Chroniques noires et partisanes

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SUR LE FIL DE LA VIOLENCE de Mark O’Connell / Stock

A Thread of Violence

Traduction: Charles Bonnot

En 1982, dans une Irlande secouée par les attentats, le chômage et les grèves de la faim, Malcolm Macarthur se retrouve, à l’âge de 37 ans, dans une impasse financière. Ce dandy intellectuel qui ne se sort jamais sans son noeud de papillon est pris de panique à l’idée de devoir travailler pour gagner sa vie. Il échafaude alors un plan improbable : braquer une banque. Pour ce faire, il a besoin d’une voiture et d’une arme. Pour se les procurer, il assassine sauvagement une infirmière et un jeune fermier.
Mark O’Connell a longtemps été hanté par l’histoire de ce double meurtre. Alors que Macarthur a purgé ses trente ans d’emprisonnement, le voilà libéré et de retour à Dublin. Afin de percer les mystères qui entourent encore ces crimes brutaux et inexplicables, Mark O’Connell décide de le rencontrer. L’auteur se retrouve ainsi confronté à son propre récit : que signifie écrire sur un meurtrier ?

La recommandation d’Emmanuel Carrère, « Dans le panthéon des écrivains fascinés par des criminels, Mark O’Connell se révèle un des plus brillants. », alliée à cette photo de Malcolm Macarthur en couverture de ce livre, avec un nœud papillon et un regard perçant, intriguent d’emblée. Nul doute que l’on va avoir à affaire à du true crime, tout en s’attendant néanmoins à quelque chose d’un peu différent de ce qui se fait habituellement dans le genre true crime. C’est avec cette intuition que je me suis plongé dans Sur le fil de la violence de l’écrivain irlandais Mark O’Connell, mais s’est elle avérée fondée ou est-ce là un énième livre sensationnaliste sur un tueur ?

Vous vous en rendrez vite compte en lisant Sur le fil de la violence, il y a deux histoires dans ce livre, et non pas une. Il y a bien évidemment celle du tueur Malcolm Macarthur, personnage atypique pour un tueur, puisque issu d’un milieu très favorisé qui lui aura longtemps permis de se soustraire à toute vie professionnelle en étant financièrement assez confortable pour consacrer son temps à se cultiver et à profiter d’une vie mondaine propres aux personnes de son rang. Mais le jour où Malcolm Macarthur réalise que l’état de ses finances n’est plus viable et qu’il lui faudrait travailler pour subvenir à ses besoins et ceux de sa famille, ce qui dans son esprit signifie perdre sa liberté de pouvoir jouir de son temps comme il le souhaite, il commet l’irréparable en tuant deux personnes dans la perspective de préparer un braquage de banque. Ses crimes défrayeront la chronique en Irlande de part leur brutalité, mais également suite au retentissement politique lié au fait que Malcolm Macarthur fut arrêté dans l’appartement de son ami Patrick Connolly alors procureur général de la république d’Irlande, au point de faire de lui aujourd’hui encore le tueur le plus célèbre du pays.
Pour ce qui est de la deuxième histoire, c’est bien celle de l’auteur Mark O’Connell dont il est question, qui écrit sur sa vie, son parcours et sa démarche, essayant ainsi d’expliquer et de légitimer le fait qu’il en vienne à écrire un livre sur ce tueur qui l’obsède depuis longtemps, et qui s’apprête à prendre une importance encore plus conséquente dans sa vie avec l’écriture de ce livre qui est rythmée par des rencontres et entretiens avec son sujet principal, Malcolm Macarthur.

Ce qui dénote dans Sur le fil de la violence, en comparaison de ce qui se fait habituellement dans le true crime, c’est la volonté de l’auteur de découvrir les motivations de Malcolm Macarthur derrière ses crimes, tout en questionnant perpétuellement sa propre démarche en écrivant ce livre et en espérant rester au plus proche de la vérité, tout en étant conscient d’être contraint par le fait qu’il construit quelque chose essentiellement sur la base des paroles du principal intéressé. Mark O’Connell ne se contente pas de relater des faits, il réfléchit à ce qu’il est en train de vivre et d’écrire et nous fait part de ses réflexions. Il tente d’éviter ainsi les écueils propres au true crime en étant plus dans l’analyse que le sensationnalisme. Bien que je ne pense pas que l’on puisse dire que Mark O’Connell arrive à éviter tous les écueils, d’ailleurs il n’arrive pas non plus à véritablement éclaircir les réels motivations de Malcolm Macarthur derrière ses crimes, il parvient tout de même à nous faire réfléchir sur un genre littéraire qui a toujours autant de succès et à nous tenir en haleine avec une écriture particulièrement efficace.

Mark O’Connell signe avec Sur le fil de la violence un ouvrage plutôt en marge des canons du true crime. Ici la démarche de l’auteur est autant le sujet que l’histoire de Malcolm Macarthur et les crimes qu’il a commis. Un livre qui n’apporte pas toutes les réponses désirées mais qui soulève son lot de questions pertinentes et pas assez souvent posées.

Brother Jo.

CE PAYS N’EST PAS POUR LES FAIBLES de Julien Gravelle / Stock.

Ceci ne fait aucun doute : nous, Nyctalopes, avons adopté Julien Gravelle, et ses livres de nature writing authentique, chroniqués précédemment dans ces pages. Je suis certain que vous utilisez, comme moi, sur une base régulière l’outil « Rechercher » sur le haut droit de la page d’accueil du blog. Si ce n’est pas le cas jusqu’ici, faites-le donc, pour remonter le fil de cette camaraderie littéraire. C’est par conséquent avec un plaisir non dissimulé que nous accueillons sa dernière publication en France, une version légèrement corrigée dans son détail pour qu’elle soit comestible pour les petits Français, peu farouches avec les anglicismes parfois audacieux, beaucoup plus avec les floraisons lointaines de la langue françoise qui s’échappent de la bouche de Julien Gravelle.

Dans les forêts du Grand Nord canadien, là où la nature somptueuse et écrasante dicte ses lois et façonne les hommes, se trouve la cabane des Malençon. Quatre générations s’y succèdent : l’aïeul Léopold, trappeur sans merci, la construit de ses propres mains ; son fils Siméon y est envoyé pour s’endurcir ; la jeune Lyne, elle, voit sa vie brisée par une découverte macabre ; seule Tania, un siècle plus tard, osera enfin renverser le destin.

Tour à tour refuge, prison ou lieu maudit, la cabane est le coeur battant de cette famille, dont les racines sont profondément enfouies dans la terre des plaines boréales, et qui traîne son lourd secret depuis trop longtemps.

1921. 1944. 1984. 2023. Quatre époques, quatre générations de la famille Malençon, quatre individus de cette famille pour apprendre quelque chose, une leçon de vie, un apprentissage sur eux-mêmes, le dévoilement d’un secret familial, dans la cabane construite par le premier d’entre eux ou à proximité immédiate de celle-ci. Celle-ci est vraiment le totem de ce livre. Bien sûr, sur un siècle de temps, elle va se transformer, s’affaiblir dans sa structure, voir en partie s’effondrer. Mais son « pouvoir » va se maintenir et jouer un rôle décisif à un moment de la vie de Léopold, Siméon, Lyne et Tania.

Les personnages sont différents, tantôt rude comme l’aïeul, tantôt tourmenté comme le fils ou affaiblie comme l’arrière-petite-fille. La nature garde cette permanence : elle ne plaisante pas, elle peut tuer. Mais le bois est là, qui peut donner refuge, apaiser, offrir ses ressources à qui sait les prélever, consoler ou diffuser sa sève. Il faut savoir s’y plonger, s’y brancher. Julien Gravelle sait nous le dire, toujours très justement, sans emphase. C’est l’évidence de ses textes, il est habité par cette contrée boisée et lacustre et au travers de ses histoires et de ses personnages, il met en lumière les rapports entre l’homme et la nature, ce qu’elle nous fait (comment elle agit sur nous) et ce que nous lui faisons (subir) désormais. Il y a un thème qui apparaît-disparaît entre les épinettes, d’une génération à l’autre : l’effet papillon. Couper un arbre, abattre un chien ici et maintenant, sans penser plus loin que ça. Qui sait ce que ce que cela produira plus tard, des années après ? Ce peut être dévastateur ou bien bénéfique. Au final de la belle ouvrage, quatre madriers extirpés d’un même tronc, avec peut-être le petit regret personnel que le texte ne fût un seul et même arbre.

Un écart hors de l’en-dedans sombre des bois précédemment visité par Julien Gravelle mais toujours la vibrante authenticité d’un milieu et des personnages qui le traversent.

Paotrsaout

L’INVENTION DE TRISTAN d’Adrien Bosc / Stock.

« Un conte moderne : il était une fois un écrivain américain sans le sou, trimballant un manuscrit refusé par tout ce que la côte Est compte d’éditeurs, qui trouve attache à Paris. Il rencontre une jeune femme dont il tombe amoureux. Elle est la fille d’un écrivain français dont il ne connaît ni les livres ni l’importance. Un jour, le père tombe sur le manuscrit du jeune homme, le transmet à son propre éditeur, et contre toute attente l’évidence littéraire écarte les doutes. Le livre est traduit. Ironie du sort, ceux-là mêmes qui l’avaient refusé dans son pays se l’arrachent. »

Voici la légende que Zachary, Américain en vadrouille à Paris, ignore jusqu’au jour où il tombe par hasard sur un exemplaire du Seigneur des porcheries de Tristan Egolf.

Comment écrire le portrait d’un écrivain filant comme un météore ? De Paris à Lancaster, Pennsylvanie, des couloirs labyrinthiques d’une maison d’édition aux blocs venteux d’Alphabet City, d’une souffrance d’être né à une souffrance de vivre, Zachary s’improvise détective littéraire et reconstitue un destin où tout est vrai mais tout est roman.

Comme d’autres, j’ai été percuté de plein fouet par Le seigneur des porcheries, livre monumental, incroyable et sans pareil, de l’auteur américain Tristan Egolf. Non seulement c’est véritablement un grand livre, mais il est en plus entouré d’une aura particulière du fait du suicide de son auteur le 7 mai 2005, à seulement 33 ans qui, d’après ce que l’on en a dit, cochait un peu toutes les cases de l’artiste écorché au destin tragique. Avec L’invention de Tristan publié chez Stock, l’écrivain et éditeur Adrien Bosc nous fait le récit de cette singulière trajectoire qui a tout d’un roman.

Alors qu’il m’arrive toujours de recommander Le seigneur des porcheries, je me demandais récemment si Egolf était encore un nom qui trouve une résonance chez certaines personnes ou si celui-ci appartenait déjà au passé, car lorsque il m’arrive de l’évoquer dans des conversations, plus personne ne semble aujourd’hui le connaître. Je me disais aussi qu’il est l’auteur de trois romans, Le seigneur des porcheries étant son premier, mais que jamais je n’ai entendu quoi que ce soit sur les deux autres, Jupons et violons et Kornwolf, que je n’ai moi-même pas lus à ce jour. Autant dire que la lecture de L’invention de Tristan arrive, pour moi tout du moins, à point nommé. 

Faut-il avoir lu Tristan Egolf pour apprécier L’invention de Tristan ? Comprenez, est-ce une biographie réservée aux initiés ? Je ne pense pas, non. Cette histoire, telle qu’écrite par Adrien Bosc et pour laquelle il prend le parti pris de créer un narrateur fictif, un certain Zachary Crane, journaliste au New-York Times qui prépare un article sur Tristan Egolf, se déroule telle une  enquête, passionnante et foncièrement prenante. D’ailleurs, il faut le dire, le livre d’Adrien Bosc n’est pas sans rappeler à certains égards le travail de Patrick Modiano, qui n’est autre que l’écrivain qui a porté le manuscrit du Seigneur des porcheries chez Gallimard, après être tombé dessus par hasard en allant ouvrir la fenêtre dans la chambre de sa fille, Marie Modiano, alors en couple avec Egolf. En déroulant le fil de la vie de Tristan Egolf, rencontre après rencontre, lecture après lecture, ce sont d’autres figures, d’autres destinées, pour certaines assez fascinantes, qui se révèlent à nous. Je peux citer les principales, le père de Tristan Egolf, qui s’est lui-même donné la mort, ou encore son grand-père, mais il y en a bien d’autres encore. Tant d’histoires qui s’entrecroisent en une seule, qui pour certaines nourriront l’oeuvre de Tristan Egolf pour en devenir d’autres sous sa plume, et puis tant d’histoires à peine effleurées sans le témoignage des principaux concernés, on a là une vie qui méritait bien un livre.

C’est avec pudeur et respect qu’Adrien Bosc pénètre le cercle intime de l’auteur, créant petit à petit des passerelles entre ses découvertes et les romans de Tristan Egolf. Il nous embarque aisément dans ce récit qui nous mène de la Pennsylvanie à Paris, en passant encore par Londres ou New-York. Il n’y a peut-être pas tout dans L’invention de Tristan, j’entends au sujet de Tristan Egolf, mais il y a déjà tant qu’on ne peut que saluer le travail accompli ici par Adrien Bosc pour nous conter ce brillant auteur.

Avec ce livre, Adrien Bosc souffle sur les braises d’un feu qui aurait pu mourir avec le temps. Il dresse un portrait de l’écrivain Tristan Egolf, à l’image de son sujet, naviguant entre ombre et lumière. C’est une bonne fois pour toutes qu’il inscrit cette comète littéraire dans la grande histoire de la littérature. Puissiez-vous découvrir Le seigneur des porcheries si vous ne connaissiez pas encore cette œuvre culte, ou puissiez-vous à nouveau gouter au plaisir de plonger dans le si riche univers de Tristan Egolf.

Brother Jo.

Pour aller avec cette chronique, une rare trace de Kitschchao, le groupe punk dans lequel chantait un temps Tristan Egolf.

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