
Le 3 juillet 1971, rue Beautreillis à Paris, Jim Morrison visionne le film La vallée de la peur de Raoul Walsh et meurt d’une overdose. Nul ne saura jamais si l’actrice Judith Anderson pourrait avoir un quelconque lien avec le décès du chanteur des Doors et membre imminent du club des rock-stars trépassées à 27 ans. Mais la légende de cette interprète, abonnée aux personnages de méchantes, s’incrémente d’une autre sulfureuse page. La mythique sorcière ne sortira jamais de ce costume-là.
En amont et après des premiers pas remarqués au théâtre, Judith endosse dès 1939 la stricte et macabre tenue de Mrs Danvers, la sinistre gouvernante du Rebecca d’Alfred Hitchcock (adaptation du non moins angoissant roman de Daphné Du Maurier), son exploit majeur bien sûr, couronné d’une nomination aux Oscars dans la catégorie meilleur second rôle féminin, et surligné par un tournage chaotique, chimérique, clinique, atypique, saphique, épidermique, dramatique, tout en hics. Elle échappera même de peu à la chute d’un pondéreux pan de décor entier dont Joan Fontaine ressortira elle aussi quasi indemne. Sachant que l’attribution du rôle principal de la jeune et jolie Mrs de Winter, deuxième du nom, s’est disputée lors des castings entre Joan et sa sœur ennemie Olivia de Havilland, cet effondrement d’une partie des studios de Culver City reste à ce jour un mystère non élucidé et, sans le moindre doute, l’un des mieux gardés de Sunset Boulevard. D’autant que quelques jours plus tard, une autre avalanche, de projecteur cette fois, coutera la vie à l’anonyme acteur D’Arcy Forrester, assis par inadvertance sur le siège de Joan Fontaine. Puis ce sera le suicide de la scripte Lydia Milner. Et ainsi de suite. C’est autour de ces évènements suspects, entraves à la réalisation du premier chef-d’œuvre hollywoodien et seul oscarisé du « Maître du suspense », que Michel Moatti (à qui nous devons également le récent épisode de La Fille du Poulpe intitulé Moscou & blessures, aux éditions Moby Dick) construit aujourd’hui un roman adroitement équilibré entre fiction et authentiques crépages de chignons mortifères.
Au crépuscule de ses jours, Judith Anderson narre. Et nous l’écoutons raconter les coulisses et alentours d’un tournage épuisant : en extérieur un tueur en série bien réel surnommé le Nocturne enchaîne les meurtres de starlettes, en studio les guerres de position ne sont pas en reste pour cumuler d’autres victimes collatérales. Un parallèle interlope se dessine. Entre scènes de crime et scènes de film, l’auteur joue ainsi avec l’ombre des fantômes de Manderley pour calibrer en contrechamp un monde de trahisons et de fausses connivences, de chats affamés et d’ingénues souris attirées par les sunlights. Judith enquête vaguement, extrapole un peu, observe surtout ce vase clos californien propice aux coups bas et coups de sang : « Hollywood est un rideau que l’on tire sans jamais savoir ce qu’il y a derrière ». Et ce qui pouvait n’être qu’un simple épisode biographique mute de fait en un habile roman noir. Les nobles figures d’étoiles avérées, celles dont les noms s’étalent désormais en faux marbre rose façon terrazzo sur le macadam du Walk Of Fame, s’y révèlent moches, pleutres ou calculatrices, prêtes à mordre aussi sauvagement que le serial killer concomitant, qui d’ailleurs signe chacun de ses méfaits d’un « R » comme Rebecca. Au bout du compte, images d’archives et interprétations subjectives se superposent en une intéressante relecture transversale d’un sommet de l’art noir.
JLM
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