Chroniques noires et partisanes

Catégorie : JLM (Page 1 of 5)

UNE FAMILLE MODÈLE de Jennifer Trevelyan / Série Noire / Gallimard.

A Beautiful Family

Traduction : Karine Lalechère

Je m’appelle Alix, j’ai bientôt onze ans et je vais vous raconter mes vacances au bord de l’océan. Je sais, c’est ce que demande tous les instituteurs du monde lors de chaque rentrée scolaire. Mais cette fois j’ai beaucoup à dire sur ce séjour en compagnie de mes parents et de ma grande sœur Vanessa. Un séjour estival comme on dit chez vous en Europe. Mais chez nous, aux antipodes, les chaleurs de l’été et les bains de mer arrivent en même temps que le sapin et les cadeaux de Noël. Imaginez-vous un instant la tête à l’envers. Bref, il faudra plus de 300 pages à Jennifer Trevelyan pour relater tout ça. Ah, au fait, si vous ne connaissez pas Jennifer, c’est normal. Elle vit à Wellington comme moi, notre capitale située à la pointe sud de l’Île du Nord, vous me suivez, de la Nouvelle Zélande. Elle a longtemps travaillé dans l’édition et Une famille modèle qui retranscrit mon histoire est son premier roman. On me dit souvent que mon élocution est parfaite « pour mon âge », mais Jennifer y a apporté tout son talent pour arriver à conjuguer le sourire pétillant de mes mots d’enfant et la noirceur du monde des adultes. JD Salinger et pas mal d’autres ont réussi l’amalgame avant elle. Mais la narratrice que je suis patauge pour le coup dans de néfastes courants d’eau trouble inédits, rendus opaques par les dérapages de mon imagination et les mensonges toxiques des prétendus majeurs. J’admets volontiers ne pas tout décrypter de ce que je vois et entends. Mais c’est normal, ma perception des faits et des gens reste celle d’une petite fille. Je pense que Jennifer en profite pour manipuler ses lecteurs et les perdre dans le dédale de mes interprétations. C’est malin et parfaitement orchestré. Le jeu est certes dangereux : il va forcément y avoir des vaincus et des victimes.
Heureusement il y a Kahu, un Maori de douze ans rencontré sur la plage dès mon arrivée, presque un grand-frère, en mieux, en héros qui me remue le ventre rien qu’à le regarder, même si je ne comprends pas pourquoi : mon seul vrai pote, si je fais abstraction de mon walkman rouge vif et de mon unique cassette de Split Enz (Là c’est juste pour vous rappeler vos soirées eighties et situer l’époque, celle du livre et de vos déhanchements sous les boules à facettes). C’est une chance d’avoir croisé Kahu et d’avoir pu ainsi transformer le ronron littoral en une aventure. La nôtre d’aventure s’appelle Charlotte : une fille pas plus haute que moi et disparue quelques années plus tôt dans les mêmes dunes. C’est sûr, Kahu et moi retrouverons sa piste, ou tout du moins les indices qui mèneront à une éventuelle piste. J’en suis sûre. Et pourquoi puis-je l’affirmer ? Parce que Kahu et moi marchons toujours dans le même sens, sans jamais nous disputer. OK, je me chamaille parfois avec Vanessa, pour des bêtises la plupart du temps. Rien à voir avec les disputes de Papa et Maman, surtout depuis que le père de Lucy est revenu dans les parages. Je le trouve pourtant élégant et charmant le Papa de Lucy, bien plus avenant que cet étrange voisin dont la présence s’avèrera néanmoins cruciale au moment opportun. J’aurai au moins appris cette année-là qu’on ne juge pas les gens à leur faciès. Quoi que… Des zones d’ombre cacheront à jamais les réponses à mes questions. Qui est ma mère ? Qui est mon père ? Qu’est devenue Charlotte ? Qu’est-il arrivé à la Maman de Lucy ? Les jours défilent, la fin des vacances approche, l’ambiance se dégrade et des mots compliqués tels que meurtre, suicide ou suspect s’invitent. Je m’appelle Alix, j’aurai bientôt douze ans…

JLM

LE PAYS DE JAMAIS de Jérémy Bouquin / Editions In8.

Et de quatre volumes pour Jérémy Bouquin dans la collection Polaroid des éditions In8, dont un Baraque à frites chroniqué ici en 2022. Et de quatre novellas donc : quatre uppercuts définitifs pour régler par KO l’addition salée d’autant de destins fracassés. Des gamins salement malmenés surtout : Maurice, Julien et les autres, qui (on le croit quelques secondes) vont enfin pouvoir profiter de la fête et des manèges. Ҫa alors ! Jérémy paie sa tournée de popcorn et nous convie à la rituelle Foire à l’Oignon d’un très plausible Loiret vicinal. Une parenthèse haute en bruits et couleurs s’annonce mais tourne vite au vinaigre lorsque la barbe à papa sanglante est en fait celle d’un forain percuté par la nacelle folle d’une « grande roue » bonsaï et rouillée. Les papiers retrouvés sur le macchabée s’avèrent plus faux qu’un Vuitton de Barbès. Seul viatique authentifiable et recevable pour un aller simple vers le ciel : l’homme détient dans ses poches une carte de visite de Katia, une carte de sa vie d’avant, une carte témoin d’années plus lumineuses, remise à Raphaël jadis avec la mention manuscrite « Tu me manques ». De fait, c’est à elle que les autorités demandent d’identifier un corps anonyme. Tatoué, râblé, le cadavre n’est pas le Raphaël de ses souvenirs. Katia respire, mais pas pour longtemps. Tel un papillon attiré par la flamme d’une bougie, elle décide de s’incruster au sein de la caravane manouche, en route vers une autre bourgade plus nordiste mais toute aussi cafardeuse. L’ex-assistante sociale, qui vivote d’une retraite famélique dans sa camionnette (un vieux Jumpy Citroën bricolé), plaque ainsi le peu qu’il lui reste pour plonger une nouvelle fois vers l’inconnu, à la recherche de son seul fantôme intime, générateur perdu d’espoirs évanouis, Raphaël. Il était éducateur, idéaliste surtout, tel un Peter Pan au service des Enfants perdus. Il bâtissait d’ailleurs son Neverland à lui (Le pays de jamais donc) lorsqu’il s’est évaporé. Aucune raison ne pouvait à cet instant valider un quelconque désir de fuite. D’où l’incompréhension de Katia et sa chute dans une précarité assumée. Entre querelles de Gitans et solidarité clanique, elle ne trouvera en route que peu de réponses à ses questions. Encore moins de certitudes. Mais comme souvent chez Jérémy Bouquin, une fée s’en mêle. Léa. Ici, tout le monde l’appelle Clochette, comme la Tinker Bell de Peter Pan, tant qu’à faire.

On y revient, aux fracassés, à Tiger Lily, au Captain Hook, à Wendy, John, Michael, Margaret et leur avenir en suspens…
En suspens, ce sprint allégorique de 90 pages le restera, soutenu par autant de mélancolie aigre et farouche que de noirceur douce et tamisée. Soit une séduisante maîtrise des contrepoints du noir, marque de fabrique du très estimable Jérémy Bouquin.

JLM

REBECCA – DANS L’OMBRE D’HOLLYWOOD de Michel Moatti / Editions Hervé Chopin.

Le 3 juillet 1971, rue Beautreillis à Paris, Jim Morrison visionne le film La vallée de la peur de Raoul Walsh et meurt d’une overdose. Nul ne saura jamais si l’actrice Judith Anderson pourrait avoir un quelconque lien avec le décès du chanteur des Doors et membre imminent du club des rock-stars trépassées à 27 ans. Mais la légende de cette interprète, abonnée aux personnages de méchantes, s’incrémente d’une autre sulfureuse page. La mythique sorcière ne sortira jamais de ce costume-là.
En amont et après des premiers pas remarqués au théâtre, Judith endosse dès 1939 la stricte et macabre tenue de Mrs Danvers, la sinistre gouvernante du Rebecca d’Alfred Hitchcock (adaptation du non moins angoissant roman de Daphné Du Maurier), son exploit majeur bien sûr, couronné d’une nomination aux Oscars dans la catégorie meilleur second rôle féminin, et surligné par un tournage chaotique, chimérique, clinique, atypique, saphique, épidermique, dramatique, tout en hics. Elle échappera même de peu à la chute d’un pondéreux pan de décor entier dont Joan Fontaine ressortira elle aussi quasi indemne. Sachant que l’attribution du rôle principal de la jeune et jolie Mrs de Winter, deuxième du nom, s’est disputée lors des castings entre Joan et sa sœur ennemie Olivia de Havilland, cet effondrement d’une partie des studios de Culver City reste à ce jour un mystère non élucidé et, sans le moindre doute, l’un des mieux gardés de Sunset Boulevard. D’autant que quelques jours plus tard, une autre avalanche, de projecteur cette fois, coutera la vie à l’anonyme acteur D’Arcy Forrester, assis par inadvertance sur le siège de Joan Fontaine. Puis ce sera le suicide de la scripte Lydia Milner. Et ainsi de suite. C’est autour de ces évènements suspects, entraves à la réalisation du premier chef-d’œuvre hollywoodien et seul oscarisé du « Maître du suspense », que Michel Moatti (à qui nous devons également le récent épisode de La Fille du Poulpe intitulé Moscou & blessures, aux éditions Moby Dick) construit aujourd’hui un roman adroitement équilibré entre fiction et authentiques crépages de chignons mortifères.

Au crépuscule de ses jours, Judith Anderson narre. Et nous l’écoutons raconter les coulisses et alentours d’un tournage épuisant : en extérieur un tueur en série bien réel surnommé le Nocturne enchaîne les meurtres de starlettes, en studio les guerres de position ne sont pas en reste pour cumuler d’autres victimes collatérales. Un parallèle interlope se dessine. Entre scènes de crime et scènes de film, l’auteur joue ainsi avec l’ombre des fantômes de Manderley pour calibrer en contrechamp un monde de trahisons et de fausses connivences, de chats affamés et d’ingénues souris attirées par les sunlights. Judith enquête vaguement, extrapole un peu, observe surtout ce vase clos californien propice aux coups bas et coups de sang : « Hollywood est un rideau que l’on tire sans jamais savoir ce qu’il y a derrière ». Et ce qui pouvait n’être qu’un simple épisode biographique mute de fait en un habile roman noir. Les nobles figures d’étoiles avérées, celles dont les noms s’étalent désormais en faux marbre rose façon terrazzo sur le macadam du Walk Of Fame, s’y révèlent moches, pleutres ou calculatrices, prêtes à mordre aussi sauvagement que le serial killer concomitant, qui d’ailleurs signe chacun de ses méfaits d’un « R » comme Rebecca. Au bout du compte, images d’archives et interprétations subjectives se superposent en une intéressante relecture transversale d’un sommet de l’art noir.

JLM

LE CRIME DU BON NAZI de Samir Machado de Machado / Denoël, Sueurs Froides.

O crime do bom nazista

Traduction : Hélène Melo et Clara Domingues

Le train décolle, Hercule Poirot danse au pas de l’oie et Agatha Christie est un Brésilien. Pas sûr que toutes ces mutations « dégénérées », comme l’art du même tonneau, plaisent au chancelier autocrate et cinglé qui vient de prendre le pouvoir en Allemagne, suite aux élections législatives de novembre 1932. Néanmoins, ce jour d’octobre 1933, un dirigeable quitte Berlin pour rallier le Brésil, avant même la Nuit des longs couteaux et l’inauguration de ces camps de concentration destinés en premier lieu à l’incarcération des opposants politiques, des déficients mentaux et des homosexuels. Le vol LZ 127 Graf Zeppelin avale ainsi l’Atlantique de toute sa puissance luxueuse, digne d’un Orient-Express des airs. À bord, ça dégoise sec, entre deux lampées de Champagne ou un Puligny-Montrachet. Ҫa cautionne à tout-va le virage fasciste d’un empire germain en marche. L’opulence règne et s’accorde toutes les dérives verbales d’un entregent nauséabond. Après une escale à Recife, l’imposant obus aérien de la compagnie Luftschiffbau Zeppelin reprend son vol vers Rio de Janeiro. Tout de suite, un nouveau passager attire l’œil avisé du jeune Bruno Brückner, inspecteur assermenté de la Kriminalpolizei et croix gammée épinglée à la boutonnière. Un pur produit donc des nouvelles milices d’une gangrène nationaliste dont les dévoiements n’en sont qu’à leurs prémices. Un chien de garde en somme, en charge d’orchestrer le huis clos qui s’organise au sein de la nacelle. L’arrivant, monté à Recife se nomme Otto Klein, négociant en café pour le compte de l’armée allemande. L’anglais de service s’appelle William « Willy » Hay. Quant à la baronne Fridegunde van Hattem et le docteur Karl Kass Vöegler, médecin eugéniste spécialiste « des préjudices que le métissage porte aux nations », ils complètent la monochromie d’un tableau plus blanc que blanc. Pas question de laisser s’infiltrer les miasmes impurs dans l’un des fleurons de l’industrie du Reich. Même les membres de l’équipage du Commandant Hugo Eckener et autres seconds rôles se doivent d’être triés sur le volet aryen. Pourtant, l’inévitable grain de sable vient perturber le doux ronronnement des hélices. À l’aplomb de Salvador de Bahia, Otto Klein, ou plus exactement Jonas Shmuel Kurtzberg d’après un second passeport trouvé dans sa cabine, est retrouvé empoisonné au cyanure et figé dans un cri muet digne d’Edvard Munch. Seul flic du casting réduit, Bruno Brückner prend de fait l’affaire en main. Et avec ce crime en vase clos on entre évidemment de plain-pied chez Agatha Christie. Mais avec une victime juive et homosexuelle, Samir Machado de Machado ajoute une bonne dose de ces racismes éternels au décor Art Déco flottant de son roman. Le panel complet des suspects potentiels se voit interrogé, donnant ainsi à l’auteur l’occasion d’élargir le propos du livre à la censure des arts, aux intimidations totalitaires, à l’homophobie, à l’antisémitisme, à l’effet de meute sur les esprits simples, à toutes les ségrégations et autres déviances tenaces d’hier à aujourd’hui.
Après son copieux blockbuster précédent, Tupinilândia, le natif de Porto Alegre choisit cette fois les options d’une pagination réduite, d’un sprint en 140 pages vives et ramassées et d’un dénouement particulièrement inattendu, sorte d’impeccable valse des subterfuges et des identités, dont bien sûr nous ne dirons rien…

JLM

L’ÉNIGME MODIGLIANI de Éric Mercier / La Martinière.

Après les salles des ventes de l’Hôtel Drouot ou Bernard Buffet, Vincent Van Gogh ou le fauvisme, Éric Mercier continue de repeindre en noir un monde de l’art dont il maîtrise parfaitement l’histoire et les arcanes du commerce. Flanqué de son éternel commandant de Police, Frédéric Vicaux, le voici de nouveau face à un chevalet sur lequel prend forme une enquête à tiroirs inspirée de la palette figurative d’Amedeo Modigliani, le plus germanopratin des artistes italiens. De fait, le Paris soulagé de décembre 1918, celui des prémices des Années Folles, celui des spoliations de l’Occupation également, s’érige en toile de fond d’une affaire qui néanmoins se développe aussi en périphérie de la capitale. Les premières touches à assombrir le tableau sont d’ailleurs la découverte du cadavre d’un faussaire dans une décharge de Pontault-Combault (Seine-et-Marne et non Val-de-Marne, même si, OK, le lecteur du Cantal s’en contrefout). Puis c’est au tour du corps d’une experte de l’œuvre de Modigliani d’être repêché dans la Marne du côté de La Varenne Saint-Hilaire (le quartier huppé de Saint-Maur-des-Fossés. Autant dire que cette fois nous sommes bien dans le Val-de-Marne, même si le lecteur du Bas-Berry s’en moque à l’unisson de celui du Cantal. Et tant qu’à faire, nous préciserons que l’hyper local n’est plus un Casino mais un Intermarché. Sur ce dernier point, je vous laisse conclure quant à l’avis du lecteur creusois. Fin de ces apartés oiseux et authigènes).
Un évident lien entre les meurtres étant établi, le commandant Vicaux et son amie Anne, elle-même historienne de l’art, suivent chacun leurs pistes, chacun avec ses spécificités, son terrain de jeu et ses chasses gardées. À Anne le sinueux parcours d’un tableau inconnu du maître, à Frédéric d’autres cimaises où accrocher indices tangibles et procès-verbaux. De leurs filets remontent en surface divers témoins d’hier et suspects d’aujourd’hui. Le sérail des galeries d’art se pare à découvert d’une fétide odeur de panier de crabes où se déchirent marchands et héritiers, connaisseurs et béotiens, philanthropes et margoulins. Et si en addenda le milieu des banques d’affaires helvétiques s’en mêle, le « Bastion » de la police française n’est pas sorti des ronces.
Au cœur de l’écheveau, l’histoire d’Aliza, modèle d’un soir de l’impénitent séducteur bohème qu’était Amedeo Modigliani, retrouvera son authenticité malgré les écueils d’une usurpation d’identité et autres méandres imposés par les brouillards du temps qui passe.
Soulignons pour conclure, et c’est l’un des nerfs du texte, que jamais l’érudition d’Éric Mercier n’entrave le rythme soutenu d’un roman découpé en courts chapitres rondement menés. Entre les investigations policières et la charpente picturale de l’intrigue, l’équilibre s’organise sans heurt et fait de L’Énigme Modigliani une récréative lecture, parfaitement recommandable pour une pose en terrasse du Flore, de La Rotonde, du Varenne Café (anciennement Regency Pub) ou d’une guinguette au bord de l’eau.

JLM

LA FILLE DU POULPE – DES CLICS ET DES CLAQUES de Dominique Sylvain / Moby Dick.

Nous apprenions il y a quelques mois que Le Poulpe avait une fille, ou presque. Elle se prénomme Gabriella et sa fiche anthropométrique nous dit qu’elle aurait grandi dans les prisons boliviennes avant de débarquer à Paris pour rallier les causes de son paternel adoptif, Gabriel Lecouvreur : ce Poulpe récurrent initié par Jean-Bernard Pouy en 1995 et adopté par toute la galaxie noire, de Didier Daeninckx à Caryl Férey, de Franz Bartelt à Hervé Le Tellier…
Après deux épisodes inauguraux, menés tambour battant par Thomas Cantaloube et Maryssa Rachel, c’est entre les mains assurées de Dominique Sylvain que Gabriella confie sa troisième enquête au pays des injustices criantes et des petits, Poucets et poussés à la faute. De Dominique Sylvain nous connaissons les Sœurs de sang, bien sûr, ou ces Passeurs de l’étoile d’or (Editions Autrement, collection Noir Urbain, 2004) et Passage du désir (Grand prix des lectrices de Elle en 2005), géographiquement proches du bar de la Sainte-Scolasse, estaminet sis au cœur du onzième arrondissement d’un Paris d’hier, d’un Paris maltraité aujourd’hui. La voici de fait aux commandes d’un imbroglio complotiste, juché sur les canons d’une mode tarifée par les réseaux sociaux, calibré par le meilleur de la littérature de gare à l’ancienne et doté d’un Samouraï plus japonais que Delon, plus Jo qu’Elvis néanmoins pour rester chez les Costello.
L’affaire de ce troisième tome donc : Solveig, une influenceuse en vue se fait agresser et torturer à bord de la péniche qu’elle compte aménager en scène-sur-Seine de ses activités parisiennes, du côté du canal de l’Ourcq et de l’extension des contreforts de Boboland au nord-est de la capitale. Qui dit péniche, nous pousse à penser à un autre Dominique (Delahaye en l’occurrence, pour ses histoires de batelier, dont À fond de cale ou Naufrages aux éditions In8), mais Gabriella s’avère elle aussi un sérieux marin d’eaux plus troubles que vives ou douces quand il s’agit de défendre son port d’attache et ses fidélités ancrées au zinc de la Sainte-Scolasse. Alors, si Julie et Juliette, les deux patronnes à la barre du bar cher aux Poulpes, sont impliquées, voire en danger, la chica au sang chaud s’engage, quitte à affronter les extrêmes du moche : extrême droite comme extrême connerie concomitantes. Et en toute logique, elle se fait molester à son tour. Son CV chargé d’ex-taularde lui permet de mettre en fuite un ingénu qui passera l’arme à gauche (si tant est qu’un front comme le sien puisse pencher à gauche) quelques chapitres plus tard, exécuté par ses propres commanditaires. Autre preuve qu’en politique, les ennemis sont toujours plus fiables que les amis. Bref, le miroir aux alouettes de la toile tue Solveig d’abord et entraîne pas mal de monde dans la même fosse, commune pour le coup. Ҫa va vite. Ҫa bouge fort…

JLM

SAINT SAUVEUR de Jean-Noël Levavasseur / Editions MaeloH.

Sûr que côté nouvelles, Jean-Noël Levavasseur en connait un rayon ! On le sait d’ailleurs journaliste à Ouest-France pour les news à chaud et l’info au quotidien. On le sait également rédacteur de nombreux polars, publiés pour certains dans les collections noires du même groupe de presse (dont un récent Dernière manche pour la collection Empreintes de l’incontournable maison d’édition bretonne). On le sait aussi auteur d’une multitude de textes courts et directeur d’autant de recueils collectifs du même tonneau, électrocutés souvent, rock’n’roll toujours. Parmi les plus notoires soulignons ces London Calling, 19 histoires rock et noires (Buchet Chastel, 2009), Welcome to the club, 20 nouvelles électriques inspirées par Les Thugs (Kicking, 2019) ou bien sûr La Souris Déglinguée, 30 nouvelles lysergiques (Camion Blanc, 2011) dont est extraite la nouvelle qui donne son titre à la présente compilation. Saint Sauveur donc, pour donner le ton et imposer le tempo. Porté par le souvenir de Taï-Luc Nguyen, chanteur-guitariste et maître d’œuvre du combo proto-punk alternatif La Souris Déglinguée, parti bien trop tôt (le 3 décembre 2023) enseigner la synchronie taï-kadaï jusqu’aux cieux, ce premier texte calibre la fibre des treize suivants. D’un Faster Pussycat dédié aux Cramps, d’un Bad America dont s’inspire le venin du Gun Club de Jeffrey Lee Pierce, voire d’un Djebel à cran et nourri des incontournables Clash ou Bérurier Noir, jusqu’à d’autres Austral K.-O. ou Fort Chabrol passés sous nos radars, la cohérence de l’ensemble en fait une somme particulièrement recommandable, voire conseillée pour appréhender l’univers d’un auteur porté à jamais sur la marge et les rythmes binaires.
À noter que le présent recueil parait aux éditions Maeloh, jeune et louable maison d’un Ouest à la fois normand et charentais.

JLM

LA PROIE ET LA MEUTE de Simon François / Editions du Masque.

Laissons le Loiret derrière nous et attaquons le Cher par sa face nord, du côté d’Argent-sur-Sauldre ou Aubigny-sur-Nère, entre Sologne royale et Berry luxuriant, à un jet de pierre de La Chapelle-d’Angillon, berceau d’Alain-Fournier, le papa du Grand Meaulnes. De forêts magistrales en agriculture opulente, la nature est généreuse en ce joli coin de France. Tout y pousse. Sauf les sentiments. S’il a d’autres qualités reconnues, le Berrichon ne brille effectivement pas par ses effusions de tendresse. Son cœur est aussi stérile que ses terres sont prospères. Dès la prime enfance, les attentions paternelles se résument bien souvent à l’écuelle et aux taloches, aux brimades et aux remarques désobligeantes, au servage et à l’indifférence. Ce sont ces souvenirs amers d’un passé proche, d’un autre siècle à peine éteint, que partagent tous les protagonistes devenus adultes du roman de Simon François. Qu’ils soient bons, brutes ou truands, leur tronc commun prend racine là, dans ces générations de taiseux et de darons de marbre. Alors certains et certaines ont fuit vers la grande ville, Bourges ou Paris…
Romain, lui, n’a jamais envisagé l’exil. Il a beaucoup lu, certes, mais Rastignac ne compte pas parmi ses héros préférés. L’évasion est ailleurs, dans chaque arbre où il installe des cabanes dignes du Facteur Cheval, dans chaque oiseau avec lequel il dialogue, dans chaque étang d’où il pèche sa pitance de marginal. L’idée de quitter une promiscuité pour une autre ne l’a jamais effleuré. S’affranchir de l’humanité toute entière lui conviendrait beaucoup plus. Au diable tous les bipèdes ! Sauf Solène bien entendu, l’amie de toujours, l’amour tu. Elle seule l’a toujours défendu et regardé avec bienveillance, malgré son bec de lièvre et son surnom induit : Lapin. Ils ont tous les deux grandi en parallèle. Il est le sauvageon du cru, elle est désormais maire de leur petite bourgade. Les moqueries pour l’un, les tâches administratives pour l’autre : les années passent sans vraiment maltraiter l’horloge. Mais des appétits financiers et malfaisants, des intérêts locaux ou importés, viennent troubler le rythme sylvestre des saisons. Et Solène disparaît dans une tornade mafieuse, contaminée par l’enfouissement sauvage de gravats toxiques dans des champs de sa bourgade. Pour son unique phare, Romain chamboulera plaines et futaies, quittera les cimes pour retourner la terre des hommes, laissera cendres et ornières derrière lui. Le moineau devient pygargue, voire Phénix du côté de l’étang du Puits et du canal de la Sauldre…
Sans les négliger pour autant, La proie et la meute aborde les thèmes de l’écologie, de l’illégalité industrielle, des jeunesses boiteuses et des exactions familiales avec une retenue qui l’honore. Ni sentences, ni cris d’orfraies : juste la limpidité discrète d’un ruisseau du Pays-Fort. Et l’écriture est à l’avenant, ni plate, ni trop escarpée. On pourrait la qualifier de vallonnée, en adéquation parfaite avec les décors qu’elle déploie.

JLM

UN PARFUM D’INNOCENCE de Patrick Delperdange / Editions In8.

Chat noir un jour, chat noir toujours. Tel est le cruel destin d’Arthur. À peine sorti de prison, le voilà replongé dans l’embrouille jusqu’au cou, ou comment les voleurs de pommes se retrouvent aspirés au fond de la nasse, sans rédemption possible, une fois que le rouleau-compresseur carcéral vous a laminé. Même sa fidèle sœur Lorraine, venue le chercher à sa sortie de l’ombre, commence à tanguer et douter. Il faut dire qu’il n’aide pas, prompt à braquer la première station-service venue sur le chemin d’une liberté retrouvée deux brèves heures auparavant. De fait, une nouvelle cavale s’engage. La route, toujours la route. La fuite, encore la fuite. Lorraine est au volant mais la destination de la fratrie ne ressemble plus à rien. De l’orphelinage aux foyers d’accueil, ils ont toujours serré les coudes. Mais la geôle a asséché l’âme d’Arthur qui, blessé et traqué, s’en prend au monde entier. Même un plouc y laisse ses dents cariées, jusqu’à flirter avec les roues de son propre tracteur, positionnées là au mauvais endroit, au mauvais moment, au mauvais carrefour de toutes les impasses d’une vie. Et à propos d’impasse, la dangerosité de la ruralité n’a pas dit son dernier mot lorsque la Ford de Lorraine et Arthur plonge dans un cours d’eau digne de la rivière Cahulawasseea du film Délivrance de John Boorman. Le plouc et les siens resurgissent sur ses berges, y ajoutent l’horreur de George A. Romero et terminent d’imposer le désespoir en lieu et place des possibles dernières flammèches d’un espoir vain.
Auteur d’un Si tous les dieux nous abandonnent à la Série Noire et d’autres L’Eternité
n’est pas pour nous
ou C’est pour ton bien aux Arènes, Patrick Delperdange réussit
avec ce Parfum d’innocence une autre déclinaison solide de la formule éprouvée par
Marc Villard et la collection Polaroid qu’il dirige aux éditions In8. Soit une novella en 80 pages chrono, sans digressions ni feuilles mortes. Du coup, nous ne rivaliserons pas d’ingéniosité pour conclure puisque la formule « un bon petit noir, classique et bien serré » s’avère parfaitement adéquate.

JLM

RACINES D’HORIZON de Joël Casséus / Le Tripode.

Maintenant le monde est creux.

Maintenant il peut se fendre.

Maintenant le monde n’a plus d’intérêt pour ces hommes au coeur affamé.

Maintenant le monde peut se reposer.

Maintenant le monde s’allonge : sens la terre qui se fracture alors que le monde s’allonge. Maintenant le monde boit pour soulager sa douleur : sens l’eau grimper tout autour afin de purger sa soif.

Maintenant le monde est malade, fait de la fièvre : sens la chaleur du monde qui grimpe jour après jour.

Dans son nouveau roman Racines d’horizon, Joël Casséus raconte l’errance d’un homme en quête de sa soeur. Nous sommes immergés dans un univers post-apocalyptique halluciné, tout au bord du chaos. Et ce monde étrange est le nôtre.

Ecrivain québécois né en Belgique, également professeur de sociologie, Joël Casséus n’en est pas à sa première publication. Racines d’horizon, son nouveau roman, est déjà le troisième à sortir chez Le Tripode. 

Si vous avez tendance à chercher des livres qui ne s’inscrivent pas dans un genre en particulier, voire franchement différents, nul doute que Racines d’horizon est l’un de ceux-là. 

Joël Casséus convoque ici tout un imaginaire apocalyptique. Dans un monde qui peut être a subi une catastrophe nucléaire aux conséquences radicales, mais cela n’est pas explicite, un homme recherche une sœur apparemment morte. Sa quête l’amène a traverser des paysages dévastés et à croiser des personnages plus étranges les uns que les autres. 

Il y a des cadavres d’éperviers sur la terre froide.

Des plumes jonchent le sol, mes pas fuient l’obscurité. 

Les larmes de la mer du ciel coulent sur mon corps. 

La nuit est primitive, les flammes dévorent le noir. 

Je lève mon visage vers la mer du ciel, espère y voir des poissons, ton corps plus léger qu’un oiseau. 

Le voyage de l’homme que nous suivons nous immerge dans de ténébreux et funestes tableaux. Une errance fiévreuse et fantastique dans un univers trouble, aux sons glaçants et visuellement fascinant. L’atmosphère noire et rude prend rapidement le pas sur l’histoire elle même et celle-ci ne perd jamais en intensité. 

La plume de Joël Casséus, fluide et poétique, rend l’expérience de lecture presque hypnotique. Entre rêve ou cauchemar, entre fable ou conte, on ne sait pas exactement où se situer. Ce qui est certain c’est que sa langue inscrit des images puissantes dans notre cerveau. 

Racines d’horizon de Joël Casséus se lit comme un récit “apocalyptipoétique” et se vit comme une étonnante expérience littéraire. Il n’y a pas d’étiquette pour un tel roman qui ne demande qu’à être exploré par les plus curieux et aventureux d’entre-vous. 

Brother Jo.

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