Chroniques noires et partisanes

Étiquette : louise erdrich

LA SENTENCE de Louise Erdrich / Terres d’Amérique / Albin Michel

The Sentence

Traduction : Sarah Gurcel

La sentence est tombée il y a quelques jours : Le Prix Femina 2023 a été décerné à Louise Erdrich pour ce roman, qui fait suite à un Prix Pulitzer 2022 pour Celui qui veille, (et de multiples autres prix auparavant sur son parcours). Il semblerait que l’autrice américaine magnétise les récompenses et déjoue aussi toutes les tentatives d’attribuer trop vite une étiquette de genre à ses romans.

« Quand j’étais en prison, j’ai reçu un dictionnaire. Accompagné d’un petit mot : Voici le livre que j’emporterais sur une île déserte. Des livres, mon ancienne professeure m’en ferait parvenir d’autres, mais elle savait que celui-là s’avérerait d’un recours inépuisable. C’est le terme « sentence » que j’y ai cherché en premier. J’avais reçu la mienne, une impossible condamnation à soixante ans d’emprisonnement, de la bouche d’un juge qui croyait en l’au-delà. »

Après avoir bénéficié d’une libération conditionnelle, Tookie, une quadragénaire d’origine amérindienne, est embauchée par une petite librairie de Minneapolis. Lectrice passionnée, elle s’épanouit dans ce travail. Jusqu’à ce que l’esprit de Flora, une fidèle cliente récemment décédée, ne vienne hanter les rayonnages, mettant Tookie face à ses propres démons, dans une ville bientôt à feu et à sang après la mort de George Floyd, alors qu’une pandémie a mis le monde à l’arrêt…

La sentence entremêle habilement une histoire de fantômes, un roman de rédemption, une tragi-comédie amérindienne et une chronique de Minneapolis au travers des mois de pandémie et de colères sociales nées du meurtre raciste par un policier de Georges Floyd. Le personnage central de Tookie incarne à lui seul un côté « pas-de-bol » ou « victime d’elle-même » qui donne à son parcours une dimension dramatique toutefois arrondie aux angles par une cocasserie inattendue. Peut-on toutefois l’accabler ? Tookie vient d’un milieu familial et social difficile, ce qui n’est pas rarement répandu chez les Amérindiens. Elle fait face à l’adversité avec ses qualités et ses défauts, avec son expérience de femme amérindienne également. Louise Erdrich revendique ses racines objiwé et son intérêt pour l’histoire et la culture des premières nations. En 2020, dans La Sentence, il n’est donc pas étonnant de rencontrer des personnages contemporains et urbains imprégnés par une vision du monde, des modes de pensées, des habitudes propres à leurs peuples. Certaines références pourraient même échapper à une lectrice ou un lecteur totalement ignorant. Bien évidemment, le propos de Louise Erdrich est plus vaste et elle inscrit dans le camaïeu de cultures de la nation américaine les tribulations de Tookie et de ses comparses. Un camaïeu fragile comme le montre les événements de 2020. L’Amérique, entre crimes historiques et agressions contemporaines, n’en a pas fini avec ses préjugés raciaux mortifères.

Le récit rebondit régulièrement et Tookie déguste, confrontée à un fantôme dans sa librairie, aux ombres du doute (quelle est sa place face à Hetta sa belle-fille, désormais mère ? peut-elle vraiment compter sur Pollux son mari ?). Ce n’est pas le moindre des talents de Louise Erdich que de savoir nous coller à la portière dans les virages émotionnels. Louise Erdrich n’est pas qu’autrice. Dans son roman, elle joue son propre rôle, celui de la directrice de l’authentique librairie où travaille la fictionnelle Tookie. Ce n’est pas un truc. Car le tour de force du roman est de déclamer si puissamment et si authentiquement le pouvoir des livres, de nous guérir, de nous relier, de nous élever. Puissante médecine.

Dans la postface de son roman, Louise Erdrich écrit : « Dans La sentence, les livres sont une question de vie et de mort. Les lecteurs et les lectrices traversent des territoires insondables pour maintenir le lien avec l’écrit. »

Et devant cette magie palpable, si bien comprise, nous nous taisons.

Paotrsaout

CELUI QUI VEILLE de Louise Erdrich / Albin Michel

The Night Watchman

Traduction: Sarah Gurcel

“Alors on en est là, se dit Thomas en fixant la froide succession de phrases de la proposition de loi. On a survécu à la variole, à la carabine à répétition, à la mitrailleuse Hotchkiss et à la tuberculose. À la grippe de 1918 et à quatre ou cinq guerres meurtrières sur le sol américain. Et c’est à une série de mots ternes que l’on va finalement succomber. Réallocation, intensification, termination, assurer et cetera.”

Sous couvert de fiction, avec Celui qui veille, Louise Erdrich nous raconte un épisode de la politique américaine à l’encontre des Nations Indiennes. Sous l’administration Eisenhower, en 1953, une résolution conduite par un sénateur mormon veut mettre fin à tous les traités signés précédemment. Résumé rapidement, c’est la fin des réserves et des tribus, la fin de la cohésion, l’ensemble des membres est transformé en citoyens américains à part entière, pauvres et seuls, les terres vendues à l’encan. C’est ce qu’on a appelé la termination. Ces mots ont des sens bien précis : la note de Sarah Gurcel, traductrice, est bien utile.
Cette arme plus juridique, cette arme de papier, toute aussi dévastatrice que les fusils, traverse tout le roman, parfois frontalement, d’autres fois en sourdine. 

Louise Erdrich adopte le mode de la fiction pour nous raconter cet épisode peu spectaculaire de l’histoire, mais ô combien destructeur, et déjà entrevu chez David Treuer. 

C’est par Thomas Wazhashk que cette histoire de lutte contre la résolution du sénateur Watkins avance. Il est veilleur de nuit dans une usine, et président du conseil tribal Chippewa. Il est la conscience de la réserve, celui qui mène la résistance, tente de fédérer les membres de sa tribu. Il est calqué sur le grand-père de l’autrice, Patrick Garneau.

Les chapitres sont nombreux, souvent très courts, trois ou quatre pages, quelquefois plus longs quand c’est nécessaire. Louise Erdrich essaime une myriade de personnages, qui pour certains s’évaporent très rapidement. Il faut veiller à ne pas se perdre parmi cette nombreuse galerie, même si très vite les rôles principaux sont distribués.

Patrice Paranteau, une jeune ouvrière, première de sa famille à l’usine, est là d’un bout à l’autre. Ambitieuse et indépendante, elle cherche à s’extirper de la pauvreté dans laquelle elle est née, sans pour autant mettre de côté les nombreux problèmes familiaux. Les chapitres passés à rechercher sa sœur à Minneapolis sont tragiques, mais surtout, ils permettent d’entrevoir le futur qui attend les indiens si la résolution est adoptée.

Le chemin est long et coûteux jusqu’au Capitole de Washington où Thomas et Patrice se rendent, avec quelques autres, défendre leurs causes. Les combats de boxe organisés pour payer une partie du voyage sont l’occasion de rencontrer Wood Mountain, un jeune boxeur à la fois ancré dans la tradition, et curieux de ce qui se passe à l’extérieur. C’est un personnage secondaire, mais admirablement bien portraituré, on l’observe passer en quelques semaines de jeune gars à la fois candide et trop sûr de lui à père adoptif responsable.

Celui qui veille décrit le quotidien de Patrice, Thomas, Pokey, Zhaanat, et de bien d’autres protagonistes. À chaque chapitre c’est un peu du monde indien qui nous est dévoilé, des choses banales ou d’autres plus spirituelles, de la lutte pour simplement survivre. Le roman avance par petites touches, comme un tableau. Chaque touche est un instant passé à la loupe, ciselé. Comme si Louise Erdrich cherchait à nous rendre une image la plus précise possible des quelques semaines dans lesquelles s’écoule le roman, par certains aspects c’est aussi un livre d’ethnographie.

NicoTag

C’est la musique qu’a choisie Samantha Crain pour raconter la vie des siens, les Choctaws. Et le moins qu’on puisse dire c’est qu’elle le fait vraiment bien.

LAROSE de Louise Erdrich chez Albin Michel

Traduction : Isabelle Reinharez.

Louise Erdrich est une grande voix de la littérature américaine : elle a écrit de la poésie, des nouvelles et une quinzaine de romans. Elle a été encouragée à écrire des histoires par ses parents dès son enfance dans une réserve indienne. Son œuvre est singulière, puissante et une fois encore, elle nous offre avec « LaRose » un livre fort et magnifique.

« Dakota du Nord, 1999. Un vent glacial souffle sur la plaine et le ciel, d’un gris acier, recouvre les champs nus d’un linceul. Ici, des coutumes immémoriales marquent le passage des saisons, et c’est la chasse au cerf qui annonce l’entrée dans l’automne. Landreaux Iron, un Indien Ojibwé, est impatient d’honorer la tradition. Sûr de son coup, il vise et tire. Et tandis que l’animal continue de courir sous ses yeux, un enfant s’effondre. Dusty, le fils de son ami et voisin Peter Ravich, avait cinq ans. »

Pour réparer sa faute, suivant une ancienne tradition indienne, Landreaux va donner son plus jeune fils, LaRose, aux parents de Dusty. Les Iron, Landreaux et Emmaline habitent avec leurs enfants à la frontière de la réserve ojibwé, les Ravich, Peter et Nola, leurs voisins, sont en dehors mais acceptent l’offrande. Ce sont des personnages vivants, crédibles, magnifiques, chacun affronte à sa manière le deuil, la douleur, la culpabilité. Louise Erdrich écrit d’une plume éblouissante, avec une grande empathie pour chacun mais sans verser dans l’émotion facile. La souffrance les isole et les fait osciller entre le désir d’en finir et le besoin de se venger, de faire mal, des réactions si humaines, si vraies…

Louise Erdrich nous offre toute une galerie de très beaux personnages, ils sont tous tout aussi fouillés, drôles, pitoyables ou tragiques, ils sont terriblement humains et vivants, avec une mention spéciales pour les femmes : les vieilles dames de la maison de retraite qui cancanent, se disputent, jouent des tours pendables ; les sœurs de LaRose, sœurs de sang ou sœur d’accueil avec leur rage, leur amour et leur énergie… Et LaRose bien sûr ! Le petit garçon au prénom sacré qui accepte son rôle de consolation est tout simplement sublime, à la fois ordinaire avec ses jouets en plastique et magique ! Et toutes les LaRose…

Car LaRose est un prénom spécial, transmis de génération en génération depuis la première LaRose, six générations auparavant. Louise Erdrich conte plusieurs histoires : celle de la première LaRose, celle de l’enfance de Landreaux. En inscrivant son roman dans plusieurs époques, Louise Erdrich montre en toile de fond l’histoire du peuple ojibwé, parqué dans une réserve, décimé par les maladies, acculturé par l’éducation forcée de plusieurs générations d’enfants dans des pensionnats catholiques. Sur la réserve les cultures catholique et ojibwé se mélangent et la famille de Landreaux respecte les deux. La culture indienne est toujours puissante, transmise par les histoires et beaucoup de personnages en racontent ! Louise Erdrich alterne les récits qui s’entremêlent brillamment, reliés à des niveaux divers : esprit, rêve, réalité. On découvre des visions de la famille, du temps, de la mort, de la vie, vraiment différentes des nôtres, deux mondes, deux idéaux dont la confrontation est parfois chaotique mais que les jeunes intègrent peut-être plus sereinement que leurs aînés.

Louise Erdrich est une conteuse hors pair, on est captivé par la puissance de son style, la force de son histoire, des émotions, des sentiments exprimés. On est saisi, bousculé mais on rit aussi parfois, on n’est pas dans un mélo. C’est un bouquin qu’on a du mal à lâcher et qui nous touche profondément par son universalité, car on est tous confrontés à la mort un jour. C’est par l’amour, force de vie, et les liens qu’il crée qu’on peut surmonter la douleur du deuil : combat difficile, jamais gagné d’avance, parfois refusé…

Sombre et lumineux, un roman fort, un chef d’œuvre !

Raccoon

LE PIQUE-NIQUE DES ORPHELINS de Louise Erdrich chez Albin Michel

Traduction d’Isabelle Reinharez

 

Louise Erdrich a grandi dans le Dakota du Nord où se passe ce roman. Elle est née d’un père germano-américain et d’une mère ojibwa qui travaillaient au bureau des affaires indiennes et l’ont toujours encouragée à écrire des histoires. Elle appartient au mouvement de la renaissance amérindienne et a reçu plusieurs prix au cours de sa carrière. Ce livre date de 1986. Il a été publié en 1988 sous le titre « La branche cassée » et est réédité cette année dans une nouvelle traduction.
« La dernière chose que Mary et Karl entrevoient de leur mère, c’est la flamme de ses cheveux roux émergeant du biplan qui l’emporte pour toujours aux côtés d’un pilote acrobate… Devenus orphelins, les enfants montent dans un train de marchandises afin de trouver refuge chez leur tante, dans le Dakota du Nord.
Ainsi commence, en 1932, une chronique familiale qui s’étend sur plus de quarante ans, et fait vivre toute une galerie de personnages hors du commun en proie aux paradoxes de l’amour. »
L’écriture de Louise Erdrich est puissante, on sait dès le début qu’on ne va pas s’apitoyer sur le sort de ces orphelins. On va les voir affronter la vie chacun à leur manière, seuls et définitivement abîmés par cet abandon. Sur le champ de foire d’où s’est envolée leur mère, abasourdis, les deux aînés laissent un inconnu leur arracher des bras leur jeune frère, nourrisson. Et dès la première scène du livre, on sait qu’ils vont suivre des chemins différents : ils se séparent, sans que l’on comprenne bien pourquoi, comme pour en finir avec ce lien désormais insupportable. Karl fuit, il passera sa vie en errance et Mary reste, se construisant une carapace, se mettant à l’abri chez sa tante où elle n’hésitera pas à s’imposer et s’accaparer ce qui revient à sa cousine Sita : l’amour de ses parents, sa meilleure amie Célestine…
Les personnages de Louise Erdrich sont forts, atypiques et hauts en couleur. Ils ne sont pas animés par l’amour romantique mais par des passions violentes, âpres, parfois destructrices. Le pardon n’est pas forcément à l’ordre du jour dans cette terre froide du Dakota et malgré la fréquentation de l’école catholique de la ville, on ne tend pas forcément l’autre joue… Les êtres blessés sont, tout comme les animaux, capables de cruauté.
Mary, Célestine, Sita, Karl, Wallace et plus tard Dot… Tous vont se débattre pour exister, leurs trajectoires vont se croiser, parfois se mêler avec d’autant plus d’étincelles qu’ils connaissent peu la confiance et l’amour et sont très maladroits dans ces registres. Des cabossés de la vie. Et les personnages secondaires ne sont pas oubliés et participent à l’atmosphère du roman : Fleur, une Indienne colporteuse qui recueille et soigne Karl enfant puis le laisse dans un orphelinat, Russell frère de Célestine, héros indien de la guerre de Corée à Argus…
Louise Erdrich écrit un roman choral, les personnages principaux sont narrateurs à tour de rôle et le récit s’étoffe par les éclairages différents qu’ils apportent sur des évènements qui se chevauchent dans une belle construction. Ce sont plus souvent les femmes qui prennent la parole car ce sont elles les points d’ancrage de cette histoire, depuis la trahison initiale de la mère, mais les hommes ne sont pas négligés. Tous sont décrits sans aucun manichéisme avec des sentiments et des émotions fortes, violentes parfois paradoxales avec leur part d’ombre, comme dans la vraie vie…
Un beau roman sombre et torturé, heureusement, Louise Erdrich nous accorde une infime lueur d’espoir à la fin, infime, mais qui fait du bien !
Raccoon

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