Traduction: Florence Lévy-Paoloni

Dans une ville crasseuse d’Europe de l’Est, coincée dans une bulle temporelle post-communiste, coule une rivière brune et visqueuse. Un pont l’enjambe, sur lequel des anges aveugles sont sculptés. Serait-ce le fleuve des amours perdues que ces êtres de pierre ne sauraient voir, témoins estropiés des errances humaines et de leurs passions meurtrissantes ? A moins que ce ne soient les vérités d’un autre monde, jetées dans ces rues antiques et pavées au grès de la folie des dieux.

C’est imbibée d’une moiteur estivale éreintante que commence l’enquête de Jonathan, anglais expatrié et patron d’une agence de détectives locale lancé sur les traces de la petite Petra, disparue il y a fort longtemps lorsqu’elle était enfant. Rongé par ses problèmes de couple, Jonathan semble perdre pied au fur et à mesure que l’enquête avance. De moins en moins maître d’une situation qu’il ne parvient plus à gérer, il s’enfonce viscéralement dans les affres de la jalousie et de la rancœur.

Sa vie va pourtant basculer lors d’une rencontre impromptue sur le pont des anges aveugles : il va en effet sauver de la noyade une jeune violoncelliste aux charmes mystérieux et envoûtants.

« Dans les eaux troubles » est un roman piège, une lente plongée hors de la matière vers des territoires immergés et hallucinatoires. Ouvrage Kafkaïen et lovecraftien pour ainsi dire, on serait bien tenté d’y voir aussi comme une ode parallèle à l’incantatoire ‘ »Eyes Wild Shut » de Kubrick.

Au fil des pages, on croisera dans le dédale de cette étouffante cité des personnages complexes et attachants, fragiles, hésitants, pétris d’incertitude ou de souffrance…finalement terriblement humains.

Ainsi Gertrude, la voyante aux atours de Marlène Dietrich, ancienne beauté toujours impeccablement fardée et passerelle emblématique entre notre monde et l’immatériel. Sarah la femme archéologue de Jonathan – très inquiète pour leur fille Jenny et son imaginaire débordant – fera quant à elle surgir de terre un saint ou une victime d’outrages préhistoriques, porteur d’une rébellion insoupçonnée…

Nos pas, cherchant désespéramment un peu de quiétude et de réconfort, nous mèneront aussi au cabinet du « Viennois », psychologue de couple aux sourcils broussailleux et à la rhétorique sibylline. Il nous apprendra par exemple que « le but de la thérapie est la transformation de la souffrance névrotique en souffrance ordinaire ». Trébuchant de concert avec Jonathan, il semblerait que cette ville souhaite nous dissoudre totalement dans sa torpeur toxique et éternelle.

Et puis, il y a aura ce moment de bascule. Celui on l’on perd définitivement pied avec le réel pour pénétrer dans quelque chose de plus intangible, hors des limites du temps et sur lequel notre emprise est futile, désespérée.

Cela arrive doucement, un glissement vers le fantastique comme une trame qui se dérobe ; les eaux montent et les esprits qui se noient.

Rationalité et fantasme s’enchâssent de manière sinueuse dans ce recueil onirique, inquiétant mais non dénué d’humour, un peu comme ces notes d’une gamme en mineur, étranges mais familières, tirées sur les cordes d’un instrument vibrant d’un diapason magique.

On s’enlise, on s’enlace et l’on glisse avec celle ou celui qui n’est pas l’autre dans les plaisirs coupables des relations délétères. Fuir l’amertume, fuir le passé… Se perdre corps et âme malgré le remord et la folie : voilà le leitmotiv en filigrane emporté par les eaux troubles de ce roman au parfum d’étrangeté, à mi-chemin entre rêve et réalité.

Réalisateur, producteur, scénariste et écrivain irlandais, Neil Jordan cumule les succès. On lui doit notamment le cultissime « Entretien avec un vampire », mais aussi « The Crying Game » ou encore plus récemment la réalisation de la série  » Les Borgias ». Il est l’auteur de six romans, dont « Confusion » publié également aux éditions Joëlle Losfeld en 2013.

Wangobi.