur son territoire l’état américain a pu se comporter comme le hors la loi qu’il était déjà si souvent dans sa politique mondiale mais là vis à vis de ses propres citoyens. Découvrir l’étendue des informations que la NSA peut obtenir sur un citoyen américain mais aussi maintenant sur n’importe quelle personne du globe donne le tournis et amène un profond malaise mais vous lirez par vous-même et ensuite vous découvrirez qui sont les vrais voyous Assange et Snowden ou les états qui nous fliquent. La NSA en connaît plus sur votre histoire que vous-même, vous transforme en algorithme. Même pas la peine de cacher des détails sur les réseaux sociaux… ils ont déjà tout ce qu’ils veulent savoir.
“Xavier Brulein, ancien militaire de retour du Moyen-Orient, est écroué après une rixe sanglante dans un bar.En prison, il rencontre Abu Brahim, prédicateur islamiste, l’un des cerveaux du terrible « attentat de la Grand-Place ». Seul membre de son réseau capturé, Brahim est convaincu d’avoir été sacrifié.
Converti avant sa remise en liberté, Xavier devient Abu Kassem, adoptant l’un des noms du Prophète de l’islam. Il infiltre une cellule terroriste pour démasquer ceux qui ont trahi Brahim, devenant l’instrument de sa vengeance, un homme-machine que rien ne saurait faire dévier de sa mission : « En comparaison, le 11-septembre sera l’enfance de l’art. »”
On avait l’habitude de voir en la Belgique un pays sympathique, les Belges comme nos cousins gentils, amoureux de la bière, un modèle réduit de la France qu’on suivait avec un peu de condescendance. Le pays avait eu beaucoup de mal à une époque à mettre en place un gouvernement mais s’en sortait bien sans ses politiciens. Puis, on a découvert une horrible histoire de pédophilie montrant qu’on n’était pas non plus au pays des bisounours, que Brel était mort depuis trop longtemps, que Tintin n’était pas le seul modèle wallon. Pourtant, la vitalité d’un cinéma belge très souvent social montrait souvent autre chose de bien plus sombre. La puissance du rock talentueux d’outre Quiévrain qu’on peut jalouser depuis de très nombreuses années, orienté vers un modèle anglo-saxon, révélait que la Belgique était aussi le vrai carrefour de l’Europe occidentale et qu’elle en connaissait donc les joies mais aussi les affres. La Belgique, on ne pouvait pas la résumer au seul clivage Wallons, Flamands. Il existait, là-bas, les mêmes problèmes civilisationnels que chez nous.
“En vain, la barbarie vient.”
Et puis un soir d’automne 2015, les barbares ont attaqué Paris, fauchant sa jeunesse. L’enquête a mené rapidement vers Molenbeek qui jusque là n’évoquait pour moi qu’un club de foot. La ville est devenue du jour au lendemain le symbole de l’horreur, enfin une partie de la ville. C’est ici, au berceau de l’innommable, de la bestialité faite homme que nous amène l’auteur Kenan Görgün. On découvre Molenbeek dès le prologue qui se termine en glaçant les sangs. Déjà, le style vous cloue et ce n’est que l’introduction d’un roman qui frappe, cogne, démolit pendant quatre cent pages suffocantes, puissantes, sans manichéisme, sans jugement et sans fausses excuses non plus. Kenan Görgün est belge d’ascendance turque, fils d’imam et auteur depuis plusieurs années. Comme Chainas, DOA ou Jaccaud avant lui et avec qui la parenté est évidente, sa collaboration avec l’éditeur Aurélien Masson a porté ses fruits, ses bombes…
Ce livre ne séduira pas tous les lecteurs. On dit parfois qu’on ne sort pas indemne d’un roman, “Le second disciple” vous flingue, vous met à terre, mais très intelligemment, sans abuser de faits choquants mais sans oublier aucun discours honteux, en vous montrant avec minutie, en vous démontrant avec précision, en analysant à la perfection, en interrogeant douloureusement, en explorant la funeste galaxie du terrorisme puis en vous laissant hagard à la dernière page comme une des nombreuses victimes des infamies que vous allez affronter.
“Blasphémateur ! Toi et tes copains, là. Vous vous permettez d’accuser les autres de blasphémer ou je ne sais quoi. Dès que les gens ne parlent pas comme ça vous plait, vous vous y mettez, comme si vous étiez les avocats de Dieu, comme si Dieu avait besoin de cancrelats comme vous pour prendre sa défense. Mais, qui a blasphémé plus que toi? Tu as commis le pire des blasphèmes. Le jour du Jugement dernier, quand on sera appelés devant Dieu, toi et les tiens, vous resterez, dans vos cages. Personne voudra de vous. Même ce jour où tout le monde sera pardonné, vous le serez pas. » Tu ravales tout: ta langue, tout. Ton père s’éloigne.”
« Lyon, automne 2003. Banal accident de la route à la Croix-Rousse. Les officiers de police Marc Launay et Priscille Mer se rendent sur les lieux. Un motard, Paul Grieux, est dans le coma. Aussitôt, la victime les intrigue. Aucune adresse à son nom. Aucun proche à avertir. Et surtout son ex-compagne, Madeleine Castinel, a disparu ce soir-là et reste introuvable. Commence alors une enquête troublante sur fond d’ésotérisme et de magie noire, qui va plonger les policiers dans l’horreur. »
Premier roman graphique de DOA, l’auteur de Pukhtu.
Pas aisé de chroniquer un roman graphique quand on n’ y connait pas grand chose, pas facile non plus de donner une impression objective tant on a déjà créé soi-même son décor et ses personnages au moment de la lecture, déjà très ancienne, du roman. Et pour ces deux raisons, je me garderai bien d’émettre le moindre commentaire et préfère vous laisser entre les mains de l’auteur le temps d’un petit moment d’élucidation qu’il a bien voulu nous accorder. Merci donc à DOA pour ce petit entretien et aussi à Stéphane Douay dont la qualité du travail se voyait déjà dans l’adaptation BD de « Les années rouge et noir » de Gérard Delteil.
1 – On vous imaginait en période d’écriture et vous revenez en librairie avec une adaptation graphique de votre premier roman “la ligne rouge”, quelle est l’origine de ce projet et pourquoi le choix s’est-il porté sur ce roman?
Je suis en période d’écriture. Et pour longtemps encore. Et si je peux me permettre deux petites corrections de rien du tout, le livre dont est adapté la BD porte le même titre, « La ligne de sang », et ce n’est pas mon premier mais mon deuxième roman.
L’idée remonte à l’année 2010, si je me souviens bien. A l’époque, j’ai été contacté par une jeune maison d’édition de BD, 12bis, qui souhaitait que je planche sur une histoire pour eux. Pour diverses raisons – notamment pour travailler avec David Sala, un de mes amis, auteur des couvertures de mes deux premiers livres et originaire comme moi de Lyon – j’ai proposé d’adapter « La ligne de sang ». Nous avions alors tous les deux envie de plancher sur une intrigue se déroulant dans notre ville et celle de ce roman semblait adéquate. J’ai écrit le script de la BD au printemps 2012, pendant que David finissait un autre travail. Et puis rien ne s’est passé comme prévu : 12bis a fait faillite, il a fallu récupérer les droits auprès des repreneurs du fonds, David n’a pas pu attendre et a quitté le projet, et celui-ci a été remisé aux archives de mon Mac. En 2014, Laurent Muller, un des fondateurs de 12bis, passé aux Arènes, a repris contact avec moi pour racheter les droits du scénario. Je ne voyais pas de raison de refuser de les lui céder à l’époque. Il a fallu deux ans pour que le travail commence véritablement. A ce moment-là, j’étais occupé ailleurs et je n’ai suivi la production de la BD que de loin. Voire de très loin après janvier 2018.
2 – Passe t-on aisément d’auteur à scénariste de roman graphique? Des invariants ou des différences?
Non, ce n’est pas simple. Il y a du texte et de l’image dans une BD, mais ce n’est ni un livre ni un film. Le truc, autant que j’ai pu le comprendre, consiste à découper selon une suite d’images pertinentes, dont chacune est elle-même une synthèse de l’action à un moment précis de l’intrigue et permet l’ellipse vers la synthèse suivante ; la BD, du point de vue du scénariste, m’est ainsi apparue comme l’art du choix des vides et des non-dits. Je me souviens qu’à l’époque cette première tentative de scénario de BD m’avait posé pas mal de problèmes. Je ne suis d’ailleurs pas certain de les avoir tous bien résolus. J’ai beaucoup taillé dans le roman, réorganisé des séquences pour en changer la chronologie, et simplifié des passages. Reste qu’en BD comme ailleurs, sans une bonne histoire et de bons personnages, on ne va pas loin. Même si c’est le dessin qui appâte, c’est le fond qui laisse une impression durable. Le fond est-il à la hauteur dans le cas de « La ligne de sang » ? Nous verrons.
3 – Pourquoi Douay pour illustrer votre histoire? Y a-t-il adéquation convaincante entre votre histoire et les personnages que vous avez créés et l’adaptation croquée par Douay? Doit-il exister une réelle complicité avec le dessinateur ?
Stéphane Douay a été suggéré par l’éditeur de la BD et lorsque ce dernier m’a présenté les précédents travaux de Stéphane, j’ai trouvé qu’ils allaient plutôt bien avec l’ambiance noir/polar du roman d’origine. Je m’en suis donc remis à son choix.
4 – Est-ce un “one shot” ou a-t-on des chances de vous retrouver dans d’autres aventures similaires issues de votre bibliographie?
A ce stade, j’ai quelques idées mais qui ne sont pas très concrètes, je vais donc les garder pour moi.
5 – Quand retrouvera-t-on du DOA inédit en librairie?
Le jour où il sera prêt à y revenir et lui-même ne sait pas quand ce jour arrivera (et va par ailleurs immédiatement cesser de parler de lui à la troisième personne, c’est nul).
Frédéric Jaccaud, romancier et nouvelliste suisse, n’est pas un inconnu chez Nyctalopes. Son précédent roman, Exil, a fait l’objet d’une chronique par Wollanup, qui saluait alors l’intransigeance de l’auteur, en le rapprochant d’un de ses contemporains, national celui-là : « tout comme Chainas, F. Jaccaud ne cherche pas à plaire, à être dans l’air du temps, d’écrire les romans qui plairont au plus grand nombre. Tout comme les romans de Chainas, ceux de Jaccaud se méritent et s’ils offrent un plaisir certain au fan, celui-ci s’obtient au prix d’une lecture qui peut parfois heurter, désarçonner, provoquer mais jamais ennuyer ou laisser indifférent. » En se plongeant dans ce cinquième roman, irrigué par un liquide organique glacial, on ne peut qu’approuver.
Début des années 1980, dans une petite ville portuaire française, peut-être baignée par les eaux grises de la Manche, Jean et Michel vivotent dans une petite délinquance, sans avenir. Leur amitié tortue est ancienne, elle remonte à l’orphelinat. Treize ans auparavant, ils se sont liés et se sont promis de ne jamais se quitter. Claire aussi était du serment. Mais elle a disparu. Ne reste d’elle que les photos qui maculent les revues et jaquettes de VHS porno arrivées d’outre-Atlantique. Ils n’ont pas oublié et veulent comprendre. Un braquage foireux les pousse à fuir, ils s’envolent pour Los Angeles, épicentre d’une nouvelle industrie qui part à la conquête du monde, le X. La ville brille et glace en même temps. Entre miséreux prêts à tout pour s’en sortir et riches anesthésiés par le cynisme et les drogues, Jean et Michel doivent avancer dans ce cloaque californien pour mener à bien une quête dont l’issue sera douloureuse pour tous.
Dès les premières lignes, on sait que l’auteur manie le scalpel, sous lumière crue et sans anesthésie. Il dissèque ce quelque chose qui ne marche pas droit et qui ne peut pas aller loin, coincé entre les falaises, pas loin de l’asphyxie, chez Jean et Michel, le beau et la brute, l’un qui tire et l’autre qui se laisse tracter. Jean a une fille sur le trottoir, deale, se crame la tête, se bagarre et se débat. Michel accompagne, suit et essaie en plus de vivre tant bien que mal une vie de couple. Ni l’un ni l’autre ne se satisfait vraiment de ce qu’il vit. Leur amitié a tout du poids mort, d’autant qu’elle a perdu une de ses roulettes, Claire. Dans leur tête à tous les deux, un obsédant jeu de tarot, illustré par des rêves de gosses, la nostalgie d’un élan physique, le mystère de la disparition de Claire et le vernis des photos porno.
Déjà peu enviable en France, la vie du duo, arrivé en Californie, ne sera pas reluisante. Au moins vont-ils pouvoir approcher pas à pas des milieux plus aisés, d’une terrifiante vacuité morale, pris dans un tourbillon hédoniste morbide, entre drogues et sexe. Des portes s’ouvrent vers l’univers du porno. Rien d’étonnant, ce qui fait exister la nouvelle industrie du X, c’est le fric. Elle n’est qu’un des derniers avatars en date d’un système économique qui use de cruauté et essore les humains contraints de s’y asservir. Frédéric Jaccaud ne manque ni de background documentaire ou philosophique ni de références (JG Ballard, George Bataille…). C’est pourtant quand elles apparaissent de façon trop évidente pour contribuer à une analyse ou une contextualisation que nous avons moins envie de le suivre. L’immersion grandissante des deux comparses dans les tournages révèle assez de saloperie glaçante. Jean, pourtant leader au départ, va perdre pied et Michel, étonnamment, relever le défi avec plus d’accomplissement. Mais il y a un prix à payer pour une vérité qui lamine le désir, l’amour et l’amitié.
« Sur la pochette d’une VHS, on les compare au couple burlesque formé par Bud Spencer et Terence Hill. Le corps esthétique de Jean se fait malmener par la caricature de son compagnon. Le rôle ingrat de Michel, brut, balourd, un peu idiot, se mue en catharsis pour une population masculine frustrée qui trouve une vengeance fictive dans les scènes où la disgrâce l’emporte sur l’élégance.
À présent Jean reproche à son ami d’avoir le beau rôle. Michel ne veut pas en parler. Il lui rappelle qu’ils ne sont pas véritablement acteurs. Il s’agit de retrouver Claire. Tout cela n’est qu’un moyen, pas une fin.
Jean ne l’entend pas.
En plus, tu y prends du plaisir.
Il faut avouer pour Michel, interdit, vexé, blessé, qui refuse d’admettre qu’il ne subit plus autant de déplaisir en jouant devant la caméra. Toutes les tensions accumulées de son enfance, jusqu’au crime irréparable, ce destin qui ne cesse de s’acharner, tout cela s’amenuise lorsqu’il entend la voix du réalisateur, cette voix qui lui ordonne chacun de ses mouvements, ordonne cette autre vie, futile et ridicule, qui tiendra sur une pellicule de quelques mètres. À cet instant, il n’est pas meilleur, pas pire que tous ces hommes nus et déchus, ahanant sur des corps inconnus, noyés dans les odeurs crues et les cris simulés, sous l’œil inquisiteur de l’objectif, sous le regard indifférent des techniciens. Lorsqu’il surprend le reflet de son anatomie dans l’un des miroirs installés autour de lui afin de faciliter le travail du caméraman, il éprouve enfin cette honte redoutée, retrouvant dans la souffrance morale la sensation d’exister. »
Une descente dans une vallée infernale, plus érosive qu’érogène.
Cherry (la cerise) désigne dans l’argot des militaires américains d’aujourd’hui, la nouvelle recrue, le bleu-bite. L’expression est aussi à connotation sexuelle car, en américain, quand on perd sa virginité ou son pucelage on perd sa « cerise » (to lose one’s cherry). Bleu-bite, le personnage principal du premier roman de Nico Walker (inspiré par sa trajectoire personnelle) l’a été, pendant les premiers mois de son engagement sous l’uniforme, balancé en Irak. Branleur, jean-foutre, désespérant propre-à-rien sous opioïdes, il l’a été également, avant, pendant et après ce passage dans l’armée. Nico Walker purge une peine de prison depuis 2012 et devrait être libéré en 2020. On obtient un aperçu de l’état de l’Amérique quand les maisons d’édition en viennent à « tirer » du système carcéral des types avec autant de talent pour la plume (que pour autre chose de bien pire) : il y a quelques semaines à peine, Nyctalopes chroniquait L’Hôtel des barreaux gris de Curtis Dawkins, lui-même emprisonné à perpétuité.
Cleveland, Ohio, 2003. Le narrateur, issu de la middle-class, entame sa première année à la fac. Bien vite, sa vie se met à ressembler à une dérive : glander, se défoncer, baiser, tomber amoureux occupent la plupart de son temps. Quand il rencontre Emily, c’est le coup de foudre. Quand il croit l’avoir perdue, il s’engage dans l’armée par ennui et bravade. Assistant médical de terrain, il est envoyé en Irak et découvre pendant une année l’horreur et l’absurdité de la guerre : la routine, l’abrutissement, le sang, les flammes, les antidouleurs, les compresses, la trouille, la violence à l’état brut, de part et d’autre. A son retour, c’est un homme malade, il souffre de troubles post-traumatiques. Il retrouve Emily qui a elle aussi commencé à tâter de la seringue. Le jeune couple se laisse aspirer dans le siphon d’opiomanie qui tire vers le bas tout un pan de la société américaine. L’addiction s’aggrave, les finances s’évaporent. Pour continuer à dépenser les sommes faramineuses nécessaires aux toxicomanes, le dos au mur, il se met à braquer des banques.
Cherry réussit en premier lieu la gageure de rendre un véritable trou du cul attachant. Le narrateur, celui de la vie civile en tout cas, nous englue dans sa naïveté morose, son indolence, son sentimentalisme, son inclination à baigner dans la vacuité. Si on était un vieux con, on lui collerait les épaules contre les épaules, hurlerait quelque chose comme « non mais tu vas arrêter tes conneries ! » et peut-être le ferait-on saigner du nez. Si on était un vieux con avec du cœur, on le prendrait dans ses bras et se mettrait à chialer aussi « quand est-ce que tu vas arrêter tes conneries ? » Mais il y a quelque chose qui force le respect, c’est l’honnêteté brute, la vérité, du propos. Ce cœur brisé, cette âme pleine d’espoir malgré tout, nous parle et nous touche.
Son expérience sous les drapeaux et sur le théâtre d’opérations irakien constitue un indéniable temps fort du roman. On est là au plus proche de ce qu’a lui-même vécu Nico Walker. Il n’est pas le premier à relater ce genre d’histoires. En fiction ou non-fiction, d’autres anciens soldats ont publié des textes superbes, forts. Mais la lucidité de Nico Walker sur l’armée et la guerre embroche l’amas de propagande qui les entoure. Ses anecdotes chaotiques (porno et drogues, actes de cruauté et de bienveillance, heures d’ennui transpercées de pics de terreur) ont une résonnance toute particulière et véhiculent le désordre de la mission américaine et ses effets délétères sur les jeunes gens chargés de la mener.
Le retour au pays est une spirale descendante. Les prises de drogue, les deals, l’infernale et stérile bavasserie des toxicos dominent et donnent l’impression d’une course sur place. Les anecdotes similaires s’accumulent, comme une leçon répétée encore et encore à quelqu’un qui la comprend mais ne peut rien changer. L’enfer personnel du narrateur est aussi celui de toute une société. Les opioïdes sont aujourd’hui un fléau national aux Etat-Unis. Démarrée avec la surprescription de médicaments anti-douleurs (comme l’Oxycontin), la crise s’est intensifiée avec l’afflux d’héroïne à bas prix et d’opioïdes synthétiques fournis par des cartels. Le roman de Nico Walker est un des premiers à éveiller la conscience sur cette catastrophe humaine et sociale.
Salué par la presse et des grands noms de la littérature américaine contemporaine (Donald Ray Pollock, Thomas McGuane, Dan Chaon…) Cherry est une fiction portée, transportée même, par une vérité brutale, sans une once d’apitoiement. Elle nous parle d’un carnage américain, celui d’une jeunesse amochée par la guerre, la morosité et l’anéantissement dans la drogue, avec une authenticité terrifiante.
« Après avoir reçu un e-mail qui me brisait le cœur, ce que je faisais typiquement, c’était boire un café et fumer des cigarettes. S’il y avait une partie de cartes en cours, je jouais et perdais un peu d’argent. Dans l’ensemble, je n’avais pas de veine aux cartes. Mais tôt le matin, la plupart du temps, il n’y avait pas de partie de cartes. Souvent il n’y avait rien d’intéressant à lire. Tout le monde dormait. Alors ce que je faisais, c’est que je regardais le catalogue Ikea. J’avais copié-collé plein de trucs sur le mobilier Ikea dans un document Word, et je regardais ça en pensant aux meubles qu’Emily et moi achèterions quand nous habiterions ensemble. Je me disais que si je revenais vivant de ce truc en Irak et que je mettais de l’argent de côté, ça nous suffirait pour que nous nous lancions ensemble dans la vie. Nous aurions des économies, elle serait diplômée, je pourrais entreprendre des études et ça irait parce que ce ne serait pas juste un truc qui me serait tombé dans le bec. Il faudrait que je sois futé comme Emily. Et elle deviendrait quelqu’un et je deviendrais quelqu’un, bibliothécaire peut-être, et nous aurions assez d’argent, nous serions classe moyenne, nous ne manquerions de rien, nous ne dépendrions de personne., aucun vieux salopard ayant voté pour les guerres ne pourrait rien me dire parce que j’aurais fait ce qu’ils avaient voulu. Donc je fumais des Miami, je buvais du café, j’étais sur les nerfs après avoir été en mission toute la nuit, à me vautrer dans les champs autour de la base. En vrai, je ne regardais pas beaucoup de porno, vous savez. Bon d’accord, j’en regardais un peu, j’avais vu quelques épisodes de La camionnette de la baise et tout ça, mais dans l’ensemble je n’en matais pas tant que ça. Ça me donnait l’impression de tromper Emily. Et quand je me branlais dans les chiottes portables, je ne pensais pas à d’autres nanas. Je n’en ai pas honte. J’essayais d’être un mec bien. »
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