Chroniques noires et partisanes

Étiquette : marc villard

CIEL DE RÉGLISSE de Marc Villard / La Noire / Gallimard.

On ne peut pas dire que ses personnages soient à la fête. Néanmoins, s’immerger dans un nouveau recueil de Marc Villard en est toujours une pour nous. Successeur de Raser les murs, publié début 2022 aux éditions Joëlle Losfeld, voici donc Ciel de réglisse que nous accueillons avec la même confiance, sans cesse renouvelée, sans cesse validée. On a beau connaître l’univers et les codes de l’orfèvre français de la nouvelle sur le bout des doigts, on se laisse à chaque fois emporter par les déclinaisons du jour. À chaque livraison inédite, sa poésie anthracite nous entraîne, nous laissant dériver vers des méandres inconnus. L’œuvre de Marc Villard est un fleuve dont chaque affluent apporte de nouveaux remous. Ciel de réglisse ne déroge pas à ces regains de flux et de courants, dramatiques et mélodieux, sobres et harmonieux. Pour le coup, c’est à un renouvellement de la forme auquel nous sommes conviés. Le présent recueil s’articule autour de deux novellas intitulées En danseuse et Ciel de réglisse, encadrant une série de six courtes nouvelles regroupées sous le titre générique de Musique soûle.

De la Syrie aux buttes parisiennes, il n’y a qu’un raidillon, aussitôt franchi à vélo et en danseuse donc, entre soupe populaire et prose de Patti Smith : « fille puisses-tu tournoyer en riant, puisses-tu tournoyer quand tombent les roses ». Bilal est homo, réfugié et bientôt mort, jusqu’à téléporter ses guirlandes de problèmes et celles de Sylvia sur le Vieux Port marseillais. Du pur Villard, tout en mesure et mélodies. Quant à l’agrégation Musique soûle, elle commence par un Transfert entre les rêves d’un baroudeur chenu et ceux d’un couple de jeunots. Yasmina, Marcus, Alex, Papa Ours, Tine, des destins de rien portés par des chorus feutrés complètent le sextet à cordes sensibles. Puis vient avec Ciel de réglisse l’heure des romances et trahisons concomitantes. Marc Villard transpose ses meilleurs refrains jusqu’à Los Alamos, Nouveau-Mexique, où se cristallise un amour impossible entre l’ingénieur expat’ Sylvain et la jolie potière indienne Kwanita. D’autant que l’argent, toujours l’argent, s’en mêle. Pas bon ça. Entre l’ocre des terres de l’Ouest et le noir de torves desseins se tisse un clair-obscur aussi aride et flou qu’un mirage dans le désert des Mojaves : décor rêvé pour clôturer un court opus de 180 pages tendues, comme l’arc qui en ponctue la fin.

JLM

RASER LES MURS de Marc Villard / Editions Joëlle Losfeld

« Certains appellent ça la condition humaine » et ce n’est pas rose, désespérant souvent, voire sans issue la plupart du temps. Mais personne ne sait mieux que Marc Villard insérer la poésie et l’harmonie dans les interstices d’un Mur des Lamentations noir et monochrome. Après quelques novellas du meilleur effet (Terre promise à la Manufacture De Livres ou La Mère noire, comme la Série, partagée avec Jean-Bernard Pouy) le voici de retour sur son terrain de prédilection, celui de la nouvelle qui cogne, de l’uppercut mélodique. D’un recueil de neuf textes, de neuf destins de rien, il tire une fois encore la sève unique d’une œuvre qui ne l’est pas moins, unique.

Aux côtés de quelques monumentaux Pigalle (pour le souvenir ému de sa VO illustrée par l’immense Miles Hyman), Kebab Palace (pour d’autres Cécile et Lulu) ou Le Canyon de Chelly (pour le détour en pays Navajo, du côté de Window Rock et de ces terres américaines chères à Stéphane Le Carre), déjà lus lors de parutions antérieures, s’agrègent les flèches amèrement tendres d’enfances bringuebalées du Mexique (Le Voyage de Rosario) à Barbès (Le Brady) et de pugnacité féminine dans la tourmente (Gladys ou Le Grand-Cerf). Rien ne nous surprend dans cette nouvelle compilation, mais tout nous émeut. Nous en connaissons les codes, les lieux, les itinéraires, les déviations. Pourtant, au détour d’un chemin vicinal, d’un figurant aux traits calibrés croisé en filigrane, d’une expression inédite et pétillante, s’impose la limpidité et l’évidence féline d’une écriture magique.
Quant au title track, pour rester dans la sémantique musicale, Raser les murs commence à Alep, en Syrie donc, pour cahoter jusqu’à la Soupe Saint-Eustache, oasis précaire situé au cœur de Paname, entre la rue du Louvre et cet abominable Forum des Halles. Outre Samir, migrant comme tant d’autres, comme ces temps nauséeux et cafardeux l’imposent à tant d’autres, comme les rêves se fracassent en mer pour tant d’autres… Bref. Outre Samir, nous retrouvons ici Cécile, la fille de Bird, pour les clients fidèles des Etablissements Villard. Cécile sert la soupe. Façon de parler, façon de parler vrai. Cécile sert la soupe à la louche, la soupe aux déshérités, la soupe au sens strict du terme, pas celle qu’on sert en entreprise, pour dorloter le Capital et le gland du supérieur hiérarchique. Et sans miracle, cette soupe-là forcément grimace et vire à l’aigre noir, quand soudain, semblant crever le ciel et venant de nulle part l’inepte ennemi se pointe et surine les maigres espoirs de futur.

Tout en cumulus sombres et mélancolies en sourdine, cet autre bouquet d’épines de Marc Villard oscille, comme toujours, entre constats sans appel et pastels sans angélisme, entre pastels sans appel et constats sans ostracisme. C’est juste sublime, sublime et juste.

JLM

LA MÈRE NOIRE de Jean-Bernard Pouy et Marc Villard / Série Noire / Gallimard.

Même si l’histoire commence au Musée d’Orsay, devant Le Déjeuner sur l’herbe de Manet, ce n’est pas par petites touches impressionnistes que Jean-Bernard Pouy et Marc Villard déroulent cette fois leur nouvelle collaboration à quatre mains. Pour le coup, chacun entonne sa partition en solo, en deux parties liées mais distinctes. On se souvient de leurs précédents et fraternels Ping-pong ou Tohu Bohu chez Rivages, suites de une-deux vifs et rapides, comme on en parle dans le monde du football (sport détesté par JB et adoré par Marc). Ici, et pour rester sur le même terrain, ce serait plutôt une longue passe transversale que s’accordent les deux compères. Pas de buts, mais du beau jeu…


C’est Jean-Bernard Pouy qui ouvre le bal, avec la danse de ses formules toujours justes et acidulées, drôles et innervées, avec cette fois les mots croisés d’un père célibataire et de sa fille de douze ans. Jean-Pierre, on l’apprendra très tard, et Clotilde qu’ils s’appellent. Entre eux, ça roule bien. Papa-peintre assure gîte, couvert et sérénité brinquebalante à une gamine piquante, singulière et carrée dans sa tête. Le précaire équilibre tourne hélas à l’orage lors de congés scolaires en Bretagne. Embarquée dans un barnum syndical insurrectionnel, Clotilde essuie un tir de flash-ball : la tronche morfle, le moral du père aussi, puis Marc Villard intervient.

Lui, raconte l’histoire de Véro, la mère, partie se dorer les chakras du côté de Katmandou, Goa, Krishna, des trucs dans l’genre, ou presque. En rêve surtout. En vrai, son évasion des routines familiales tourne en naufrage glauque et cloisonné au bord d’une Camargue sans issue. Braquage foireux, clinique psychiatrique, ennui endémique, rencontres hasardeuses : avant l’évidence d’un retour à ce cocon « pas si mal », synonyme surtout d’un fataliste « c’était mieux avant ».

De ces deux écritures uniques, différentes mais néanmoins mitoyennes, éclot une nouvelle parenthèse noire toute en subtilités. Entre la rugosité goguenarde de Pouy et la poésie aigre-douce de Villard (nous gratifiant en off de quelques vers libres et sublimes), le court opus s’équilibre autour des lavis de « lard moderne » et des chaos du chemin. Des gars, des gares pour l’un, des gars, d’égards pour l’autre. D’un temps un peu suspendu, ils font le fantasque dérapage d’existences ordinaires, juste humaines, propres donc à prendre les uppercuts et à nous les restituer pleine face.

JLM

TERRE PROMISE de Marc Villard / La Manufacture De Livres.

Marc Villard met le feu et ses escarbilles emportent l’hôtel Nadir, miteux et enkysté rue de la Charbonnière, Barbès DC. Autrement dit, l’auteur de Rebelles de la nuit, La Porte de derrière ou Quand la ville mord (récemment réunis à la Série Noire en une magnifique Barbès Trilogie écorchée) est de retour sur ses terres de prédilection. Alors forcément, ça cogne vite et juste.

À dix-sept ans, Jeremy et Estelle ont eux aussi réduit en cendres le peu que la loterie de la vie leur avait attribué. La mère nigériane de l’un vient de mourir dans l’incendie du bouge, celle alsacienne de l’autre macère dans son jus à douze degrés, quelque part à l’Est de nulle part. Alors, pour conjurer le sort et rêver d’un lendemain un brin ensoleillé, ils acceptent de faire la mule entre Paris et Londres, l’estomac tapissé d’héro. Pas sûr que le jeu en vaille une chandelle qui, selon l’expression, ne manquera pas de brûler elle aussi par tous les bouts.

On l’aura donc compris, ce court texte de 125 pages se consume ventre à terre et calcine tout sur son passage. De fait la teinte noire du carbone domine, mais comme toujours chez Marc Villard chantent les rythmes d’une écriture à la fois souple et mitraillée. On le sait, le clavier de l’auteur est celui d’un piano. Et, cette fois, ce sont la voix et le saxophone de Fela Kuti, le Black President, qui accompagnent son staccato soutenu, ce magistral équilibre de poésie brute et d’humanité de traviole.

En contrepoint d’une histoire sombre, on notera les traits au pastel des personnages, premiers rôles ou figurants fugaces, tortionnaires cupides ou passants hors-champ, tous unis par la mélancolie d’un barnum déliquescent. Des blanches, des noirs, leurs soupirs, leurs anicroches en guise de doubles croches, les bémols de l’existence, des points d’orgue aussi : encore de la musique en somme, on y revient toujours. Car, si la structure en toboggan de Terre promise se conforme à des chartes classiques du roman noir, son groove nous harponne de toute l’élégante simplicité de ses mélodies omniprésentes. De là à parler de mini-LP plutôt que de novella, il n’y a qu’un pas que nous franchissons allegro.

JLM


BARBÈS TRILOGIE de Marc Villard / Série Noire / Gallimard.

Paris est une défaite et Barbès ses fourches caudines. Certes. Haut lieu du commerce parallèle et des trafics en tout genre, ce n’est rien de dire que ce nord fiévreux de Paris se traîne une réputation à fuir, souvent boursouflée, parfois justifiée. Sans en rajouter ni dans l’angélisme béat ni dans le misérabilisme nocif, l’endroit est un monde à part, avec ses arrangements et ses codes flous. Un terrain de jeu en or, comme la Goutte du même nom, pour un exégète de talent, pour charpenter d’habiles trames noires à la sauce Paname plus aigre que douce. Et le plus fort sur ce terrain chaotique est sans le moindre doute Marc Villard.

On ne compte plus le nombre de romans et nouvelles dont il a puisé la sève entre Rochechouart et la porte de Clignancourt (en poussant jusqu’aux Puces de Saint-Ouen, comme l’an passé avec Les Biffins, publié chez Joëlle Losfeld). Mais, loin des miroirs déformants pour touristes en mal de sensations fortes ou bonimenteurs d’extrême droite, Marc Villard dresse d’autres constats, sombres bien sûr, mais surtout poétiques et visuels. L’homme est une plume d’exception, mais c’est aussi un œil, tout aussi acéré. Aussi proche de David Goodis que de Robert Doisneau, il dépave à la barre à mine des ruelles lugubres pour y cultiver sa poésie du trottoir et ses tranches de vie alternatives. Comme des galeries de portraits à vif, ses livres cumulent les plans serrés sur des seconds rôles en déshérence et sur des personnages principaux guère mieux lotis. Parmi ceux-ci, Jacques Tramson, éducateur de rue de son (piteux) état, endossa le treillis du héros en charpie à trois reprises, pour les romans Rebelles de la nuit (Le Mascaret, 1987), La Porte de derrière (Série Noire, 1993) et Quand la ville mord (La Branche/Suite noire, 2006, porté à l’écran en 2009 par Dominique Cabrera pour Arte). C’est la réédition de ces trois ouvrages en un seul volume qui cristallise cette Barbès Trilogie parfaitement homogène et cohérente. Entre destins qui dérapent et systèmes D qui chavirent, le soleil a bien du mal à percer, mais l’écriture de Marc Villard illumine mieux qu’un réverbère de la rue Myrha ces pages où la drogue est sanglante et le sang rarement lavé de toute trace suspecte.

On s’inquiète pour Fred, Sophie, Melissa, Lomshi, Farida, Sara et tous les autres, ces gosses dont Tramson, tel un joueur de curling, aimerait balayer le chemin et adoucir le parcours. Rien n’y fait. Tout le monde finit dans le mur et les mots élancés de l’auteur ne peuvent pas grand-chose pour eux. Marc Villard n’est d’ailleurs pas un donneur de leçons ou un redresseur de tort. C’est un conteur, spectateur d’un monde dont les rouages coincent, et capable comme personne de se porter au chevet des victimes collatérales pour faire d’elles les étoiles filantes d’une autre Comédie humaine

JLM


LES BIFFINS de Marc Villard / Editions Joëlle Losfeld.

Marc Villard écrit à l’oreille. Bien que catalogué auteur issu du néo polar, communiquer une idée est moins important pour lui que produire la musique qu’il attend. Mais ne dites pas à Marc Villard qu’il n’y a pas d’intrigue dans ses récits.

Dans les Biffins, on retrouve la fille de Bird, Cécile, qui travaille toujours au samu social. Un incendie d’un hôtel type marchand de sommeil et un crime d’un SDF la pousse à changer d’air et à travailler pour les biffins au nord de Paris. Mais ce crime la rattrapera. Dans cette novella, on traversera le tout Paris des déshérités. On retrouvera même un clochard qui se nomme Bernard. Je ne sais où Marc Villard va chercher cela. Mais surtout et c’est le plus important pour moi, on prendra le temps de lire la poésie beatnik du maître de la nouvelle noire. On la repassera en boucle sur le tourne disque comme un morceau de jazz dont on cherche à connaître le secret.

« Boulevard du Montparnasse traînées rouges sur l’asphalte, premiers coursiers en dérapages contrôlés, putes asiatiques aux chaussettes fines grimpant au-dessus du genou et ça n’est pas érotique, pisseur de parking beuglant la Marseillaise. »

Chez Marc Villard, il n’y pas de longue exposition, pas de faux thriller avec des rebondissements sans fin. Juste de la littérature urbaine sans cadeau mais avec une certaine humanité néanmoins.

BST.

 

© 2025 Nyctalopes

Theme by Anders NorenUp ↑