Chroniques noires et partisanes

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LA DERNIÈRE NUIT DE MUSSOLINI de Jean-Charles Chapuzet (scenario) & Christophe Gérard (dessin) / 1000 Feuilles / Glénat

J-C. Chapuzet et C. Gérard, compères associés ont déjà produit deux albums, Le matin de Sarajevo et L’affaire Zola, tous deux des reconstitutions historiques. C’est en effet aujourd’hui un axe fort de développement (et parfois de créativité) de la BD : le documentaire.

La photographie du Duce et de sa maîtresse Clara Petacci pendus par les pieds sur la place Loreto de Milan a fait le tour du monde. Et la résonance de ce cliché a souvent occulté dans la mémoire collective la dernière cavale de Mussolini sur les bords du lac de Côme… Mussolini n’est pas mort à Milan. Fuyant la résistance italienne comme les forces alliées, Mussolini et Clara Petacci tentent de rejoindre la Suisse en compagnie de quelques fidèles du régime. Cette fuite désespérée, proche du grotesque, prendra fin une soirée d’avril 1945, sous une pluie fine, en Lombardie : Mussolini démasqué est finalement arrêté, déguisé, planqué et fusillé le lendemain matin sur les berges de ce lac d’une beauté rare. Cette dernière sortie pathético-romanesque, d’une violence inouïe, est à l’image de la trajectoire de celui qui inventa le fascisme. En quelques jours tout remonte à la surface.

Au bord du lac de Côme, dans la nuit du 27 au 28 avril 1945, Benito Mussolini partage un ultime moment de répit avec Clara Petacci, sa maîtresse. L’ancien Duce, acculé, voit sa fin approcher. Le poids des décennies et des trahisons le ronge. Adolf Hitler, qu’il croyait son allié, l’a relégué à la tête de la (minuscule) République de Salò, une marionnette au service du Reich. Tandis que les Italiens se déchirent, que les Alliés progressent depuis le Sud tandis que la Wehrmacht et les SS, descendus des Alpes, les affrontent, Mussolini cherche désespérément à sauver ce qu’il reste de l’Italie fasciste. Un dernier espoir du côté d’Hitler ? En attendant, le Duce confie son désarroi et son désenchantement à son entourage. Il décide de se replier sur Milan. Mais sur la route, des partisans vont démasquer sa piteuse tentative de dissimulation…

Il est loin, en 1945, le macho italien, flamboyant, fort en gueule et en mimiques (à la limite du grotesque), habile en louvoiements politiques, queutard aussi, qui a transformé l’Italie en régime autoritaire, d’un genre nouveau. Par flashbacks, l’album revient sur ces épisodes de l’ascension et du règne du Duce. Mais c’est la trouille au cul que Musso sillonne les routes dangereuses. Comme s’il avait subi lui-même le ricin employé pour « punir » les opposants, le pays évacue le contenu de ses tripailles : c’est sale, sanglant. Pour Mussolini, ce sera la fuite à Varenne puis un sommaire jugement comme les époux Ceaucescu… Triste, pathétique farce.

Côté dessin, Christophe Girard propose un style proche du réalisme, assez classique, mais qu’il sublime par un bel usage d’une dominante bleu-gris ou vert-gris où fleurit parfois une couleur plus vive ainsi que par l’utilisation de détails ou d’instants détourés, s’extirpant du fond blanc. A noter également une parenthèse graphique, avec des cases crayonnées, pour évoquer le triste sort de Pier Paolo Pasolini tué par un groupuscule fasciste en 1975. Le rideau n’est pas définitivement retombé sur les plus sombres heures de notre histoire…

Une reconstitution historique solidement documentée et qui se lit comme un polar, portée par une belle impression glauque (au sens littéral et au sens figuré).

Little Bic Man






CE PAYS N’EST PAS POUR LES FAIBLES de Julien Gravelle / Stock.

Ceci ne fait aucun doute : nous, Nyctalopes, avons adopté Julien Gravelle, et ses livres de nature writing authentique, chroniqués précédemment dans ces pages. Je suis certain que vous utilisez, comme moi, sur une base régulière l’outil « Rechercher » sur le haut droit de la page d’accueil du blog. Si ce n’est pas le cas jusqu’ici, faites-le donc, pour remonter le fil de cette camaraderie littéraire. C’est par conséquent avec un plaisir non dissimulé que nous accueillons sa dernière publication en France, une version légèrement corrigée dans son détail pour qu’elle soit comestible pour les petits Français, peu farouches avec les anglicismes parfois audacieux, beaucoup plus avec les floraisons lointaines de la langue françoise qui s’échappent de la bouche de Julien Gravelle.

Dans les forêts du Grand Nord canadien, là où la nature somptueuse et écrasante dicte ses lois et façonne les hommes, se trouve la cabane des Malençon. Quatre générations s’y succèdent : l’aïeul Léopold, trappeur sans merci, la construit de ses propres mains ; son fils Siméon y est envoyé pour s’endurcir ; la jeune Lyne, elle, voit sa vie brisée par une découverte macabre ; seule Tania, un siècle plus tard, osera enfin renverser le destin.

Tour à tour refuge, prison ou lieu maudit, la cabane est le coeur battant de cette famille, dont les racines sont profondément enfouies dans la terre des plaines boréales, et qui traîne son lourd secret depuis trop longtemps.

1921. 1944. 1984. 2023. Quatre époques, quatre générations de la famille Malençon, quatre individus de cette famille pour apprendre quelque chose, une leçon de vie, un apprentissage sur eux-mêmes, le dévoilement d’un secret familial, dans la cabane construite par le premier d’entre eux ou à proximité immédiate de celle-ci. Celle-ci est vraiment le totem de ce livre. Bien sûr, sur un siècle de temps, elle va se transformer, s’affaiblir dans sa structure, voir en partie s’effondrer. Mais son « pouvoir » va se maintenir et jouer un rôle décisif à un moment de la vie de Léopold, Siméon, Lyne et Tania.

Les personnages sont différents, tantôt rude comme l’aïeul, tantôt tourmenté comme le fils ou affaiblie comme l’arrière-petite-fille. La nature garde cette permanence : elle ne plaisante pas, elle peut tuer. Mais le bois est là, qui peut donner refuge, apaiser, offrir ses ressources à qui sait les prélever, consoler ou diffuser sa sève. Il faut savoir s’y plonger, s’y brancher. Julien Gravelle sait nous le dire, toujours très justement, sans emphase. C’est l’évidence de ses textes, il est habité par cette contrée boisée et lacustre et au travers de ses histoires et de ses personnages, il met en lumière les rapports entre l’homme et la nature, ce qu’elle nous fait (comment elle agit sur nous) et ce que nous lui faisons (subir) désormais. Il y a un thème qui apparaît-disparaît entre les épinettes, d’une génération à l’autre : l’effet papillon. Couper un arbre, abattre un chien ici et maintenant, sans penser plus loin que ça. Qui sait ce que ce que cela produira plus tard, des années après ? Ce peut être dévastateur ou bien bénéfique. Au final de la belle ouvrage, quatre madriers extirpés d’un même tronc, avec peut-être le petit regret personnel que le texte ne fût un seul et même arbre.

Un écart hors de l’en-dedans sombre des bois précédemment visité par Julien Gravelle mais toujours la vibrante authenticité d’un milieu et des personnages qui le traversent.

Paotrsaout

LA FORME ET LA COULEUR DES SONS de Ben Shattuck / Terres d’Amérique/ Albin Michel

The History of Sound

Traduction : Héloïse Esquié

Il est des occasions (encore une fois) où des auteurs américains prouvent qu’ils prennent très au sérieux la forme courte, notamment par la qualité ou l’intensité données à des nouvelles. Né en 1984 dans le Massachusetts, Ben Shattuck – l’auteur qui nous intéresse aujourd’hui – est diplômé de l’Iowa Writers’ Workshop. Ses nouvelles lui ont valu d’être le lauréat du PEN/Robert J. Dau Short Story Prize et du Pushcart Prize.

Été 1919. Deux jeunes hommes, liés par un amour placé sous le signe de la musique, partent recueillir des chansons traditionnelles dans les campagnes du Maine, avant que l’un d’eux ne disparaisse brusquement. Des années plus tard, dans la maison où elle vient d’emménager, une femme retrouve les cylindres de cire enregistrés lors de ce fameux été… La première nouvelle de Ben Shattuck donne le ton de ce magnifique recueil qui explore le lien entre l’amour et la perte, et la manière dont celui-ci se métamorphose au gré du temps. Empruntant la forme musicale et poétique du « hook-and-chain », popularisée au XVIIIe siècle en Nouvelle-Angleterre, l’auteur relie chacune des nouvelles, tramant un récit où la mémoire d’un chaînon du passé resurgit fortuitement.

Un point d’explication avant de commencer. La forme musicale et poétique du hook-and-chain se présente selon le schéma suivant : A BB CC … A (pour clôturer). Ainsi dans le recueil, à l’exception de la première, les nouvelles se suivent comme en écho, à travers les époques. Puis la dernière « répond » à la nouvelle placée en première position, ici La forme et la couleur des sons qui donne son titre au recueil. Elle a d’ailleurs fait l’objet d’une adaptation cinématographique par Oliver Hermanus : The History of Sound avec Paul Mescal et Josh O’Connor dans les rôles principaux.

L’intéressant procédé n’aboutit pas systématiquement à la constitution de couples de textes d’un équilibre parfait, à mes yeux. Par les balades qu’elles offrent dans les paysages de la Nouvelle-Angleterre, boisés ou marins, sauvages ou transformés par l’homme, en suivant aussi les méandres entre secrets et espoirs des personnages saupoudrés entre les quatre siècles qui les traversent, les nouvelles ciselées de Ben Shattuck ont de quoi séduire. C’est souvent fin et sensible et on quitte à regret ici ou là une histoire qui donne envie qu’elle soit prolongée.

Cela n’a probablement pas beaucoup d’importance mais je souhaite exprimer quelques satisfactions particulières.

La nouvelle La forme et la couleur des sons est de très haute tenue. Concept, écriture, émotions, c’est un texte qui touche au cœur, une véritable réussite. Globalement, les nouvelles de reconstitution historique comme celle-ci sont parmi les plus intéressantes. Edwin Chase de Nantucket raconte la surprenante visite de quelques heures d’un voyageur dans la ferme isolée de Nantucket où vivent une veuve et son fils à la fin du XVIIIe siècle. Serait-ce un intime du passé de la femme ? Le journal de Thomas Thurber est la chronique d’un hiver de bûcheronnage au fond des bois en 1907. Événements étranges, rivalités violentes, intempéries, l’expédition tourne au désastre et son auteur en écrit un journal à l’intention de sa femme, en attendant un hypothétique retour en ville… Un cygne dans la toundra se passe à notre époque et évoque le désarroi d’un père face aux troubles addictifs et comportementaux de son fils Ian. Employé de pépinière, il s’endette, vole et trafique des spécimens d’arbres pour réunir l’argent nécessaire aux cures qui pourraient rendre la santé à son enfant. Jusqu’au jour où Ian commet l’irréparable aux yeux de son père…

La nouvelle est un art, très américain. C’est ce que confirme Ben Shattuck.

Paotrsaout

LA MORT DE LA PETITE FILLE AUX ALLUMETTES de Zoran Ferić / Les Éditions Noir sur Blanc

Smrt Djevojčice sa žigicama

Traduction : Chloé Billon

Une fois n’est pas coutume, c’est le nez orienté vers l’Est que je rédige cette chronique. Le Missouri ? Ou Loctudy (dans la même direction mais plus simple à rallier) ? Que nenni. Dirigeons-nous vers la Croatie. Découvrir le roman de Zoran Ferić est un demi-hasard. Il n’est traduit que pour la deuxième fois en français et, à vrai dire, j’ignorais jusque-là l’existence même de cet homme. Toutefois, je garde un œil vigilant sur les productions de la maison d’édition Noir sur Blanc, installée en Suisse. Elle m’a déjà habitué à une qualité de textes, certes pas forcément noirs, mais bien bons à mon goût comme celui-ci de Zoran Ferić, un journaliste, romancier et nouvelliste né en 1961.

Quel est le point commun entre la mort d’une enfant de six ans sur une île croate et l’effondrement des empires communistes en Europe de l’Est ? Un lien existerait-il avec la gonorrhée d’un hermaphrodite ? Le roman policier se transforme en une comédie grotesque et diabolique : tous les maux de cette petite île, microcosme symbolique, proviennent de la paranoïa née de la perte de la mémoire collective, de l’histoire et de la morale.

1992. Sur Rab, une île de la galaxie insulaire croate, on enterre une petite fille morte de maladie, fille d’un ami du personnage principal, un médecin légiste de retour au bled pour des raisons pas très claires. La guerre qui va ravager totalement la Yougoslavie (au point qu’elle en deviendra l’ex-Yougoslavie), a commencé mais n’est qu’un tonnerre lointain sur les massifs montagneux, là-bas sur le continent. Sont-ils pourtant rassurés ces habitants ? Non. Cet événement est en soi déjà un véritable drame, et ce n‘importe où ailleurs. Mais est-ce l’effet de décennies d’événements politiques lourds (guerres fratricides entre factions pro ou antinazies pendant la Seconde Guerre Mondiale + régime socialiste certes titiste mais néanmoins totalitaire) ? Celui d’un microcosme îlien propice aux comportements euh bizarres ? Celui des vins de l’Adriatique ou d’autres liqueurs plus fortes qu’on consomme allégrement là-bas, pour ne pas faire différemment des voisins de la planète Balkans ? Très vite, le roman plonge dans les bizarreries de cette communauté, dans ces anecdotes qui la racontent et amènent à penser qu’ils sont décidément bien tarés. Ce qu’un peu de modestie et de relativité amènerait à nuancer. Penchez-vous sur un groupe humain à l’échelle d’un village, d’une commune, d’un canton… et vous trouverez les mêmes figures locales, droites ou tordues, les mêmes traditions ou habitudes étranges, les mêmes secrets éventés, les mêmes souvenirs moisis, les mêmes crispations ou haines. Et un humour local assez peu partagé ailleurs, probablement. La base de bonnes histoires, peut-être. La base d’histoires dérangeantes comme celle-ci sûrement. Car bien vite, on retrouve le cadavre d’un travesti roumain tandis que la dépouille de cette pauvre fillette abandonne son caveau…

Le texte de Zoran Ferić invite à une escapade géographique, historique et sociologique diablement rigolote. Oui, terminons cette suite d’adjectifs par un terme séduisant, quand même. Le gars est féroce avec ses pairs, c’est le moins qu’on puisse dire. Il résulte de ceci un roman tonique, consternant et cocasse à la fois. Une adaptation au cinéma a été réalisée en 2023. On aurait envie de la voir.

Pour finir, je ne saurais pas dire si, en langue croate, il existe un mot pour se rapprocher du weirdo américain ou du foutraque français. Il le mériterait amplement.

PS ; on aura sans doute pas l’occasion de le dire souvent. Alors un grand merci au travail de la traductrice capable de nous donner un texte qui régale, dans cette langue qui est la nôtre.

Paotrsaout

LE DERNIER COMBAT DE LORETTA THURWAR de Nana Kwame Adjei-Brenyah / Terres d’Amérique / Albin Michel

Chain-Gang All-Stars

Traduction : Héloïse Esquié

Il y a déjà quelques années (2021), nos chroniques se faisaient l’écho de la publication et traduction du recueil de nouvelles Friday Black d’une nouvelle plume américaine, Nana Kwame Adjei-Brenyah. « Foisonnant et insolite » en disait à l’époque la collaboratrice de Nyctalopes. Le retour de Nana Kwame Adjei-Brenyah signifie à nouveau une confrontation avec un truc aussi américain que le donut, j’ai nommé la violence viscérale.

États-Unis, dans un futur proche : les condamnés à mort ou à perpétuité ont la possibilité de participer à un programme de télé-réalité extrêmement populaire, Chain-Gang All-Stars. Sous les yeux d’une foule déchaînée et de millions de streameurs, ils se livrent à des combats d’une rare violence, à la manière des gladiateurs de la Rome antique. Ceux qui survivent à trois années d’épreuves sont graciés. Enchaînant les victoires, Loretta Thurwar, combattante hors pair et superstar du programme, est en passe d’atteindre son but. Mais pour cela, elle va devoir déjouer les pièges que lui tend la production, prête à tout pour accroître son profit.

Le dernier combat de Loretta Thurwar se présente sans détour comme un roman d’anticipation ou un roman dystopique. Pourtant, bien étayé par des faits actuels, il pourrait relater une réalité en devenir. En effet, les Etats-Unis n’ont pas fini de se débattre avec leurs démons. Par exemple, répondre au crime par la violence et le sang (peine de mort), faire de n’importe quoi un divertissement, un produit d’entertainement (télévisuel what else ?) et ne jamais perdre une occasion de faire du fric. Oui, le système pénitentiaire américain est déjà largement aux mains du secteur privé et pour les entreprises qui s’en partagent le marché, il ne fait pas de doute qu’il faut châtier, emprisonner, à tour de bras, et en tirer profit. Sans grande surprise, les minorités américaines sont surreprésentées derrière les barreaux, aujourd’hui déjà, dans la société à venir évoquée par l’auteur également. Le titre original du roman, très acide, Chain-gang All-Stars, renvoie directement à l’époque de l’esclavage. Un chain-gang était un groupe d’hommes, d’esclaves enchaînés pour réaliser une tâche identique ou subir un châtiment partagé. Que l’étiquette soit attribuée à un show où les Noirs dominent (parce qu’ils sont nombreux à purger une peine) ne relève ni du hasard ni de la naïveté de ses créateurs, hommes d’affaires et politiques blancs.

Le roman s’écoule entre plusieurs strates. Celui des héros de l’arène et de leurs aventures, de leurs paliers successifs vers la notoriété, peut-être la délivrance, l’amnistie et la liberté. Ou bien alors vers la chute, sanglante, sous les yeux des spectateurs et téléspectateurs. Nous connaissons ainsi les trajectoires de protagonistes de ces mauvais jeux du circus maximus américain. Leurs efforts pour survivre (on peut s’entretuer dans une même équipe à des moments choisis par la prod télé), pour essayer de polir les règles drastiques voulues par celles-ci et s’élever au-dessus (combien de temps ?) de l’horreur et de l’anéantissement. Tout All-Stars du duel à mort que soient ces personnages dont fait partie Loretta Thurwar, il n’en reste pas moins des humains. Avec leur passé (ils ont commis un ou des crimes et certains sont de vrais innocents), leur frousse de vivre ou de mourir, leur colère, leurs sentiments. Thurwar est Noire et lesbienne. En affaire avec une autre lame experte de son gang, experte mais pas tout à fait à son niveau. Il lui reste à tuer à et à survivre pour avancer vers la… rédemption ? Pour les tarés de Gladiator mixé avec Rollerball mixé avec Koh-Lanta (enfin, ceux qui savent lire encore…), il y a là dans ce texte de quoi se brancher sur des épisodes d’un bon drama sanglant.

La fantaisie, l’imagination, de Nana Kwame Adjei-Brenyah serait difficilement supportable sans les inserts de personnages révoltés par ce show américain nouvelle génération. Des spectateurs. Des gladiateurs. Du petit personnel. En proie au doute momentané ou alors à la révolte, rusée ou ouverte. Ce qui pourrait déposer un grain de sable dans cette belle machinerie médiatique…

Nana Kwame Adjei-Brenyah nous parle d’une Amérique de bientôt peut-être. Inchangée. Raciste. Obsédée par une justice qui a tout du châtiment. Obsédée par l’argent et le spectacle. Il rappelle également que des Américains ne se satisfont pas de cela et qu’ils essaieront de lutter. Salutaire de le rappeler.

Paotrsaout

LES FILLES DE LA FAMILLE STRANGER de Katherena Vermette / Terres d’Amérique / Albin Michel

The Strangers

Traduction : Hélène Fournier

En 2022, la collection Terres d’Amérique publiait la traduction française du premier roman de la Canadienne d’origine autochtone Katherena Vermette, Les Femmes du North End, ensemble choral ancré dans le terreau social de la capitale de l’Etat du Manitoba, Winnipeg. Les filles de la famille Stranger signe le retour romanesque de l’autrice (par ailleurs poétesse), avec un texte de nature semblable : des femmes de la même famille, de trois générations successives, racontent leur traversée des jours, émaillés des difficultés ou des fléaux malheureusement répandus parmi les femmes autochtones au Canada, population parmi les plus fragilisées.

Margaret, Elsie, Phoenix, Cedar : quatre femmes, mères et filles, issues de la communauté amérindienne du North End, un quartier défavorisé de Winnipeg, Manitoba. Quatre membres d’une même famille, les Stranger, chacune hantée par ses propres démons. Quatre personnages qui cherchent désespérément la lumière. Dans cette fresque poignante, Katherena Vermette immerge le lecteur dans l’univers mouvant d’une lignée de femmes autochtones, dessinant la force de leurs liens, la souffrance héritée du passé et l’espoir de briser enfin la fatalité…

Ne cherchez pas d’intrigue. Margaret, Elsie, Phoenix, Cedar chroniquent leur vie de tous les jours. Ce qu’elles font, ce qui leur arrive (ou leur est arrivé plus tôt), ce qu’elles pensent et ressentent. Il existe ainsi un admirable décalage avec la récurrente banalité des faits et sentiments rapportés et la vivacité qui se dégage de l’écriture. Phrases sèches, précises pour une évocation puissante, nerveuse. A chaque fois que l’une de ses femmes, jeune ou âgée, s’élance dans un chapitre, nous sommes à ses côtés mais aussi au plus proche de son esprit, ce qui n’est pas la moindre réussite du texte de Katherena Vermette, superbement authentique et âpre.

Qui connaît les maux qui affectent souvent les hommes et les femmes d’origine autochtone en Amérique du Nord ne sera pas totalement surpris de retrouver leur sinistre palette. Qui les découvrirait verrait se préciser un véritable enfer boschien. Hommes atomisés par l’abandon de soi, les addictions, la délinquance, la précarité, les parcours de vie erratique, le racisme ordinaire ou institutionnel. Femmes écrabouillées de même, pour lesquelles s’ajouteraient, plus qu’à leur tour, les violences conjugales et sexuelles. Margaret, Elise, Phoenix et Cedar : chacune d’elle illustre des nuances cruelles d’une souffrance à la fois reproduite depuis des décennies et toujours contemporaine. Katherena Vermette, qui se définit elle-même comme une activiste de cœur et d’esprit au service des femmes autochtones, n’a pas à forcer le trait, hélas. Ce qu’elle raconte est une réalité poignante.

La famille Stranger, ses femmes vont mal. Pourtant il suffirait, peut-on penser, que les liens familiaux ne s’effilochent pas, que le meilleur qui existe aussi chez les individus puisse s’exprimer et fasse une différence positive pour qu’une existence tragique devienne endurable, plus simple, et permette d’échapper au cercle de la fatalité. Cet espoir palpite à travers les pages du roman et se retire souvent, malmené par les événements. Mais il y a Cedar, la plus jeune, et avec elle, une fille Stranger pourrait ne plus rester étrangère à une vie exaucée…

Un texte d’une grande acuité sociale en même temps que d’une grande intimité avec ses personnages. Servi par la force d’une écriture directe, aux marches du genre noir cher à nos cœurs.

Paotrsaout




Bilañsig 2024 / Paotrsaout.

Décembre. Comme tous les ans à la même période, les Nyctalopes passent en revue leurs plus belles impressions livresques des mois écoulés. Brother Jo, depuis l’Alsace, a déjà dégainé. A mon tour. Comme je m’exprime depuis l’extrémité de la péninsule armoricaine et que mon rapport n’est pas particulièrement copieux, voici donc mon bilañsig, déroulé sans ordre particulier.

LA CITÉ SOUS LES CENDRES de Don Winslow

Impossible de ne pas évoquer Môsieur Don Winslow. 1/ Il clôt avec ce titre sa trilogie mafieuse coast-to-coast trépidante et tendue (T. 1 La cité en flammes et T.2 La cité des rêves) 2/ Il paraît décidé à prendre sa retraite. Il serait impardonnable de ne pas le saluer aussi pour l’ensemble de son œuvre.

LE DERNIER ROI DE CALIFORNIE de Jordan Harper / Actes noirs / Actes Sud

Du bruit et de la fureur dans ce beau roman noir, très cinématographique (Sons of Anarchy meets Breaking bad ?). Ambiance, rythme, violence, final explosif, tout y est. Alors on va pas se plaindre.

ON M’APPELLE DEMON COPPERHEAD de Barbara Kingsolver / Terres d’Amérique / Albin Michel

Une fantastique voix d’un jeune white trash des Appalaches contemporaines. Verve de la déchéance et des épreuves traversées, intensité d’un texte hors-norme.

RETOUR A BELFAST de Michael Magee / Albin Michel

Chronique belle et juste d’une jeunesse catholique à Belfast entre défonce, accidents de parcours, trauma intergénérationnel et espoir d’une vie meilleure. Oui, on a un p’tit cœur, nous aussi. Et touché, il fut.

EVA ET LES BÊTES SAUVAGES d’Antonio Ungarn / Les éditions Noir sur blanc

Une belle découverte, sorte de conte des confins, sentimental et sanglant, dont les Sud-Américains ont le secret. Cette fois avec des répudiés, des guérilleros, des paramilitaires, des jefes de cartel et leurs sbires, des indigènes, au bord du gouffre amazonien.

LE DÉLUGE de Stephen Markley / Terres d’Amérique / Albin Michel

Un des monuments littéraires de l’année, quasi prophétique. Un livre-monde, notre monde, sur ce qui lui arrive, sur ce qui va lui arriver, si la barre n’est pas redressée d’au moins quelques degrés. On parle du thermomètre global, bien sûr. Obsédant.

LE STEVE MCQUEEN de Caryl Ferey & Tim Willocks / Points Policier

Au départ une commande pour Quai du Polar. Au final, un petit roman noir percutant et totalement régressif. A nos âges, on sait qu’on a du cholesterol mais on ne sait pas dire non à une tranche de lard fumé bien gras. Héros scarifiés à grosses roupettes, vilains bien fétides, modèles nomenclaturés de guns et de bagnoles et pis de la castagne en pagaille. On est tombé dans le panneau, pour sûr.


J’aurais voulu vous en mettre plus mais je n’ai pas eu le temps de lire tout ce que je voulais (cf TERRES PROMISES de Bénédicte Dupré Latour). Alors, je fais comme vous, je fais des listes, pour en bouffer encore sur les mois qui viennent. Allez, hop, mettez-moi ce bilañsig dans le traîneau, ça part. Et à l’année prochaine.

Paotrsaout

COMME DES PAS DANS LA NEIGE de Louise Erdrich / Albin Michel

Tracks + Four Souls

Traduction : Michel Lederer

Récompensées en 2022 aux Etats-Unis, en 2023 en France, les publications de Louise Erdich s’enrichissent en cette fin d’année d’un nouvel article éditorial qui rassemble deux textes écrits à des époques différentes (1988 pour le premier, Tracks, 2004 pour l’autre, Four Souls) mais que l’autrice a toujours considérés comme intimement liés, se faisant suite.

Hiver 1912. Le froid et la famine s’abattent sur une réserve du Dakota du Nord alors que les Indiens Ojibwés luttent pour conserver le peu de terres qu’il leur reste. Décidée à venger son peuple, Fleur Pillager entreprend un long périple qui la mènera jusqu’à Minneapolis. Racontée tour à tour par Nanapush, un ancien de la tribu, et Pauline, une jeune métisse, l’aventure de la belle et indomptable Fleur donne lieu à un roman puissant et profond, où le désir de vengeance finit par céder à celui, plus fort encore, de se reconstruire.

C’est avec le brio qu’on lui connaît que Louise Erdrich porte à nouveau ces voix amérindiennes dont l’entrelacs nous révèle les affres de la communauté ojibwé dans la première moitié du XXe siècle : l’acculturation brutale, la perte de sens, la dépossession foncière, la déchéance physique et morale. Pourtant des figures luttent, pour maintenir des croyances et des valeurs ancestrales, pour ne pas se faire totalement dépossédés de leur identité ou de leurs droits sur la terre. Le vieux Nanapush, Margaret la veuve, son aimée, Fleur la révoltée, sont de celles-là. Ainsi présentés, on pourrait croire ces récits uniquement désespérants ou douloureux. Ce serait sans compter sur les talents de conteuse de Louise Erdrich et sur l’esprit acéré et comique de ses personnages, Nanapush en particulier : coups d’éclat, coups pendables, ruses diverses, magie autochtone sont du registre du vieux renard, lucide pourtant sur les malheurs de son peuple et de ses proches. A sa manière, il entend protéger les siens.

Autour de cet attachant (hilarant même) personnage masculin gravitent des femmes autochtones au fort caractère, déchirées entre leurs origines et leur nouvelle place dans le monde. Leurs choix sont bons ou mauvais ou cruels, dans une quête d’âme fondamentale. Sans surprise et sans faille, Louise Erdrich confirme ici son attachement aux personnages féminins riches, complexes, profonds et exprime son indéfectible tendresse pour leur cause.

Des destins de femmes, d’hommes, si singulièrement humains aux frontières de leur culture et de la nôtre. Au milieu de leurs tourments et de leurs défaites, quelques courtes victoires de l’esprit, de la vie, de la joie. Peut-être un roman qui mérite vraiment l’étiquette feel-good. Pour faire un distinguo avec les parts de tarte au suc’ d’érab’habituellement rangées là.

Paotrsaout

L’HOMME DE LA PLAINE de T. T. Flynn / L’Ouest, le vrai / Actes Sud

The Man from Laramie

Traduction : Yannis Urano

Voilà donc le 24e titre publié dans une de nos collections préférées qui continue d’avancer malgré la disparation de son grand manitou, Bertrand Tavernier. Si la lecture du 23e et précédent western m’avait fait craindre des difficultés à dénicher ou revisiter de bons textes, ce sentiment est balayé à cette étape. T. T. Flynn n’avait jamais été traduit jusque-là en français et ce prolifique auteur pourrait bien offrir à l’avenir d’autres duels de ce calibre.

Will Lockhart est en quête de vengeance après la mort de son frère, tué par des Apaches armés de fusils fournis illégalement par des marchands d’armes blancs. Lorsque Lockhart arrive à Coronado, le puissant rancher Alec Waggoman et ses fils, Dave et Vic, règnent sur la région avec une poigne de fer. Son enquête dérange vite un pouvoir assis sur la corruption et la violence…

Pour beaucoup, L’homme de la plaine est donc un western d’Anthony Mann (son plus beau disent certains) avec James Stewart en vedette. Et sans doute que l’adaptation cinématographique et son épure scénaristique ont donné une aura nouvelle à une histoire plus ramifiée sur le papier. Mais Theodore Thomas Flynn (1902-1979) est un écrivain de pulps, de romans d’aventures, de westerns, un pro, méticuleux dans son approche documentaire, rôdé aux canons de l’écriture de genre.

Pour décrire les montagnes du Nouveau-Mexique, il a lui-même parcouru le terrain. Lumières, reliefs, variété minérale ou végétale… éclatent d’authenticité. Les chevaux et leur maniement sont particulièrement mis en valeur. Cela révèle la passion de l’auteur qui, plus tard dans sa vie, abandonnera la plume pour tout leur consacrer. Mais il y a une enquête au cœur de ce western, qui l’apparente à un bon petit polar d’époque : qui a détourné et vendu les armes de l’US Cavalry aux Apaches qui ont tué le frère de Will Lockart ? En congé officieux de ses propres fonctions militaires, Will apparaît dans une communauté du Sud-Ouest aux fragiles équilibres. Un baron local, déclinant, y tient le haut du pavé, position obtenue par une brutalité ouverte. Mais elle est peut-être à l’image d’un rude pays. Ce système craque parce que Will l’ébranle par sa perspicacité, son opiniâtreté et sa volonté d’en découdre. La communauté se divise, les vilaines figures se dévoilent, les armes sortent des holsters et les secrets sortent du placard. Avec un suspens spécifique aux suites feuilletonesques, T. T. Flyn nous fait vivre les rebondissements de l’enquête de Lockart, sur le fil du rasoir.

C’est aussi un western sur le pouvoir et son tribut, sur la richesse économique, acceptable même si elle s’affirme par le rapport de force, dévoyée quand les escrocs et profiteurs la détournent sans scrupules.

Un style parfois un brin désuet (pour reflet, les ourlets de James Stewart au-dessus des bottes sur cette belle couverture) pour un texte valeureux, généreux en action. A découvrir donc.

Paotrsaout




RETOUR À BELFAST de Michael Magee /Albin Michel

Close to Home

Traduction : Paul Matthieu

Né en 1990 à Belfast, Michael Magee est le rédacteur en chef du magazine littéraire Tangerine, basé en Irlande du Nord. Il est auteur de plusieurs textes, publiés dans les revues The Stinging Fly, Lifeboat et The 32: The Anthology of Irish Working-Class Voices, d’un premier roman sous le nom de Michael Nolan (The Blame, 2014). Retour à Belfast, son premier roman traduit en français (ainsi qu’en une dizaine de langues), a été récompensé par plusieurs prix et unanimement salué par la presse anglo-saxonne.

« Il est coincé ici pour toujours, pas vrai ? Comme une souris prise au piège, il continuera à se tortiller dans les rues de Belfast jusqu’à son dernier souffle. »

Après des études à Liverpool, Sean Maguire est de retour à Belfast parmi les siens. Il retrouve le quartier ouvrier où il a grandi, dans une ville meurtrie par plusieurs décennies de conflit entre catholiques et protestants, et où la prospérité promise par les accords de paix se fait toujours attendre. Sean n’a qu’une hâte : repartir dès que possible. Mais il est vite rattrapé par ses vieilles habitudes : les nuits blanches, l’alcool et la coke, l’argent emprunté, les loyers impayés et les boulots précaires. Jusqu’à ce qu’à ce moment fatidique où, lors d’une soirée, il commet un acte impardonnable.

Pourra-t-il échapper à un destin tout tracé ?

Belfast, 2013. De prime abord, les fléaux qui déchiraient l’Irlande du Nord et sa capitale, notamment une guerre civile depuis près de trente ans (pudiquement nommée The Troubles) sont un souvenir. La violence paramilitaire a quasiment disparu et Belfast peut se consacrer à son renouveau économique. Il viendra peut-être d’un tourisme un tantinet voyeur. A l’échelle des communautés, de leurs quartiers, les choses ne sont pas si simples. Les plus âgés gardent dans leur tête ou leur chair les blessures de l’oppression et d’une lutte politique et militaire sans pitié. Les plus jeunes eux, parce qu’ils sont ici de la working-class, doivent se trouver un chemin entre absence d’espoir, pauvreté, addictions et troubles psychologiques. Allez, c’est la vie, de s’envoyer une autre pinte, un autre rail, de cramer les derniers biftons fugaces de la semaine, de rigoler avec les copains tout aussi défoncés, de démonter un type qui passe à portée de poings. Mais où cela mène-t-il ? Dans le pétrin dirait Sean, voix principale de ce texte sans intrigue. Ce sont, plus justement, des chroniques d’une jeunesse catholique nord-irlandaise.

Michael Magee y évoque avec une grande sensibilité des thèmes très actuels comme la masculinité toxique, les difficultés de l’évolution sociale, le traumatisme intergénérationnel. De bien grands mots sous la plume, n’est-ce pas ? Mais nous sommes sur le territoire fictionnel, au plus près de personnages solides et d’un Zeitgeist restitué et ces chroniques sonnent avant tout très très justes. Elles inspirent le malaise et la tristesse (car c’est d’une honnêteté crue), déclenchent ici et là un éclat de rire (n’oublions pas le féroce humour irlandais), nous font surtout ressentir une grande compassion pour ces destins empêtrés, ces familles cabossées, ces jeunes gens qui ne font pas bien mais rêvent de mieux, vont y parvenir peut-être, aidés par un coup de pouce, leur propre résilience ou par l’amour indéfectible de leurs proches.

Bref, c’est beau. Comme un gros nuage noir bloqué sur les hauteurs de Belfast et traversé de pinceaux de lumière.

Paotrsaout




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