Chroniques noires et partisanes

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LA MORT BRUTALE ET ADMIRABLE de BABS DIONNE de Ron Currie / Flammarion

The Savage, Noble Death of Babs Dionne

Traduction: Charles Recoursé

« Waterville, dans le Maine, nord-est des États-Unis. Une ville face à ses fantômes. Désindustrialisation. Effritement de la culture franco-canadienne. Traumatismes des guerres d’Irak et d’Afghanistan. Opiacés. Un cloaque, en somme, dont l’ange gardien s’appelle Babs.

Babs, c’est la boss. Grand-mère adorée et matriarche d’une famille criminelle, elle dirige la petite ville d’une main de fer avec l’aide de ses filles.

Mais lorsqu’un baron de la drogue canadien découvre que ses affaires sont en baisse dans la région, il envoie son médiateur en chef pour régler le problème, dans le sang si nécessaire. Au même moment, la plus jeune fille de Babs disparaît. Elle sera retrouvée vingt-quatre heures plus tard, morte. »

Babs, qui a quitté le Canada à l’adolescence, est partie aux USA dans le Maine pour fuir la justice canadienne après un tragique épisode dont elle parle sans réel état d’âme quand elle est amenée à l’évoquer.

« Les Francos les plus péteux font changer leur nom. Ils tournent le dos aux autres Francos. Sacha, il volait dans le magasin de mon oncle. Je lui ai demandé d’arrêter, alors il m’a violée. Puis je l’ai tué. Fin de l’histoire ».

Forte de cette histoire et de cette première confrontation avec la violence et l’injustice, Babs a créé une petite communauté francophone à Waterville, ville du nord-est des States où Américains pauvres et Canadiens affamés se ruaient depuis le début du vingtième siècle pour trouver un emploi dans un usine à papier et bois, grand employeur régional et gros pourvoyeur de cancers précoces et divers. Little Canada, petite enclave francophone et catho qui s’oppose au monde des WASPs (white anglo-saxon protestant) est une mini société basée sur un matriarcat dirigée par Babs et ses copines sexagénaires qui administrent les affaires et rendent leur propre justice. Les hommes sont inutiles dans le meilleur des cas, dans le pire des cas source inépuisable de malheurs.

Mais depuis les années 80 beaucoup de choses ont changé. Alors qu’à l’époque on ne parlait que français dans Little Canada, il est devenu aujourd’hui très difficile d’y entendre encore vivre la langue de Voltaire. Babs, la soixantaine bien avancée, usée par quatre décennies de combats, sent que son crépuscule est proche. Les nuisibles sont à sa porte, venus pour détruire son petit empire. Babs entend mener la fin du bal et venger la mort d’une de ses deux filles. Elle est l’héritière de ces « Filles du roi », de pauvres Françaises sans avenir, envoyées au Canada pour aider à la colonisation de la Nouvelle France. Elle est le fruit de trois siècles de soumission. Enragée, elle mourra les armes à la main. Et ça va péter…

La mort brutale et admirable de Babs Dionne est un sacré bon roman, bien meilleur que le laisse supposer une couverture particulièrement hideuse et peu porteuse de son réel contenu. On peut et on doit bien sûr l’envisager comme un roman noir puissant, roboratif, un bon « page-turner » mais c’est aussi bien plus. C’est aussi un témoignage sur ces « Francos » qui ont quitté le Québec pour survivre et qui doivent affronter un monde où ils seront toujours considérés comme de la simple main d’œuvre qu’on peut exploiter. Ron Currie envisage cette communauté de Canadiens français comme une minorité opprimée en Amérique pour qui la langue, la culture, les traditions et même la religion seront toujours des étendards à brandir, des boucliers à lever.

Ron Currie a déclaré que le personnage de Babs, hyper dominante et protectrice, était un hommage à sa grand-mère maternelle (francophone), maîtresse femme, adepte elle aussi d’un matriarcat pur et dur, mais qui, elle, ne vendait pas de came, tient-il à préciser… Ce roman et on ne peut que s’en réjouir, est le premier tome d’une trilogie qui reviendra sur l’histoire de Waterville dont est originaire l’auteur.

Mariant avec bonheur l’histoire d’une communauté francophone aux USA et des péripéties où action et réflexion se rejoignent, souvent agrémentée de dialogues et d’un humour particulièrement bien léchés, La mort brutale et admirable de Babs Dionne, assurément La belle surprise de l’automne.

Clete.

L’ÉTENDARD SANGLANT EST LEVÉ de Benjamin Dierstein / Flammarion.

L’étendard sanglant est levé est le deuxième tome d’une trilogie racontant la cinquième république de 1978 à 1984. Du noir d’orfèvre, le plus pur depuis longtemps que l’on retrouvera une dernière fois en janvier prochain avec 14 juillet pour un épilogue que l’on imagine explosif. Dans l’entretien qu’il nous a accordé lundi, Benjamin Dierstein déclare avoir fait le maximum pour qu’on puisse aborder cet opus sans avoir lu la première partie, mais il considère aussi qu’il vaut mieux avoir lu Bleus, Blancs, Rouges avant d’entamer cette suite… Franchement comment pourrait-on se priver d’une histoire de très haut vol et particulièrement essentielle à la compréhension des faits et des gestes des quatre personnages principaux ?

Janvier 1980. Alors que la France s’enfonce dans la crise économique, les services de police sont déterminés à mettre un visage sur ceux qui importent le terrorisme révolutionnaire dans le pays.

Infiltré auprès d’Action directe, le brigadier Jean-Louis Gourvennec approche un marchand d’armes formé par les services libyens qui affole Beauvau et répond au surnom de Geronimo. Jacquie Lienard, son officier traitant aux RG, tout comme Marco Paolini, un jeune flic tourmenté de la BRI, sont prêts à tout pour localiser et identifier le trafiquant. Les deux inspecteurs concurrents vont rapidement faire face à Robert Vauthier, un mercenaire reconverti en proxénète qui enflamme les nuits de la jet-set parisienne et s’apprête à prendre le chemin du Tchad pour traquer Geronimo. La campagne présidentielle et le retour de Carlos sur le devant de la scène vont plonger ces quatre personnages dans un déchaînement de coups bas, de corruption et de violence dont personne ne sortira indemne.

Le deuxième tome d’une saga historique entre satire politique, roman noir et tragédie mondaine, dont les personnages secondaires ont pour nom Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand, Charles Pasqua, Tany Zampa, François de Grossouvre, Carlos ou Gaston Defferre.

Certains s’interrogeaient pour savoir si l’auteur aurait assez de souffle pour tenir les trois tomes, mais c’est le lecteur qui a rapidement le souffle coupé. Et il fallait s’y attendre vu que Benjamin Dierstein a tout écrit d’une traite avant d’en faire ensuite trois volumes au moment de l’édition. Aucune chute de tension. On s’en doutait, l’auteur a déjà à son actif une trilogie des années Sarkozy terminée par La cour des mirages et ça redémarre pied au plancher, après néanmoins un déstabilisant premier chapitre (un peu à la manière des Anglo-Saxons) qui nous expédie… au Congo en 1965. Après quelques pages pour atterrir, on retourne dans la France de 1980. Une autre France, paysage politique, traditions, styles de vie, mentalités, dangers intérieurs et extérieurs… tout est pointé, sans excès, mais avec une grande minutie pour une plus grande fidélité à l’histoire, se révélant parfois de l’ordre de l’intime pour certaines générations qui ont rêvé très fort un certain dimanche de mai 1981.

Et c’est un immense plaisir de retrouver les quatre personnages principaux qu’on a laissés avec quelques casseroles et qui vont s’empresser de replonger dans les eaux sales de la république. Tous veulent gagner mais ont beaucoup à perdre, plus proches du ravin que des cieux. Sur la lame du rasoir : Jacquie Lienard qui trempe à gauche, Paolini qui mouille à droite, Vauthier l’ex mercenaire aujourd’hui roi des nuits parisiennes qui s’impose dans le sang, et Gourv, « Il faut sauver le soldat Gourvennec ! », infiltré dans les réseaux d’extrême gauche. Ces quatre personnages vous attendent pour 900 pages de folie, traversant toutes les sales histoires intérieures et extérieures de la république, y laissant des plaies, payant de leur personne leur cupidité, leurs croyances, leur idéal, leur intérêt, leur folie, leurs erreurs… Des êtres de chair et de sang, parfois inhumains et si simplement humains finalement.

Comme dans Bleus, Blancs, Rouges, le rythme est halluciné, ne laissant aucun répit. Benjamin Dierstein, avec maestria, intègre la destinée de ses personnages dans le grand cercle des sales histoires de l’histoire de la fin du vingtième siècle. On corrompt, on tue, on élimine, on exfiltre, on possède, on prend, on vole, on se venge, on trahit, on renie.

« BLAM ! BLAM ! »

En empruntant au style de James Ellroy par cette utilisation de documents confidentiels comme les écoutes téléphoniques, les comptes rendus d’interrogatoires… Dierstein installe une proximité à l’histoire, complément intéressant à l’addiction créée par les destins des personnages. Tout en semblant jouer le témoin neutre, se « contentant » de raconter l’époque, il joue avec le lecteur en essayant de lui faire venir parfois une émotion qui déclenchera peut-être une larmichette. Il l’avait déjà tenté par le passé. Enfin, il finit de séduire avec un humour agréablement parsemé tout au long du roman aussi noir qu’inattendu comme ce duo de clowns grandiose ( Barril / Prouteau du GIGN ).

Aussi explosif que Bleus, Blancs, Rouges,  L’étendard sanglant est levé est encore plus furieux et explose dans de multiples directions que l’on n’attendait pas forcément, mais toujours avec un souci de présenter l’essentiel au lecteur parfois déboussolé dans ce marigot alimenté par les affaires françaises mais aussi par les irruptions étrangères, Paris étant devenu le terrain de jeu préféré des poseurs de bombes.

Remarquable !

Clete.

PS: entretien avec Benjamin Dierstein pour Bleus, Blancs, Rouges.

Entretien express avec Benjamin Dierstein pour L’ÉTENDARD SANGLANT EST LEVÉ.

On vous avait déjà proposé un entretien avec Benjamin Dierstein au moment de la sortie en janvier de Bleus, Blancs, Rouges le premier volume de la trilogie de l’auteur. Voici donc un petit complément à deux jours de la parution de la suite, « L’étendard sanglant est levé ». Juste un petit teasing pour vous remettre les idées en place avant d’entamer 900 pages furieuses racontant la France de 1980 à 1982.

Nous remercions Benjamin pour sa disponibilité, sa générosité et son souci de toujours rendre son œuvre accessible à tous. A Nyctalopes, on adore Benjamin Dierstein pour sa plume, son intelligence et pour sa personnalité passionnante.

Photo: Jean-Philippe Baltel / Flammarion

Benjamin, on t’avait rencontré en janvier au moment de la sortie de Bleus, blancs, rouges , comment se sont passés ces quelques mois de promotion, de rencontres avec les lecteurs ? Comment a été reçue cette première partie de la trilogie ? Comment vis-tu cette médiatisation ? Fait-elle juste partie du taf ou y trouves-tu des éléments de satisfaction ?

Oui, c’est toujours un plaisir d’aller à la rencontre de ses lecteurs, ça permet d’avoir des retours différents de ce qu’on peut avoir dans la presse. Les lecteurs peuvent être beaucoup plus critiques que les journalistes, parfois ils ne prennent pas de pincettes et peuvent vous dire qu’ils n’ont pas du tout aimé tel ou tel truc. C’est important de s’y confronter, ça permet de sortir de sa bulle de verre et de comprendre la réception réelle d’un roman sur le public.

Pour entrer dans le vif du sujet, penses-tu qu’un lecteur puisse attaquer directement « L’étendard sanglant est levé » sans avoir lu le premier tome ?

Je ne peux que conseiller de lire Bleus, Blancs, Rouges avant, puisque la trilogie n’était à la base qu’un seul et même roman. Les fils narratifs de L’étendard sanglant est levé sont donc directement dans la continuité de ceux de Bleus, Blancs, Rouges. Mais malgré ça, j’ai fait le maximum pour permettre une lecture autonome de L’étendard sanglant est levé, avec un prologue qui expose une intrigue résolue en fin de tome, et un maximum d’informations apportées en début de roman pour pallier à une éventuelle non connaissance de Bleus, Blancs, Rouges. L’étendard sanglant est levé peut donc se lire indépendamment.

Dans un petit mot que tu nous as glissé, tu écris que ce deuxième tome est « plus noir, plus politique aussi ». A quoi doit-on ce crescendo, le destin de tes personnages ? les événements de l’époque ou ta volonté de poursuivre un rythme infernal ?

Oui, c’est lié aux trajectoires des personnages, qui prennent une forme que j’ai l’habitude d’utiliser et qui est celle d’une descente aux enfers. Bleus, Blancs, Rouges était plus léger parce qu’il exposait les personnages et qu’il prenait le temps de permettre au lecteur de les découvrir avec toutes leurs qualités et leurs défauts. L’étendard sanglant est levé est plus sombre parce qu’ils arrivent à un moment du récit où ils commencent à en prendre plein la gueule. Le troisième tome sera plus noir encore parce que j’aime quand ça termine en feu d’artifice. Mais avec quand même, bien sûr, énormément de second degré et de dialogues potaches comme dans Bleus, Blancs, Rouges. Ca permet de faire passer la pilule plus facilement !

Dans « L’étendard sanglant est levé », tu écris un très beau chapitre quasi contemplatif sur le Finistère, la Bretagne. Les racines ont-elles une importance particulière pour toi ? Te sens-tu breton ?

Oui, je suis né à Lannion et j’adore ma région. L’époque que je décris dans la trilogie est notamment celle des événements de Plogoff, ça me paraissait donc nécessaire de placer une scène là-bas. J’en ai profité pour écrire une autre scène dans le Kreiz Breizh, quelque part au sud de Guingamp, où le personnage en question, après être passé à Plogoff, retourne voir ses parents et évoque avec eux la fin de l’agriculture paysanne et l’exode de la jeunesse qui transforme les campagnes bretonnes en déserts. Ces sujets liés aux territoires me tiennent particulièrement à cœur, parce que quand on y regarde de plus près, on voit que la République, à une époque, a tout fait pour étouffer les cultures locales et perpétuer les logiques de colonisation au sein même de l’Hexagone. Je parle aussi de tous ces sujets via le FLNC et les nombreuses scènes en Corse, qui deviennent le coeur du récit à la fin du roman.

Plogoff 1980 / Archives Ouest France.

J’ai entendu dire que les droits de « Bleus, Blancs, rouges » avaient été vendus, un projet télévisuel est-il lancé ?

Oui, on va rentrer dans la phase d’écriture là. Il va y avoir pas mal de boulot sur l’adaptation, dans l’idée d’en faire une série de 6 ou 8 épisodes. Il y a une très belle équipe dans la boucle, notamment côté mise en scène, mais je vais garder ces noms secrets pour l’instant !

Le troisième volume de ta trilogie sortira début 2026, as-tu déjà la date de parution, un titre à nous révéler ? Jusqu’où comptes-tu nous immerger dans cette France des années 80 ?

Le troisième tome s’appellera 14 Juillet et couvrira la période qui va de juillet 1982 à juillet 1984. On assistera entre autres à l’attentat de la rue des Rosiers, à la création de la cellule antiterroriste de l’Elysée, au débarquement du commissaire Broussard en Corse, aux événements du Liban, à l’arrivée du sida et aux batailles internes des socialistes à propos de la crise économique, qui aboutiront au choix d’inscrire pleinement la France dans la mondialisation, ce qui mènera de facto à l’abandon des classes populaires et au score historique du Front National en juin 1984. Le roman est prévu pour début janvier.

Entretien réalisé en septembre 2025 par échange de mails.

Allez EAG !

Clete.

ENTRETIEN avec Benjamin Dierstein / BLEUS,BLANCS, ROUGES.

Photo ©Jean-Philippe Baltel/Flammarion

Juste une petite envie d’en savoir un peu plus sur l’auteur du magnifique Bleus, blancs, rouges et sur sa manière d’écrire. Merci à Benjamin Dierstein.

Vous êtes l’auteur de quatre romans : une trilogie sur la France de 2011 à 2013 La Sirène qui fume, La Défaite des idoles et La Cour des mirages contant la fin du sarkozysme et d’ Un dernier ballon pour la route, gros bazar breton un peu « à l’ouest ». Vous apparaissez aussi dans le recueil du collectif Calibre 35 RENNES NO(IR) FUTUR avec la nouvelle Germaine Petrograd. Pas un inconnu donc mais mais vu votre discrétion sur le net, supportez que le grand public ignore beaucoup de vous (pour l’instant ) et veuille savoir autant que possible qui est Benjamin Dierstein, d’où il vient et à quoi il passe sa vie à part écrire des trilogies sur la France politique au 21e siècle et maintenant au  20 ?

Je suis né à Lannion, dans les Côtes d’Armor, et je vis aux alentours de Rennes depuis plusieurs années. Il y a peu j’étais encore intermittent du spectacle, mais désormais j’écris des trilogies sur la France politique à plein temps, ou presque. Je garde un peu de temps pour gérer mon label de musiques électroniques Tripalium Corp, qui ressemble à ce que j’écris : les morceaux et albums que j’y sors sont généralement violents, bariolés, mais s’écoutent plutôt facilement même si on ne sait pas trop vers où ça va aller.

Quels ont été les prémices d’écriture ? Y a t-il eu un élément déclencheur qui a provoqué un passage à l’acte ? Une envie d’adulte ou un vieux rêve d’enfant ?

Quand j’étais gamin, j’étais déjà très productif. Je faisais des BD ou des sortes de magazines, que je revendais dans les bistrots où traînait mon père, pour m’acheter des bonbecs. A l’époque je lisais essentiellement des BD, et j’achetais Onze mondial et Spirou magazine. Les romans ça m’emmerdait, ce qui était proposé en littérature jeunesse était terriblement fade comparé à ce qu’on pouvait trouver dans Onze ou Spirou : des gens en compétition, des rêves brisés, de la violence (à cette époque dans Spirou, il y avait les séries Soda et Charly de la collection Repérages, et la collection Spirou et Fantasio était pilotée par Tome & Janry, qui ont fait les épisodes les plus adultes de la série). Je crois que gamin, c’est ces premières histoires qui m’ont marqué et m’ont fait comprendre qu’une fiction était beaucoup plus intéressante quand les personnages en prenaient plein la gueule.

Je passais aussi énormément de temps à regarder des films, avec une préférence pour ceux qui avaient un haut potentiel lacrymal (j’ai vu une bonne vingtaine de fois Abyss et Le Grand bleu), ou ceux qui me procuraient un shoot d’adrénaline (ma k7 de Piège de cristal est morte à force de passer dans le magnéto).

Et puis, en arrivant au collège, mes goûts ont évolué vers des récits plus complexes. J’ai pris des tartes monumentales avec Pulp Fiction, La Horde sauvage et Voyage au bout de l’enfer. Mon oncle m’a donné un bouquin d’Ellroy. Ca m’a mis une double baffe, je ne pensais pas qu’il pouvait y avoir des trucs aussi hardcore dans les livres, pour moi les livres c’était de la merde ! On est con quand a treize ans. Bref, les vrais éléments déclencheurs pour moi sont là : tous ces ressentis archi forts face à la puissance de la fiction, que j’ai pu ressentir quand j’étais en primaire ou au collège. Le reste est venu naturellement : quand on adore ressentir quelque chose d’une manière aussi forte, on a envie d’écrire le truc qu’on rêve de lire. A seize ans, j’ai écrit un roman de cent-vingt pages que je ne ferai jamais lire à personne parce que beaucoup trop inspiré par mes lectures de l’époque (notamment Encore un jour au Paradis). Entre mes seize et mes vingt ans, j’ai écrit des dizaines de nouvelles et de scénarios de courts-métrages, jusqu’à ce que je bute sur une première tentative de scénario de long métrage qui parlait de deux flics obsédés par une fille qui avait disparue et les rendait tous les deux cinglés. Je n’arrivais pas à le développer comme je voulais, je me suis retrouvé avec un brouillon qui faisait deux-cent-cinquante pages… loin des cent–vingt qu’on demande habituellement ! A ce moment-là j’ai compris que je n’aurais aucune chance d’en faire quelque chose, et de toute façon je ne connaissais personne dans le cinéma. J’ai tout rangé dans des cartons et j’ai abandonné. Il y avait mieux à faire à l’époque : les squats, les free-parties, les bars ! J’ai ressorti mon carton quand j’avais trente-deux ans. Je venais de faire la fête pendant douze ans et j’avais envie de retourner à l’écriture. J’ai décidé de transformer mon scénario sur les flics en roman, et ça a donné La Sirène qui fume.

Quand on feuillette pour la première fois Bleus, Blancs, Rouges, on comprend tout de suite la très grande envergure de l’œuvre : une couverture superbe, une bibliographie impressionnante (bouquins, documentaires, archives diverses, podcasts, presse), des documents pour aider à la compréhension fine de l’époque (carte géopolitique de l’Afrique en 1978, organigramme de l’administration policière), un index de 10 pages des personnages secondaires, tous les sigles et le vocabulaire policier expliqués et une intrigue urgente de plus de 750 pages. On sent votre désir de donner toutes les clés au lecteur, celles qui ont été les vôtres. Quel a donc été l’ampleur du travail en amont, le défrichage ?

Quand j’ai décidé quelle période je voulais traiter, je me suis constitué une biblio et j’ai mis une bonne année et demie à lire les ouvrages que j’avais recensés. Il y a en avait plus de 160. En même temps, je faisais mon plan et j’affinais mes personnages au fur et à mesure que je recevais des informations. Au début, je pensais faire un seul roman avec tout ça. Quand j’ai compris que ça allait faire quasi 2000 pages, j’ai changé toute la structure pour faire un diptyque. Et puis quand j’ai compris que ça allait plutôt avoisiner les 2600 pages, j’ai dû refaire la structure pour en faire 3 tomes. Ca rallonge le temps de lecture pour le lecteur, donc ce genre d’annexes en fin d’ouvrage, notamment l’index des personnages, me paraît essentiel. Avec Flammarion, on a ajouté les numéros de pages auxquelles apparaissent les différents personnages, ce qui permet au lecteur de retrouver rapidement où il a croisé tel personnage pour la première fois. Moi qui ai une mémoire défaillante, c’est l’outil dont j’ai longtemps rêvé pour ce genre de roman à la Ellroy, où t’as tellement de personnages que parfois, quand tu tombes sur un nom, tu ne sais plus vraiment qui c’est et tu passes dix minutes à chercher en arrière, en vain.

Sans tarder parce que la question me tenaille depuis le départ, pourquoi commencer cette intrigue fleuve en 1978, une époque que vous n’avez pas connue et dont beaucoup de lecteurs, eux, se souviennent très bien ?

1978 c’est Aldo Moro, l’évasion de Mesrine, l’appel de Cochin. C’est les premiers attentats du mouvement autonome, du FLNC, les prémices d’Action directe, le début des années de plomb made in France. C’est le début du déclin de la voyoucratie à l’ancienne, Zampa et les frères Zemour. C’est le moment où les Français commencent à perdre confiance en Giscard avec la crise économique, les plans de rigueur et les fermetures d’usines. C’est les débuts du Palace, le disco, l’arrivée massive de la coke. Pour faire le récit d’une France qui bout comme une cocotte-minute, c’est franchement une période idéale. Et puis j’avais envie de raconter la jeunesse de certains personnages de ma trilogie précédente. Jacquie Lienard, Michel Morroni, Philippe Nantier, Domino Battesti, Toussaint Mattei, Didier Cheron et Jean-Claude Verhaeghen sont des personnages importants de La Sirène qui fume, La Défaite des idoles et La Cour des mirages, et dans cette nouvelle trilogie ils prennent une importance de premier plan.

La France de 1978 et 1979 racontée par votre plume est une délicieuse madeleine de Proust pour tous ceux qui ont vécu l’époque. En vous immergeant dans l’époque pour la faire vraiment vivre à tous les lecteurs, avez-vous été surpris par la vision du pays que vous avez acquise ? Avez-vous modifié votre opinion sur certains acteurs de la vie politique de l’époque ? C’était mieux avant ?

Je n’ai pas été vraiment surpris puisqu’en m’attaquant à cette époque, l’idée était justement de peindre des chacals prêts à tout pour prendre le pouvoir. En apprendre plus sur les affaires de la période n’a fait que confirmer cette idée. C’était pas mieux avant, ni moins bien d’ailleurs. De tous temps, dès qu’on s’approche du pouvoir c’est la même chose. Le principe même de la politique est d’être clientéliste. Une personnalité politique qui dit vraiment ce qu’elle pense, ça n’existe pas.

 Bleus, blancs, rouges suit l’enfer (pavé de bonnes intentions…) de quatre personnages (trois flics et un voyou de la République) particulièrement bien dessinés. Avez-vous un personnage préféré que vous aimez plus particulièrement retrouver, un homme ou une femme que vous auriez du mal à effacer de l’histoire rapidement ? Benjamin Dierstein s’attache-t-il à ses personnages ?

Je n’ai pas de personnage préféré, je les aime tous les quatre. J’ai fait plus que m’attacher à eux, je viens de passer quatre ans H24 en leur compagnie donc ils sont devenus comme des frères et des sœurs. Et pourtant ils sont bourrés de défauts, et ils sont surtout radicalement différents de moi, de ma manière de penser. Mais ils en prennent tellement plein la gueule dans cette trilogie, que veux-tu faire ? Je sais que certains lecteurs auront du mal à s’identifier à eux parce que tous ces personnages sont des enfoirés, mais moi dès que des gens souffrent, j’y peux rien, je m’attache.

Cette première partie de la trilogie ne nous offre qu’une vue très parcellaire de la suite de l’histoire même si on imagine très bien où tout cela peut et devrait nous mener. Sans vouloir trahir de secret, jusqu’où dans les années 80 va nous emmener votre plume ?

La trilogie s’arrête à l’été 1984, quand Le Pen fait un score énorme aux présidentielles, que les affaires qui secouent l’Elysée deviennent explosives et que Mitterrand nomme Fabius au gouvernement après avoir clairement pris le parti de la mondialisation. L’ensemble de la trilogie raconte comment on en est arrivé là. Comment la gauche a abandonné les travailleurs, comment l’extrême droite est revenue en force en se tournant vers les victimes des fermetures d’usine. C’est là que se situent les prémices de tout ce qu’on vit aujourd’hui : l’abandon par la gauche, les médias et les élites en général de l’électorat populaire blanc, ce qui a eu pour conséquence de faire du RN le premier parti de France. Ça, c’est pour le fond purement politique. A côté de ça, les tomes 2 et 3 racontent le retour de Carlos et tous les attentats qui s’en sont suivi, les Irlandais de Vincennes, les écoutes de l’Elysée, la mort du SAC, la mort de Guy Orsoni, la naissance de la Brise de Mer, le Liban, le Tchad… et bien sûr la campagne présidentielle de 1981.

Un de vos personnages se nomme Gourvennec. Est-ce parce qu’il est originaire des Côtes d’Armor ou peut-on y voir aussi une sorte d’hommage à Jocelyn Gourvennec, l’entraîneur d’En Avant qui avait réussi à ramener la coupe de France à Guingamp en 2014 ? A moins qu’il faille y voir une célébration d’Alexis Gourvennec, syndicaliste agricole et entrepreneur breton des années 60 à 80 ?

Oui, c’est un hommage à Jocelyn Gourvennec. Il est malheureusement descendu de son piédestal après ses mauvaises expériences à Bordeaux, Lille ou Nantes, mais pour nous les Guingampais, il restera toujours un héros, comme Noël Le Graët ou Francis Smerecki. Il n’a pas seulement ramené une deuxième Coupe de France, il a aussi fait sortir l’EAG de National et ramené le club dans l’élite en trois ans. Et puis il nous a fait passer les poules en Coupe d’Europe, ramenés en demi-finale de Coupe de France en 2015… Depuis qu’il est parti, l’EAG n’est plus le même club. Là, enfin, cette année, après dix ans, on commence à revoir la lumière avec un bon parcours en Coupe de France et un espoir de remonter en Ligue 1.

Dans vos remerciements, vous rendez hommage à James Ellroy mais avez-vous d’autres pistes littéraires à nous proposer, des romans qui ne quittent pas votre table de chevet ?

Bleus, Blancs, Rouges a été clairement inspiré d’Ellroy, et notamment d’American Tabloïd. On apprend d’ailleurs qu’un des personnages, le mercenaire Vauthier, a convoyé de l’héroïne dans les années soixante grâce à la filière établie par Pete Bondurant au Viet Nam. C’était une façon de rendre hommage au Dog. Mais concernant la structure, ma vraie influence est La griffe du chien de Don Winslow. Ellroy alterne systématiquement les chapitres focalisés sur ses personnages, là où Winslow ne met en avant qu’un ou deux personnages dans chaque acte. C’est moins systématique, ça permet de quitter complètement un personnage pendant 200 pages et d’être à ses côtés ensuite pendant les 200 autres. C’est plus complexe, plus tortueux, et ça permet de faire des ellipses (ce qui est un des gros défauts de la trilogie Underworld USA : l’alternance systématique des focalisations l’oblige à écrire des chapitres pendant lesquels il ne se passe rien et où il ne fait que répéter de l’information, sans parler des temporalités qui s’étirent et créent des sortes de trous chronologiques… ça donne l’impression de patiner alors que La Griffe du chien ça ne décélère jamais, t’es en cinquième tout du long !).

J’espère que vous comprenez l’impatience des lecteurs de ce premier opus quitté sur un joli suspense. La suite est-elle déjà lancée ? Y a-t-il un calendrier ? Un titre ?

L’Étendard sanglant est levé sortira vers l’été, en juin ou septembre. 14 juillet sortira en janvier 2026.

Entretien réalisé en février 2025 par échange de mails. Merci à Benjamin pour sa disponibilité.

Clete.

BLEUS, BLANCS, ROUGES de Benjamin Dierstein / Flammarion.

On avait découvert Benjamin Dierstein en 2021 dans la collection EquinoX des Arènes d’Aurélien Masson avec Un dernier ballon pour la route sorte de western armoricain, fest-noz éthylique, sympa mais rien entre les lignes ne laissait prévoir la suite… En 2022, toujours chez EquinoX, est sorti le génial La cour des mirages qui peut très bien se lire comme un « one shot » . En fait, le troisième volume d’une trilogie sur les années de notre petit président à bracelet électronique, les années Sarkozy flinguées par un Benjamin Dierstein redoutable chroniqueur. Ce roman concluait un triptyque entamé avec La sirène qui fume et La défaite des idoles aux éditions Nouveau Monde. Il est essentiel de signaler cette trilogie parce qu’on retrouve certains de ses personnages dans Bleus, blancs, rouges. Pour être plus exact, on les découvre puisque Benjamin Dierstein a décidé de s’attaquer à la période 1978/1984 en France dans une intrigue très ambitieuse. Nul doute qu’une fois la lecture de Bleus, blancs, rouges achevée, d’aucuns seront tentés de se jeter dessus mais patientez un peu. Flammarion fait très bien le taf. L’Etendard sanglant sortira vers l’été tandis que 14 juillet achèvera l’histoire début 2026.

« Printemps 1978 : les services français sont en alerte rouge face à la vague de terrorisme qui déferle sur l’Europe. Marco Paolini et Jacquie Lienard, deux inspecteurs fraîchement sortis de l’école de police et que tout oppose, se retrouvent chargés de mettre la main sur un trafiquant d’armes formé par les Cubains et les Libyens et répondant au surnom de Geronimo. Traumatisé par la mort d’un collègue en mai 1968, le brigadier Jean-Louis Gourvennec participe à la traque en infiltrant un groupe gauchiste proche d’Action directe. Après des années d’exil en Afrique, le mercenaire Robert Vauthier revient en France pour régner sur la nuit parisienne avec l’appui des frères Zemour. Lui aussi croisera le chemin de Geronimo. »

Un grand roman doit vous prendre dès son début et Bleus, blancs, rouges qui est un très, très grand roman vous en met une bonne dès l’incipit particulièrement chaud situé à Paris pendant mai 68. Racontant une nuit d’émeute, décrivant l’enfer parisien, faisant ressentir à l’os la guerre urbaine, la panique, ce premier chapitre donne le ton des 700 pages à tombeau ouvert, infernales à venir. On est très loin de l’imagerie romantique bercée par les Moody Blues chouinant Nights in white satin. Dierstein attaque au corps d’entrée, la violence est exacerbée, le sang coule, la mort frappe. Hallucinant.

Bleus, blancs, rouges couvre les années 78 et 79 en France et comme nous l’a confié Benjamin Dierstein dans un entretien que nous mettrons en ligne vendredi cette période se prêtait bien à un roman noir : « 1978 c’est Aldo Moro, l’évasion de Mesrine, l’appel de Cochin. C’est les premiers attentats du mouvement autonome, du FLNC, les prémisses d’Action directe, le début des années de plomb made in France. C’est le début du déclin de la voyoucratie à l’ancienne, Zampa et les frères Zemour. C’est le moment où les Français commencent à perdre confiance en Giscard avec la crise économique, les plans de rigueur et les fermetures d’usines. C’est les débuts du Palace, le disco, l’arrivée massive de la coke. Pour faire le récit d’une France qui bout comme une cocotte-minute, c’est franchement une période idéale.»  

Une France où on tabasse à mort un ministre, une France où, dans un triste remake de Bonnie and Clyde, on assassine l’ennemi numéro 1 dans sa bagnole, une France où les flics… Broussard, Ottavioli sont des stars, une France où le président se fait offrir des diamants et des réserves de chasse en Afrique pour flinguer des lions ou des éléphants, une France où une milice a tous les pouvoirs, une France qui continue son œuvre colonialiste en Afrique, une France où on craint de voir débouler les chars soviétiques sur les Champs en cas de victoire de Mitterrand, la France de Giscard et son accordéon. Si vous avez vécu cette époque, c’est un bonheur de profiter de cette relecture d’une époque par un Benjamin Dierstein hyper pointu, irréprochable jusque dans les plus petits détails. Cette fidélité à l’époque tient quasiment de la maniaquerie mais n’est pas suffisante à faire un grand roman. Soulignons néanmoins la bibliographie monstrueuse en fin d’ouvrage. Bretoned penn kalet! dit-on par ici et il en a fallu de la volonté, de la ténacité au Costarmoricain pour se lancer dans cette longue traversée en solitaire accompagné par Aurélien Masson, depuis toujours précieux pour les auteurs.

Ce qui fait la différence chez Dierstein, grand supporter d’« En Avant Guingamp », ce sont les personnages. Des êtres de chair et de sang avec leurs forces et leurs faiblesses, plus ou moins gris, jamais blancs ou noirs, méprisables souvent mais… On va suivre, vivre dans les pas de deux flics débutants aux dents longues l’un plongeant chez les nuisibles du SAC et l’autre commençant à pencher vers les socialistes ; d’un autre flic infiltré dans les milieux d’extrême gauche, Gourv, Breton pur jus, une vraie gueule, un mec inoubliable… et d’un mercenaire spécialisé dans les affaires reloues françaises en Afrique et parfois bras armé de Giscard. Ces quatre missiles vont filer vers une cible commune, le terroriste Geronimo. Ils se croiseront, se défieront, s’affronteront, se trahiront, vivront les tragédies du moment. L’intrigue est exceptionnelle, irrespirable et passionnante. La violence d’une époque est montrée sans fard mais aussi sans voyeurisme dans un tempo totalement halluciné où certaines structures de phrases, des paragraphes animés comme des mantras, ne manquent pas d’évoquer certaines folies d’Ellroy. Mais énorme avantage pour tous ceux que les histoires à Los Angeles du Dog commencent à saouler, Bleus, blancs, rouges, c’est chez nous, c’est nous, nos parents, notre belle vitrine qui commençait déjà à se fissurer. Personnellement je n’avais pas pris une telle raclée depuis Pukhtu de D.O.A.

Un pur moment de rock’n’roll!

Clete

CARTEL 1011-LES BÂTISSEURS de Mattias Köping / Flammarion.

On avait raté les deux premiers romans de Mattias Köping  Les Démoniaques et Le Manufacturier  publiés chez un éditeur avec lequel nous n’entendions pas « collaborer ». On le découvre donc maintenant édité chez Flammarion avec  Cartel 1011 une trilogie sur un nouveau cartel. Les bâtisseurs est donc le premier tome racontant l’émergence dans la violence de cette nouvelle galaxie narcotrafiquante.

« La péninsule du Yucatán, entre le golfe du Mexique et la mer des Caraïbes. Des sites d’une beauté renversante mais qui, depuis des siècles, se résignent à la violence. Le Yucatán est le fief du clan Hernandez, arrivé avec les premiers conquistadors et qui compte sur le pharaonique projet du Train Maya pour resserrer encore l’emprise qu’exerce son conglomérat, la toute-puissante Comex.

C’est là aussi, entre Cancún et Tulum, qu’émerge un nouveau cartel, le 1011, capable du pire pour asseoir son hégémonie sur les trafics internationaux.

Comme celui des capitaines d’industrie, l’appétit des criminels est sans limite. Tout s’achète et tout se vend : drogues, armes, matières premières, animaux, territoires, corps, âmes. Rares sont les téméraires qui osent leur résister.

En Europe aussi, les victimes s’accumulent. Les forces de police sont sur les dents, confrontées à une sauvagerie inédite.

Car nul ne bâtit de nouvel empire sans anéantir les précédents. »

Il est certain qu’on ne peut que louer le travail d’orfèvre de Köping, cette réussite à créer une histoire saisissante et passionnante en montrant la naissance d’une nouvelle figure du mal : le Cartel 1011. Il apparait un peu comme Anonymous : secret, indécelable et hyper informé sur ses adversaires et ennemis.  Débuté furieusement avec des scènes de violence souvent insoutenables situées aux quatre coins du globe où le groupe veut s’implanter, le roman laisse abasourdi, provoque une onde de choc qui n’est jamais démentie durant 600 pages explosives. Tout en détaillant cette guerre au départ mexicaine, Köping élargit la sphère pour montrer les « United colors » de la sauvagerie et de la barbarie tout en explorant aussi toutes les ramifications de ces cartels dans l’économie mondiale, la finance mais aussi dans la vie politique des états. Le constat est horrible, parfois connu mais mis en pleine lumière par un auteur qui sait, sans lasser, par sa documentation très pointue sur les cartels, les drogues et leurs réseaux de distribution, créer une addiction de premier ordre. Peuplé de personnages haïssables et de quelques « héros » suicidaires, « Cartel 1011 » parvient très rapidement à ferrer le lecteur qui ne lâchera plus l’histoire si…

Il y a un « si » et non des moindres. La violence sans nom, présente dès le début, est utile à comprendre l’ascension d’un cartel qui, comme les autres, adore médiatiser ses œuvres, massacres, viols et séances de torture pour rester dans un convenable dont l’auteur n’aura que faire… Mais ces horreurs, petit à petit, commencent à lasser car au bout d’un moment, elles n’apportent plus rien et ralentissent finalement une intrigue pourtant béton. Alors, un petit conseil, on peut sauter ces pages douloureuses, très, trop théâtralisées et dont on connait dès le début l’issue dégueulasse.

J’ai lu beaucoup de comparaisons de « Cartel 1011» avec des romans de Don Winslow ou même de D.O.A . et s’il est vrai que d’un point de vue de la documentation, de sa capacité à nous immerger avec précision et bonheur dans des théâtres de guerre très divers aux quatre coins du globe, Köping est à leur niveau , il échoue totalement dans la démonstration de la violence. Jamais la suggestion pourtant parfois bien plus terrifiante que le relatation chirurgicale, ne remplace le spectacle répétitif de la mise en pièces d’un individu… on patauge dans le sang, encouragé par un éditeur qui met en exergue sur la quatrième de couverture la phrase « « Cette violence-là ne ressemblait pas à celle qui se pratiquait en Europe. Pas encore, du moins. »

Si l’objectif de l’auteur et de l’éditeur était de montrer, sans voile, cette violence en train de s’exporter, le terme de « mexicanisation » de plus en plus présent dans le discours des politiques français, l’objectif est pleinement atteint, au-dessus des espérances certainement mais laisse apparaître néanmoins une certaine complaisance pour les scènes d’« abattage ». On aurait aimé un peu de finesse. C’est bien dommage car ce parti pris de montrer continuellement la violence physique met un peu en retrait toute la partie surprenante et géniale du roman sur le blanchiment de l’agent de la came dans des sociétés avec pignon sur rue, les belles vitrines respectables des salauds, le développement de sociétés toxiques aux apparences lisses, toute cette criminalité en col blanc, la plus dangereuse. Tous ces gens empoisonnent les populations puis pillent la planète avec l’aide des acteurs de la vie économique, politique ou religieuse.

Du très lourd, un peu relou parfois, dommage. Néanmoins un roman béton, vivement la suite.

Clete.

SUR LA DALLE de Fred Vargas / Flammarion

“Adamsberg quitte Paris pour la Bretagne afin d’enquêter sur des meurtres dont le principal suspect est un descendant de Chateaubriand.”

On attendait Adamsberg depuis six ans, enfin le revoilà qui plus est en Bretagne ! Certes, pas tout à fait la mienne, plutôt une carte postale sépia tirée des années 70 avec ses biniouseries que les gens nous envient : les légendes, les vieux cailloux, les boiteux, les fantômes, les piétineurs d’ombre, les cafés très conviviaux où vit le village… tout le folklore est présent. On avait quitté Adamsberg avec des araignées, il revient en chasseur de puces, attaché autant que l’auteure aux maux de la planète et aux dérèglements du climat.

Les fans du commissaire retrouveront avec plaisir son côté lunaire et totalement atypique et ses “je ne sais pas” devenus légende. Dans cet opus, il va jusqu’à s’allonger sur la dalle d’un dolmen, d’où le titre, pour éclaircir ses idées floues. On peut aussi saluer la grande diversité des personnages secondaires: de Josselin de Chateaubriand cultivant sa ressemblance avec son illustre ancêtre afin d’attirer les touristes jusqu’à l’aubergiste local, figure importante et restaurateur hors pair.

L’enquête est très alambiquée comme à l’accoutumée et on aime ou déteste Fred Vargas justement pour ça, mais cette fois, elle nous perd de temps en temps. On se lasse des multiples fausses pistes et malgré le bonheur de passer un moment avec Adamsberg, Retancourt et Veyrenc, on accueille la fin avec un certain soulagement.

Pour les inconditionnels, ce roman restera un plaisir. Aux nouveaux lecteurs, je conseillerais de découvrir Fred Vargas dans ses anciens romans comme “L’homme à l’envers” ou “Pars vite et reviens tard”.

Avec “Sur la dalle”, Fred Vargas nous laisse un peu sur notre faim.

Clete.

ILS ONT VOULU NOUS CIVILISER de Marin Ledun / Flammarion.

Au décours d’une nuit, où les éléments naturels se déchaînent et que le dieu Eole trace son impitoyable sarabande, les existences de cinq hommes se trouveront mêlées dans des affrontement sans retour. La côte landaise en est le décor, les pinèdes formant un paysage reproductible à l’infini, et les haines, les colères couplées à cette apocalypse nous décriront un bal bien macabre.

« Thomas Ferrer n’est pas un truand. Pas vraiment. Les petits trafics lui permettent de sortir la tête de l’eau, même si la vie n’a pas été tendre avec lui. De petits larcins en détournements de ferraille, le voilà face à face avec un truand, un vrai cette fois. Celui-ci, laissé pour mort par Ferrer, embarque deux frères assoiffés de vengeance à la poursuite de son agresseur. La traque sera sans pitié, alors qu’une puissante tempête s’abat sur la région. Une histoire envoûtante où les éléments se déchaînent en même temps que les passions, au service d’une profonde humanité. »

Les petits boulots, un horizon flou ou masqué, des destins qui n’ont jamais pris leurs élans, des fréquentations délétères, pour les uns, le passé telle une chape de béton qui cloue le présent dans une gangue d’acrimonies, de remords, de sur place, de haines injustifiées envers autrui pour les autres. C’est dans cet assemblage surprenant que le réel violent s’entredéchire avec, comme bien trop communément, l’avidité, la cupidité en points d’orgue.

Si l’on devait admettre ou rechercher des points convergents avec son précédent écrit, « En Douce », ils se situeraient irrémédiablement dans ces face à face. Néanmoins les ressorts symptomatiques, qui amènent ces protagonistes à se combattre n’ont pas les mêmes étiologies. Là, le filigrane et l’agent causal n’est pas aussi évident de prime abord, mais le recul et la digestion se faisant, on prend conscience que l’on est encore face à une descente inexorable nous clouant à ce résultat. Descente favorisée par les cicatrices d’un passé, par des choix qui n’ont pu s’affirmer ou s’ouvrir tels des sas vers une chaleureuse lumière.

Marin Ledun garde son cap, affirme son message et réussit, avec une âpreté identitaire, la friction de personnalités dont le vernis ne permet pas la compatibilité. L’enjeu des émotions, dont la pudeur reste de mise, évolue dans une transcendance favorisée par un écrit ramassé qui sied à sa narration et au récit conté.

La civilisation a du bon mais l’imposer avec intransigeance est voué à l’échec.

Rugueux, me faisant évoquer à une référence littéraire : « Laissez bronzer les cadavres »

NOIR SANG !

Chouchou.

 

AMERICAN WAR de Omar El Akkad / Flammarion.

Traduction: Laurent Barucq.

Dans son premier roman, le journaliste Omar El Akkad imagine des Etats-Unis ravagés par une Seconde Guerre de  Sécession, à la fin du XXIe siècle. Dans la veine dystopique devenue familière aux lecteurs et téléspectateurs, c’est la plausibilité des projections d’Omar El Akkad qui donne à son roman un aspect de sombre prophétie.

  • le réchauffement climatique et ses conséquences ont modifié la géographie des Etats-Unis. Ouragans et montée des eaux ont submergé la Floride, le sud de la Louisiane, d’autres côtes au bord de la nouvelle Mer du Mississippi. Les températures caniculaires empêchent l’agriculture et font progresser la désertification dans tout l’intérieur du pays.
  • La décision du pouvoir  à Colombus (nouvelle capitale) de bannir les énergies fossiles, responsables de ces dérèglements, à l’origine aussi de plusieurs accidents écologiques, provoque la rébellion et la sécession des Etats du Sud, où les intérêts pétroliers sont importants et où est cultivée une mythologie historique et identitaire dévoyée.
  • La guerre éclate en 2074, après un attentat-suicide contre la personne du président de l’Union. Elle va durer 19 ans, jusqu’en 2093 et opposer les Bleus de l’Union contre les Rouges sécessionnistes du Mississippi, de l’Alabama, de Géorgie et de Caroline du Sud, dans un imbroglio de combats entre milices, d’attentats, de frappes de drones, de déplacements de populations et de massacres de civils, qui n’est pas sans rappeler ce que subissent certains malheureux pays du Moyen-Orient actuel.
  • Comme autant d’échos d’un déclin états-unien, le Mexique récupère au bout du fusil ses anciens territoires et l’Union Bouazizi des pays arabes envoie aide humanitaire et conseillers militaires pour que cette guerre fratricide s’étire et continue d’affaiblir un rival.

Ce cadre touffu ainsi posé, il convient d’indiquer qu’American War est avant tout un récit familial qui s’attache à suivre les Chestnut de Louisiane sur une période de près de 50 ans. L’enfance de Sarat s’achève brusquement avec la mort de son père dans un attentat. Avec sa mère, son frère, sa sœur, elle doit rejoindre un camp de réfugiés. Au fil des épreuves et des injustices, la fillette se transforme. Avec un physique déjà atypique, pleine de ressources et de résolution, elle s’endurcit, grince de révolte. Un homme la prend sous son aile et en fait petit à petit une féroce combattante dont les actions auront des répercussions sur l’ensemble du conflit. Trahie, arrêtée, torturée, brisée, elle sera libérée à la fin du conflit, la guerre et la vengeance couvant de façon inextinguible dans son cœur. Jusqu’au bout, Sarat voudra tuer la Paix et incarner la Mort, la sienne et celle des autres.

Pour employer un terme qui fait florès, c’est une « radicalisation » sans retour véritable que nous raconte American War, la transformation d’une personnalité dans un contexte de guerre, influencée par des expériences terribles, manipulée par des croyances et des idéologies ou tout simplement bernée par ceux qui l’entourent, des « recruteurs » aux motifs troubles, jusqu’à basculer sans retour dans l’obscur.

_ Enfin quand ils nous ont fait rentrer d’Irak et de Syrie pour la dernière fois, j’ai un peu bourlingué avant de m’installer à Montgomery. Tu sais, dans ce pays, on a la fâcheuse habitude de réfléchir à nos guerres après les avoir faites, et il faut croire qu’on avait décidé que la guerre où on m’avait envoyé n’était pas si une bonne idée que ça. Dans le Nord, tous les gens qui apprenaient que j’avais été au front voulaient en débattre, encore et encore, comme si c’était moi qui avais donné l’ordre d’y aller. Au Sud, ils ne font pas ça ; du moins, personne ne me l’a fait.

_ C’est tout ? Ils étaient sympas avec vous, ici, alors vous vous êtes rallié aux Rouges ?

_ Non a dit Gaines. J’ai rejoint les Rouges parce que, quand un sudiste te raconte pour quoi il se bat – que ce soit la tradition, la fierté ou simplement l’obstination -, tu peux être d’accord ou pas, mais tu ne peux pas dire que c’est un mensonge. Quand un nordiste te raconte pour quoi il se bat, il emploie des mots comme « démocratie »,  « liberté » et « égalité », mais vous savez très bien tous les deux que le sens de ces mots change jour après jour comme le temps qu’il fait. J’en ai eu assez de tout ça. Si tu prends les armes pour te battre pour une cause, tu as intérêt à ne pas changer d’avis. Que tu aies raison ou tort, tu assumes ce pour quoi tu te bats et tu ne changes jamais, jamais d’avis.

_ Alors vous pensez qu’on a tort ? Vous pensez qu’on ne se bat pas pour une bonne cause ?

_ Non, et toi ?

_ Non.

_ Mais si c’était le cas ? Si tu étais sûre d’avoir tort, est-ce que ça suffirait pour que tu te retournes contre les tiens ?

_ Non. »

Gaines a souri.

_« C’est bien ma fille. »

 

On pourra garder certaines réserves sur la construction du roman (la narration du personnage principal, enchâssée dans celle de son neveu qui lui a survécu. Devenu historien de la période, il insert de façon régulière et plus ou moins adroite des extraits de documents officiels, d’archives, de mémoires, pour replacer en perspective les épisodes de la longue guerre civile) et son écriture (certaines lignes de dialogue un peu trop mélo). Il conserve néanmoins une force certaine et un aspect dérangeant. American War nous propose un avenir pour un pays et ses (mauvaises) habitudes impériales et militaires, son déni d’un bouleversement climatique mondial en cours et sa facilité à jouer sur de vieilles fractures historiques, sociales, raciales plutôt que de les dépasser. Il est terrible d’évocation, car il ressemble au pire présent que d’autres peuples doivent affronter aujourd’hui.

Après tout, qu’est ce que la sécurité sinon le bruit des bombes qui tombent sur la maison de quelqu’un d’autre ?

Une fable lugubre pas si irréelle. Les réfractaires au roman d’anticipation n’y trouveront  peut-être pas leur compte.

Paotrsaout.

 

QUAND SORT LA RECLUSE de Fred Vargas chez Flammarion

Fred Vargas est une archéozoologue et une écrivaine qu’on ne présente plus tant ses livres ont du succès, notamment ceux de la série du commissaire Adamsberg qu’on retrouve ici avec bonheur.

« – Trois morts, c’est exact, dit Danglard. Mais cela regarde les médecins, les épidémiologistes, les zoologues. Nous, en aucun cas. Ce n’est pas de notre compétence.

– Ce qu’il serait bon de vérifier, dit Adamsberg. J’ai donc rendez-vous demain au Muséum d’Histoire naturelle.

– Je ne veux pas y croire, je ne veux pas y croire. Revenez-nous, commissaire. Bon sang mais

dans quelles brumes avez-vous perdu la vue?

– Je vois très bien dans les brumes, dit Adamsberg un peu sèchement, en posant ses deux mains à plat sur la table. Je vais donc être net. Je crois que ces trois hommes ont été assassinés.

– Assassinés, répéta le commandant Danglard. Par l’araignée recluse? »

Adamsberg et son équipe, cette brigade qu’on aimerait réelle où les enquêtes soulèvent toujours des questions existentielles qui font évoluer même les plus bourrins, où l’on nourrit chat et merles. Adamsberg, policier original avec ses pensées volatiles, ses intuitions brumeuses, son œil sans pareil pour les détails qui paraissent insignifiants, Danglard sa mémoire érudite et sa rigueur presque insoluble dans le vin, Retancourt la déesse mère, Peyrenc le poète… et tous les autres, on les retrouve avec un grand plaisir, avec en prime une visite de Mathias, personnage d’anciens romans que personnellement j’adore.

Pourtant, dans cet opus, la brigade n’est pas loin d’imploser : Danglard s’oppose à Adamsberg de façon inédite et brutale et menace de briser l’unité de la brigade. L’enquête démarrée sur un frisson de nuque d’Adamsberg se fera donc sans et malgré lui, après trois morts par morsure de recluse, une petite araignée du sud de la France peu agressive et normalement non mortelle, contrairement à sa cousine d’Amérique, malgré un venin nécrotique capable de provoquer des dégâts horribles chez les sujets sensibles.

Mais les recluses ce sont aussi ces femmes qui se faisaient volontairement emmurer vivantes au Moyen-Age. Considérées comme des saintes protectrices de par le sacrifice de leur vie, elles survivaient grâce à la charité et aux dons qu’on leur passait par une fenestrelle. Fred Vargas, l’historienne amoureuse des mots ne pouvait passer à côté : elle nous entraîne dans une sombre histoire de recluses qu’elle tisse de main de maître en jouant avec les sens, les racines des mots sans oublier leur musique ! Son écriture ciselée, sensuelle crée un univers étrange et poétique avec des dialogues savoureux et on y plonge avec délice.

L’affaire des morts par morsure de recluse fait du bruit sur le net dans les blogs spécialisés : la cousine américaine de la recluse a-t-elle pris l’avion ? Le dérèglement climatique est-il en cause ? Les hypothèses vont bon train et cette mini psychose donne un prétexte à Adamsberg pour enquêter. Il va être entraîné dans une histoire noire, violente dont les racines plongent loin dans le passé mais aussi dans les ténèbres de l’esprit humain, le mal dont il est capable, la souffrance qu’il peut infliger. Une histoire dont personne ne sortira indemne, ni les personnages, tous réussis, ni le lecteur.

Fred Vargas raconte une histoire extraordinaire tout en étant complètement vraisemblable. La psychologie des personnages est fouillée, même les inconscients s’expriment, Fred Vargas connaît la puissance des mots et des noms. Elle réussit à nous tenir en haleine jusqu’au bout et nous offre un roman fort qui nous confronte au Mal et résonne longtemps après avoir refermé le livre.

Magnifique !

 

Raccoon.

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