Chroniques noires et partisanes

Étiquette : le diable tout le temps

ENTRETIEN AVEC DONALD RAY POLLOCK (Le diable, tout le temps).

En seulement un recueil de nouvelles (Knockemstiff) et deux romans (Le Diable, tout le temps et Une mort qui en vaut la peine) en 15 ans, Donald Ray Pollock est devenu un auteur incontournable, un maître de littérature américaine bien noire et violente.
Pour ma part, Le Diable, tout le temps fut une telle claque et que je n’ai de cesse de citer Donald Ray Pollock comme l’un de mes auteurs favoris. Rares sont les premiers romans d’une telle puissance. Son dernier roman, Une mort qui en vaut la peine, datant déjà de 2016, j’attendais impatiemment de voir un nouveau livre de Pollock paraître pour sauter sur l’occasion et en profiter pour l’interviewer. Celui-ci n’arrivant pas, j’ai fini par me dire que l’occasion n’arriverait peut-être jamais. Mais, c’est lors d’un échange avec l’écrivain David Joy consécutif à une interview réalisée pour Nyctalopes, à qui j’ai mentionné que je nourrissais l’espoir de voir sortir un jour un nouveau livre de Donald Ray Pollock pour enfin pouvoir l’interviewer, que celui-ci me convainquit qu’il ne fallait surtout pas que j’attende si c’était l’interviewer était vraiment important pour moi. Je l’ai pris au mot. Grâce à Francis Geffard, notamment directeur de la collection Terres d’Amérique chez Albin Michel dans laquelle est publié Donald Ray Pollock, j’ai enfin pu m’entretenir avec Pollock. Dès mon premier mail à Pollock, je lui ai confié la même chose qu’à David Joy, à savoir que j’attendais initialement son prochain livre pour l’interviewer mais que j’avais décidé de ne plus attendre, ainsi que ce que me répondit Joy. C’est non sans humour qu’il me répondit et donna ainsi le ton de nos échanges à venir : « Joy avait raison ; je serai peut-être mort avant que ce livre soit terminé ! »
Aujourd’hui âgé de 70 ans, après une vie à travailler dans une usine de pâte à papier et une carrière d’écrivain débutée assez tardivement mais avec succès, Donald Ray Pollock garde la tête sur les épaules et semble vivre une vie tranquille désormais assez éloignée de celles qu’il réserve à ses personnages. Bienheureux hasard de calendrier, si pas encore de nouveau roman à l’horizon, cet entretien arrive néanmoins avec l’annonce d’une actualité à venir. Knockemstiff ressortira en février 2026 (sous le titre Knockemstif, Ohio), dans une traduction entièrement révisée par Philippe Garnier et, qui plus est, avec une nouvelle inédite. Au même moment sera également republié Le Diable, tout le temps, avec une préface signée Marie Vingtras. Tout ça, bien évidemment, chez Albin Michel.

Donald Ray Pollock. Photo Jean-Luc Bertini.

Vous avez travaillé 32 ans dans une usine de pâte à papier avant de décider de devenir écrivain. C’est une longue expérience de vie. Est-ce que cela a nourri d’une façon ou d’une autre votre écriture ?

Bien sûr, quand on fait quelque chose pendant aussi longtemps, cela laisse forcément des traces. Et j’ai mené une vie très chaotique pendant les 14 premières années que j’ai passées là-bas : alcoolisme, drogue, deux divorces, faillite, dépression. En d’autres termes, une bonne matière première pour un futur écrivain. Mais l’une des choses les plus importantes que j’ai apprises de mes collègues pendant toutes ces années, c’est comment faire des dialogues, comment rendre mes personnages « naturels ». J’ai beaucoup écouté.

Vous vous êtes officiellement mis à l’écriture à 45 ans, mais est-ce que le processus d’écriture était déjà présent dans votre vie avant ?

J’ai toujours beaucoup lu. Et j’ai obtenu un diplôme d’anglais alors que je travaillais dans une usine à papier à l’âge de trente ans, donc oui, je suppose que le processus qui m’a conduit à devenir écrivain avait déjà commencé. Je ne le savais simplement pas à l’époque.

Vous êtes passé par la case université pour vous lancer dans l’écriture. Pourquoi ce choix et qu’est-ce que cela vous a concrètement apporté ?

Une professeure de l’université d’État de l’Ohio m’a suggéré que si j’étais vraiment sérieux dans mon désir d’écrire, je devrais quitter l’usine à papier et m’inscrire à leur programme de maîtrise en création littéraire. J’étais réticent au début, mais après environ un an, j’ai décidé de suivre son conseil. Bien sûr, quitter l’usine à papier était une décision énorme pour moi ; j’avais cinquante ans et j’y travaillais depuis l’âge de dix-huit ans. Qu’ai-je retiré de cette expérience ? Principalement deux choses : la chance de côtoyer d’autres personnes intéressées par l’écriture et la possibilité de quitter l’usine à papier avec une sorte de filet de sécurité (l’université m’a versé une allocation pour enseigner un cours par trimestre, ce qui m’a également permis de découvrir que j’étais un piètre enseignant).

Est-ce que la littérature a toujours fait partie de votre vie ?

Comme je l’ai dit précédemment, j’ai toujours aimé lire, surtout des romans, parfois des livres d’histoire. Et les seules biographies qui m’ont jamais intéressé sont celles d’écrivains. Cela dit, je ne fais pas partie de ces gens qui ressentent le besoin d’écrire. Je préfère de loin lire les livres des autres plutôt que de travailler sur les miens.

Certains diraient qu’il faut être un peu fou pour lâcher son boulot, quand on a une situation stable comme vous l’aviez, pour décider de devenir écrivain. Êtes-vous aujourd’hui en capacité de vivre de votre écriture ?

J’ai réussi à le faire, mais surtout parce que j’ai eu de la chance et que ma femme travaillait quand j’ai commencé. Et maintenant, je touche une pension du gouvernement et une retraite de l’usine à papier, ce qui signifie que je n’ai pas à trop me soucier de l’argent tant que je fais attention, et c’est probablement aussi la principale raison pour laquelle je n’ai pas publié de nouveau livre depuis si longtemps. J’ai lu quelque part que Sherwood Anderson, l’auteur de Winesburg-en-Ohio, avait demandé à son éditeur de cesser de lui verser une allocation mensuelle, car il ne pouvait pas travailler avec la sécurité qui le regardait droit dans les yeux.

Vous avez commencé votre carrière d’écrivain par un recueil de nouvelles. Chez nous, en France, la nouvelle est souvent perçue comme pas très vendeur, cela intéresserait moins les lecteurs. Pourquoi avoir commencé par la nouvelle et pensez-vous y revenir un jour ? Est-ce qu’il y a des nouvellistes qui vous ont marqué ?

Je ne pensais pas avoir ce qu’il fallait – l’énergie, la discipline, la vision – pour écrire autre chose que des nouvelles, alors j’ai commencé par là, pensant que ce serait plus facile et peut-être à ma portée. Maintenant que j’ai écrit deux romans, je ne pense plus que ce soit le cas. Je pense que les nouvelles sont en fait plus difficiles à écrire. Quant à savoir si j’en écrirai d’autres, je ne sais pas trop. Et les auteurs de nouvelles qui m’ont marqué ? La liste est longue : Andre Dubus, Flannery O’Connor, Barry Hannah, John Cheever, Hemingway, Jim Shepard, Lee K. Abbott, Tchekhov, Maupassant…

Vous avez grandi à Knockemstiff, Ohio. Combien de temps y avez-vous vécu ? Knockemstiff, qui est le nom de votre premier recueil de nouvelles, serait en partie inspiré de votre vie là-bas, en grossissant néanmoins le trait. Qu’était Knockemstiff quand vous y avez vécu et qu’en est-il aujourd’hui ? Il y a beaucoup de misère sociale, de pauvreté, de violence et de crasse dans votre recueil. A quel point est-ce proche de la réalité ?

J’ai vécu à Knockemstiff pendant mes dix-huit premières années, plus ou moins (1954-1972). Comme je l’ai déjà dit à plusieurs reprises, quand j’étais enfant, il y avait trois magasins généraux, une église et un snack-bar qui est devenu plus tard un bar. Il y avait peut-être 400 à 500 personnes qui y vivaient et j’étais probablement apparenté d’une manière ou d’une autre à un tiers d’entre elles. Il y avait beaucoup de pauvreté et d’alcoolisme, mais il y avait aussi quelques familles qui menaient une vie normale de classe moyenne. Donc, d’une certaine manière, il y avait deux réalités qui coexistaient là-bas, et je me suis concentré sur la plus dure.

N’avez-vous jamais souhaité partir de là-bas ? L’écriture fut-elle pour vous un moyen de vous extraire de cet endroit ?

Quand j’étais jeune, j’ai toujours rêvé de partir, principalement parce que mon père et moi ne nous entendions pas. La lecture était une échappatoire, mais j’étais déjà loin de là quand j’ai commencé à écrire.

Dans Knockemstiff vous avez lié les histoires entre elles. D’où vous est venu cette idée ?

Probablement après avoir lu Winesburg-en-Ohio de Sherwood Anderson.

La religion est très présente dans Le Diable, tout le temps. J’ai lu que vous allez à l’église épiscopalienne. Est-ce que la religion a un sens pour vous ?

Personnellement, je ne suis pas très croyant, même si je pense que le monde serait bien meilleur si tout le monde respectait les Dix Commandements. Je vais principalement à l’église le dimanche matin parce que ma femme y va. Je suis cependant un peu fasciné par la façon dont la religion façonne la vie des autres, en particulier celle des fondamentalistes, ceux qui croient littéralement à tout ce qui est écrit, par exemple, dans la Bible. Le monde a 4 000 ans, nous avons côtoyé les dinosaures, ce genre de choses.

Votre roman, Le Diable, tout le temps a été adapté en film pour Netflix par Antonio Compos et produit par Jake Gyllenhaal. Qu’avez-vous pensé de cette adaptation ?

J’ai trouvé qu’Antonio avait fait un travail fantastique. Cela m’a aussi fait réaliser à quel point il est difficile de faire un film.

Vous faites la voix off du film. Vous semblez être quelqu’un de plutôt discret et réservé. Comment avez-vous vécu cette expérience, de faire ainsi entendre votre voix ? Il paraît que vous avez fait ça à distance, en enregistrant votre texte par téléphone. Pourquoi avoir procédé de la sorte?

Eh bien, je n’aime pas le son de ma voix, donc j’ai mis un certain temps à me sentir à l’aise avec le doublage. Au début, j’ai essayé quelques passages sur mon téléphone, mais ensuite Antonio a fait venir un ingénieur du son à la maison et nous avons fait la majeure partie du travail là-bas en quelques jours.

Savez-vous s’il y a d’autres projets d’adaptation de vos livres en films ou en séries de prévues ?

Antonio détient désormais les droits sur les deux autres livres, Knockemstiff et Une mort qui en vaut la peine, et nous espérons, croisons les doigts, adapter Une mort qui en vaut la peine en série télévisée.

J’ai interviewé David Joy à l’occasion de la sortie de son dernier roman Les deux visages du monde. La violence étant présente dans tous ses livres, comme dans les vôtres, je lui ai demandé s’il pouvait imaginer, un jour, écrire un livre sans violence. Il m’a notamment répondu cela : « Je pense qu’une histoire qui se déroule en Amérique et qui est dépourvue de violence n’est pas sincère. Ce qui revient à dire que c’est un pays qui est intrinsèquement violent. » Partagez-vous ce constat ? Et pensez-vous pouvoir un jour écrire un livre sans violence ?

Eh bien, quand il y a un demi-million d’armes à feu en circulation dans le pays, dont la majorité appartient à des gens stupides, haineux ou paranoïaques, il est presque certain que le taux de meurtres sera élevé. Le commentateur de droite Charlie Kirk a été assassiné il y a peu ! Quant à l’idée qu’une histoire se déroulant en Amérique sans violence serait hypocrite ou malhonnête, je comprends le point de vue de David, mais il existe encore d’excellents romans significatifs qui ne sont pas du tout violents. Gilead, de Marilynne Robinson, en est un bon exemple. Bien sûr, quand elle l’a écrit, Trump, l’ICE et toute cette folie fasciste n’existaient pas encore. Donc, en ce qui concerne l’avenir, ce que dit David s’avérera probablement vrai. Quant à moi, j’aimerais beaucoup écrire une histoire sans violence, mais j’ai essayé une fois et ça n’a pas marché.

Comment avez-vous réussi, dans votre propre vie, à échapper aux destins parfois terribles que vous réservez aux personnages sur lesquels vous écrivez ?

J’ai arrêté de boire et de me droguer à l’âge de trente-deux ans. À cette époque, j’étais sur le point de perdre mon emploi, j’avais été marié et divorcé deux fois, je ne possédais rien d’autre qu’une vieille Chevrolet 76′ cabossée, quelques vêtements et une télévision en noir et blanc que ma sœur m’avait donnée. Si je n’avais pas arrêté, je suis convaincu que je serais mort aujourd’hui.

Vous l’avez déjà dit, vous êtes fasciné par les gens qui se retrouvent piégés dans une vie dont ils n’arrivent pas à s’échapper. D’où vous vient cette fascination ? Est-ce relatif à votre vie passée ?

Oui, c’est probablement le cas, dans une certaine mesure en tout cas. Vivre dans une petite ville et travailler à l’usine n’était pas ce que j’avais imaginé pour ma vie quand j’étais enfant, et je pense donc que je me suis senti piégé quand je me suis retrouvé coincé dans cette situation. Mais à cela s’ajoute le fait que je me suis toujours senti mal dans ma peau, et c’est encore le cas aujourd’hui, même après avoir quitté cette vie et connu un certain succès dans l’écriture.

Pendant que je préparais cette interview, je me suis entretenu avec l’écrivain et musicien John Darnielle pour son roman La maison du Diable. Il m’a dit deux choses qui feront probablement sens pour vous : « lorsque nous racontons des histoires sur des personnes, nous devons nous rappeler que nous parlons de personnes qui ont une vie, qui travaillent et souffrent comme nous. Les gens ne sont pas des « personnages », ce sont des personnes. » et « Je pense qu’une bonne histoire a besoin d’un lieu où elle se déroule – d’une certaine manière, je pense que les détails du lieu sont à l’origine des personnages et des événements. […] Les gens résident quelque part, ils partent et reviennent ou partent et ne reviennent pas, ils gravitent autour des lieux, ils s’en approchent ou les évitent. En tout cas, pour moi, une fois que j’ai vu « la pièce où cela s’est passé », pour reprendre l’expression d’Hamilton, l’histoire émerge de là. » Qu’en pensez-vous ?

Oui, le lieu est très important, en tout cas pour moi. Comme l’a dit un jour Eudora Welty, je crois : « Rien ne se passe nulle part. »

Tous vos écrits sont situés dans l’Ohio, où vous avez toujours habité. Vous semblez nous en montrer tous les contrastes sociaux, culturels et humains. Avec Donald Trump et sa politique, ces contrastes risquent de s’aggraver aujourd’hui. Est-ce que l’on peut imaginer un jour un roman de Donald Ray Pollock qui se passerait dans le présent, et donc dans ce contexte, contrairement à vos précédents livres ? Vos personnages peuvent paraître assez dingues ou coupables de choses assez horribles. Mais ne trouvez-vous pas que la réalité, tout spécialement dans le contexte politique actuel aux Etats-Unis, les ferait presque aujourd’hui passer pour des gentils ?

Je doute pouvoir écrire un roman décent qui se déroulerait au cours de ce siècle, principalement parce que je déteste tellement de choses à son sujet : les réseaux sociaux, l’addiction aux téléphones portables, la menace de l’intelligence artificielle, le culte des célébrités, les milliardaires, et ainsi de suite. Bien sûr, ce sont tous d’excellents sujets à explorer, que les écrivains devraient aborder, mais ils ne m’intéressent tout simplement pas assez pour que j’écrive à leur sujet. En d’autres termes, je suis un vieux schnock.

Durant la campagne électorale de 2008, vous écriviez des dépêches sur le sujet pour le New York Times. Donald Trump vient de redevenir Président des Etats-Unis. Comment percevez-vous la situation actuelle ?

C’est dangereux parce que beaucoup de gens aux États-Unis semblent être soit complètement stupides, soit complètement fous, voire les deux dans de nombreux cas. Il suffit de regarder notre Président. Un écrivain de fiction ne pourrait pas inventer un personnage plus répugnant, plus cupide, plus haineux, plus malhonnête et plus narcissique que Donald Trump, et pourtant, des millions de personnes le considèrent comme une sorte de sauveur envoyé par les cieux. Ces personnes ne connaissent manifestement pas grand-chose à l’histoire.

Vous avez déclaré que ce qui compte pour vous c’est d’écrire sur ces gens et ces endroits que vous connaissez. Que leur rendre hommage compte beaucoup pour vous. Est-ce qu’écrire est pour vous une façon de faire perdurer la mémoire de ces petites villes ou villages qui disparaissent, ainsi que celle des gens l’on oublie ou préfère ignorer ?

Eh bien, oui, peut-être un peu, parce que je déteste voir disparaître ce genre d’endroits, mais aussi parce que, personnellement, j’utilise ces personnes et ces lieux parce que ce sont à peu près les seuls que je connaisse suffisamment pour pouvoir écrire à leur sujet. J’ai voyagé un peu, mais je n’ai jamais vécu ailleurs que dans le comté de Ross, dans l’Ohio.

L’Ohio a le septième taux de mortalité par overdose le plus élevé du pays. Les drogues et l’alcool étant bien présentes dans vos livres, et avec votre passif aujourd’hui assez lointain, j’imagine que vous n’êtes pas insensible au sujet. Quel regard portez-vous sur la crise actuelle des opioïdes, et notamment l’épidémie de Fentanyl qui fait des ravages ? Observez-vous des changements, positifs ou négatifs, là où vous vivez ?

J’ai personnellement connu au moins une douzaine de personnes qui sont mortes d’une overdose, dont plusieurs cousins. J’ai arrêté de consommer en 1986, et à l’époque, le pire problème dans la région était le crack, ce qui était déjà suffisamment grave. Mais je ne pense pas qu’il y ait autant de décès par overdose aujourd’hui qu’il y a seulement 5 ou 6 ans. Bien sûr, le Narcan aide beaucoup, et il y a des centres de désintoxication qui poussent comme des champignons, certains légitimes, d’autres juste là pour faire de l’argent. Mais même ceux qui ne sont là que pour l’argent permettent aux gens de sortir de la rue et de se retrouver dans un environnement plus sûr pendant un certain temps.

Vous semblez poser un regard observateur et réfléchi sur la société qui vous entoure. Avez-vous déjà pensé à écrire autre chose que de la fiction?

Non. Je ne suis vraiment pas si intelligent que ça. La plupart de mes opinions proviennent de mes lectures ou des émissions d’actualité. Mais si je devais écrire un ouvrage non romanesque, je m’intéresserais probablement aux biographies d’écrivains qui n’en ont pas encore, comme Earl Thompson, Andre Dubus ou Charles Portis.

Le poids de nos actes est un sujet récurent de vos livres. Est-ce que vous aussi, comme beaucoup de vos personnages, vous devez vivre avec cela ?

Tout le monde fait des erreurs, des choses qu’il aimerait pouvoir effacer ou changer. C’est la vie. Si vous avez de la chance, vous tirez les leçons de ces erreurs, même si j’ai constaté que ce n’est pas le cas de la plupart des gens. Mon principal regret est de ne pas avoir été un meilleur père pendant l’enfance de ma fille.

Vos personnages sont ce que l’on peut appeler des marginaux. Pensez-vous être l’un des leurs ? Est-ce qu’il y a un de vos personnages en particulier dont vous vous sentez plus proche qu’un autre ?

Je suppose que je ressentais cela dans une certaine mesure, mais la plupart des sentiments négatifs que j’éprouvais étaient auto-infligés, liés à une conscience excessive de moi-même, ce genre de choses. Heureusement, j’ai surmonté la plupart de ces sentiments, et comparé à mes personnages ou même à la plupart des gens avec qui j’ai grandi, je vis comme un roi. Quant à m’identifier à l’un de mes personnages, peut-être Cane dans Une mort qui en vaut la peine, le frère beau, attentionné et érudit. Ha !

Vous avez créé beaucoup de personnages et je crois que vous leur avez presque tous donné des noms. Pour le peu que j’ai écrit moi-même, j’ai toujours trouvé ça difficile d’imaginer des noms qui rendent les personnages crédibles. Comment trouvez-vous les noms pour tous ces personnages ?

De divers endroits. Des gens avec qui j’ai grandi, des collègues de travail. Je promène mon chien dans un cimetière et je trouve des noms sur les pierres tombales. J’ai également trouvé de bons noms dans les nécrologies publiées dans les journaux. Il faut simplement qu’ils me « semblent » appropriés.

Avec vos livres vous avez influencé d’autres artistes. La dernière que j’ai en tête étant la musicienne Ethel Cain pour son dernier album, Perverts, dont l’inspiration initiale fut votre livre Knockemstiff. Avez-vous conscience de la portée de votre œuvre ?

Je ne suis vraiment pas au courant de tout ça, mais je vais écouter l’album d’Ethel.

Dans une interview pour la sortie d’Une mort qui en vaut la peine donnée dans le journal Ouest France en 2016, vous avez déclaré « ne plus vouloir attendre aussi longtemps pour sortir un nouveau livre » et que le prochain aurait pour personnage principal une femme et qu’il se déroulerait en 1959. En 2022, vous déclariez dans une interview pour Tallahassee Democrat être en train d’écrire un livre sur un écrivain schizophrène. Il vous est même déjà arrivé d’évoquer le titre de votre prochain livre : Rainsboro. Un nouveau roman est-il toujours d’actualité ? Avez-vous écrit depuis la publication d’Une mort qui en vaut la peine ou avez-vous aussi occupé votre temps à d’autres choses ?

Je travaille actuellement sur un nouveau roman, mais je dois avouer que j’ai un peu de mal cette fois-ci. Les trois premiers livres ont plutôt bien marché, et je pense que je suis un peu paranoïaque à l’idée de gâcher cette réussite (je pense davantage aux lecteurs et pas seulement à l’écriture du livre pour moi-même). De plus, j’ai cette sécurité qui me regarde dans les yeux, dont j’ai parlé plus tôt, et qui me rend paresseux. Le roman sur lequel je travaille parle toujours d’un écrivain et j’en ai terminé environ les deux tiers.

Est-ce qu’il y a un écrivain qui vous aurait inspiré plus qu’un autre ? Et est-ce qu’il y a un livre qui a été déterminant pour vous ?

Un jardin de sable, d’Earl Thompson. J’avais peut-être 15 ou 16 ans quand je l’ai lu, un livre de poche jaune que l’un de mes cousins avait volé dans une pharmacie de la ville, et c’était le premier livre que je lisais qui parlait du même genre de personnes que celles qui vivaient autour de moi à Knockemstiff, peu éduquées, gagnant à peine leur vie, avec beaucoup d’alcool et de sexe.

Est-ce qu’il y a des écrivains français qui vous ont marqué ? Si oui, pourquoi ?

Céline, bien sûr. Simenon, un peu. Balzac et Maupassant, au début. Et récemment, je me suis pris de passion pour Michel Houellebecq. Je viens de terminer Sérotonine, le quatrième roman de cet auteur que j’ai lu ces derniers mois. Pourquoi ? Je ne sais jamais comment répondre à cette question. Je les aime, c’est tout.

Malgré la noirceur de vos écrits, on y trouve néanmoins beaucoup d’humour. De l’humour noir. C’est peut-être un peu plus flagrant pour certains avec le dernier, Une mort qui en vaut la peine, qui est un peu moins noir que les précédents. Est-ce que vous utilisez l’humour pour alléger un peu toute cette noirceur ou est-ce pour vous quelque chose qui fait simplement partie d’un tout ? Je suis curieux, quelle est la meilleure blague selon Donald Ray Pollock ?

Je pense les deux. Et, en tout cas pour moi, l’humour est la chose la plus difficile à écrire. Je pense qu’une blague que, selon Martin Amis, son père, Kingsley, racontait à ses fils est l’une des meilleures que j’ai jamais entendues : un fermier et sa femme avaient un fils qui allait bientôt avoir quinze ans. La femme dit au vieil homme qu’il devait expliquer les oiseaux et les abeilles au garçon. Il tergiversa, prétextant que c’était embarrassant, mais elle insista et il finit par accepter. Il emmena donc le garçon dans les bois et lui dit : « Mon fils, tu te souviens de ce que nous avons fait à ces filles dans le fossé le week-end dernier ? » « Oui, papa, je m’en souviens », répondit le garçon. « Eh bien, les oiseaux et les abeilles font la même chose », dit le vieil homme.

Etant donné que vous n’êtes clairement pas étranger à l’humour, quel est le ou les livres les plus drôles que vous ayez lu ? Pour ma part, je cite toujours La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole. Mais je crois que le dernier qui m’a vraiment fait rire c’est Nein, Nein, Nein ! La dépression, les tourments de l’âme et la Shoah en autocar de Jerry Stahl.

Un chien dans le moteur de Charles Portis.

Niveau musique, toujours à écouter du stoner rock ? Est-ce que la musique influence votre écriture ?

Parfois, mais ces derniers temps, je m’intéresse davantage à de nouveaux groupes qui ont tendance à sonner un peu plus comme le rock des années 70 : The Stone Horses, The Dead Daisies, Rival Sons, The Dust Coda, Ayron Jones. J’adore le dernier album de Royal Thunder, Rebuilding the Mountain, qui est, je suppose, un peu plus proche du stoner rock. Cette femme a une voix incroyable. En ce qui concerne l’influence sur mon écriture, j’avais l’habitude d’écouter de la musique à très faible volume lorsque j’écrivais, surtout la nuit, donc je suis sûr que cela a eu une influence sur le rythme et l’ambiance (Ghost serait un bon groupe pour cela), mais j’ai arrêté de le faire après avoir commencé à travailler le matin.

Le temps passant, peut-être avez-vous aujourd’hui plus de recul sur votre travail. Êtes-vous en mesure d’analyser ce que vous écrivez et d’expliquer aux gens le sens profond de vos livres ? Vous avez plusieurs fois déclaré ne pas essayer d’interpréter ce que vous écriviez. Est-ce que cela a changé aujourd’hui ?

Non. Je pense rarement à mes livres ou à leur signification. En fait, je n’y pense probablement que lorsqu’on m’interroge à leur sujet.

Si un livre s’inspirant vraiment de la vie de Donald Ray Pollock devait être écrit, quelle pourrait en être la première phrase ?

« Le soir du 22 décembre 1954, alors qu’elle faisait la vaisselle après le dîner et écoutait son mari se plaindre de sa cuisine, Violet Pollock, enceinte, ressentit les premières contractions. »

Pour quelqu’un qui se lancerait dans l’écriture dans la perspective de devenir écrivain, que lui conseillerez-vous de ne pas faire ?

De ne pas faire ? Cela peut sembler sévère, mais je dirais : ne vous mariez pas, n’ayez pas d’enfants, n’achetez pas de maison, ne vous endettez pas. En gros, évitez de faire tout ce que j’ai fait.

***

Découvrez ci-dessous les couvertures de la ressortie de Knockemstiff (sous le titre Knockemstiff, Ohio) et de la nouvelle publication de son roman Le Diable, tout le temps à paraître en février 2026.

Entretien réalisé par mail, entre mai et septembre 2025. Merci à Francis Geffard pour avoir permis à cet entretien d’avoir lieu et à David Joy pour avoir été le déclencheur.

Brother Jo.

LE DIABLE TOUT LE TEMPS de Donald Ray Pollock / Albin Michel.

Traduction: Christophe Mercier

 

La littérature noire s’édifie sur des mots lourds de sens, sur des tranches de vie symptomatiques d’une époque, d’une culture. Cet ouvrage en est un archétype avec son lot de réalisme cru, de trajet d’existence jonché de chausse trappe, de gouffre moral.

« De l’Ohio à la Virginie Occidentale, de la fin de la Seconde Guerre mondiale aux années 60, les destins de plusieurs personnages se mêlent et s’entrechoquent. Williard Russell, rescapé de l’enfer du Pacifique, revient au pays hanté par des visions d’horreur. Lorsque sa femme Charlotte tombe gravement malade, il est prêt à tout pour la sauver, même s’il ne doit rien épargner à son fils Arvin. Carl et Sandy Henderson forment un couple étrange qui écume les routes et enlève de jeunes auto-stoppeurs qui connaîtront un sort funeste. Roy, un prédicateur convaincu qu’il a le pouvoir de réveiller les morts, et son acolyte Théodore, un musicien en fauteuil roulant, vont de ville en ville, fuyant la loi et leur passé. »

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Ce roman rural se fonde dans une description, sans fard ni cotillons, de personnages guidés, dans leur vie, par l’imbrication indissociable d’une culture, d’une éducation et soutenu par leur propre récit familial. Tous ont tatoué dans leur âme la parabole du rite. Arvin par la figure tutélaire de son père marque sa destinée et ancre ses choix, son parcours dans l’absence de renoncement, le choix du moment opportun.

Carl et Sandy guidés eux par des déviances psychopathologiques sont aussi soumis aux rituels. Créant les atmosphères propices à leurs bassesses, leurs méfaits, ils cristallisent les rancœurs et le dédain. Leur soif de liberté couplée à cet inflexible désir de réaliser leurs pulsions enfante, malgré nous,  une empathie distordue.

Au même titre, le duo formé par cet handicapé et ce prêcheur pensant être investi d’une volonté divine nous montre le versant pervers et amoral de cette culture voûtée sous le poids de la religion comme pilier de la nation. Leurs rituels, disparates, sont mués par leur croyance semblant sincère mais qui rapidement s’infléchira sur un projet pervers et dépourvu d’honnêteté, de partage concret avec autrui.

La cohérence de l’ensemble ne verse pas, à mon sens, dans la caricature mais bien dans une peinture froide, crue, sombre d’une société gouvernée par la perte de bon sens, de libre arbitre, de réflexion individuelle au sein de la communauté. Le tableau affiné nous inflige une vision de celle-ci, réservant peu de couleurs et de nuances, à l’échiquier de tracés existentielles semblant déboucher inexorablement vers une voie sans issue. Le réalisme brut peut être leste à concéder mais il est bien le reflet sans concessions d’une Amérique aux prises avec ses démons.

Objet littéraire percutant et intransigeant.

Sensationnel !

Chouchou.

 

 

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