Tout d’abord, bien sûr, le nom de l’auteur titillera de nombreux lecteurs. Emmanuel Bourdieu est bien le fils de Pierre dont on célèbre en ce moment le vingtième anniversaire de la mort. Mais ses parcours accomplis de cinéaste, grand prix de la Critique au Festival de Cannes en 2006 pour “les amitiés maléfiques », de scénariste pour Desplechin, de dramaturge et philosophe prouvent qu’il a su faire son propre chemin, créer une pensée personnelle qui ne doit rien à un quelconque héritage familial si ce n’est l’influence plus ou moins conséquente d’un père sur un fils. Emmanuel Bourdieu pointera d’ailleurs ce poids familial, ce patriarcat des campagnes dans la seconde partie du roman. Pour clore ce sujet qui n’en est pas un, supputons que l’essai paternel “le bal des célibataires” qui l’a déjà inspiré pour son premier long métrage “ Vert paradis” ait pu trotter dans la tête d’ Emmanuel Bourdieu pendant l’écriture.
Charles Blancard, paysan, propriétaire de la ferme familiale, dernier de sa lignée est accusé d’avoir tué, dépecé et éparpillé dans la montagne dans des sacs poubelle de trente litres une joggeuse. Il a reconnu une part de responsabilité, très fluctuante, et a déjà donné six versions différentes sur sa participation à l’acte barbare.
Madeleine Verdun, experte psychiatre auprès des tribunaux, fragile, sortant de dépression et dégoûtée par son boulot, doit traiter le dossier par le biais de trois rencontres avec Blancard. A l’issue de ces entretiens, elle devra rédiger un rapport visant à déterminer devant le Cour si l’homme est atteint d’une maladie mentale ou de troubles de la personnalité nécessitant l’internement dans une unité de soins ou s’il doit être considéré comme sain d’esprit et donc jugé et emprisonné.
“L’hermine et la toge, la grande tartuferie et tout le vide terrifiant qu’il y a derrière, l’envers misérablement humain de la Loi, les coulisses dérisoires de l’Audience, c’est d’avoir vu ça que je me suis effondrée.”
Madeleine s’y colle néanmoins, comprend très vite l’immensité de la tache, l’épreuve qu’elle va subir. De fait, Blancard lui propose une septième version de la tragédie, tranquille, accommodant, arrangeant, se défendant par l’amnésie quand il est confondu par les preuves, les évidences. Trois entretiens, trois fiascos…
“_ Dans votre tête, oui, on aura compris ! Permettez-moi de remarquer néanmoins que, dans votre tête, comme par hasard, il ne se passe que des choses qui arrangent vos affaires. Le meurtre, c’est pas vous, le transport, c’est pas vous, la découpe, c’est pas vous. Vraiment, c’est étonnant, comme tout tourne en votre faveur, non ?”
Mais, interpellée par une phrase “je suis le dernier”, elle va aller fouiller dans l’histoire familiale de Blancard…
La première réussite de ce grand polar tient avant tout dans le choix de nous immerger dans le cerveau de Madeleine Verdun “misérablement humain” lui aussi . D’emblée, on est donc confronté au grand mystère Blancard, taré définitif, grave malade ou habile dissimulateur ? On partage l’énervement, l’irritation, le désespoir, l’incompréhension, la colère, les hésitations de la praticienne. On se prend Blancard de plein fouet, entre colère, stupéfaction et hébétement.
Ensuite, et je tiens vraiment à le dire tout en vous souhaitant pareil bonheur, tout est parfait dans ce roman… des premiers mots à la terrible dernière phrase. Le ton est toujours juste, l’économie de mots, le schéma narratif, interdisent l’égarement, la dispersion du lecteur. L’auteur profite de l’intrigue, parfaitement conclue en finesse, pour aborder clairement ou de manière moins visible les thèmes de la ruralité, de l’héritage culturel et familial, de l’isolement, de la justice, de la psychiatrie, des limites du diagnostic de l’âme humaine. C’est brillant, j’ai adoré. On retrouve la même puissance narrative pour décrire, sans pathos exagéré, la misère ordinaire que dans “Les abattus » de Noëlle Renaude, dramaturge elle aussi, chez Rivages également, décidément…
Roman amené certainement à devenir un classique, “Je suis le dernier” séduira les amoureux de polars sortant des sempiternels cadres habituels et les amateurs d’œuvres noires qui suscitent interrogation et réflexion.
Un bijou.
Clete.
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