Chroniques noires et partisanes

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LES YEUX DANS LES ARBRES de Barbara Kingsolver / Albin Michel.

The Poisonwood Bible

Traduction révisée de l’américain de Guillemette Belleteste

«Eguor emulp euqinu’l. Tant de choses tiennent à l’unique plume rouge que j’ai aperçue en sortant des latrines. C’est le matin de bonne heure, ciel rose fanfaron, matinée d’air enfumé. De longues ombres cisaillant la route, d’ici à n’importe où. Le jour de l’indépendance. Le 30 juin.»

C’est Adah qui parle, la petite infirme. Elle aime Emily Dickinson et écrit et lit à l’endroit comme à l’envers…mais reste muette.

Le 30 juin 1960. Dans le Congo belge, Le chef du groupe nationaliste, Patrice Lumumba proclame l’indépendance du Congo. Il pense se libérer de cette « poigne paternelle » du gouvernement belge tout en faisant face à de nombreux groupes ethniques qui s’opposent, militairement parlant, appuyés par les Etats-Unis et l’Union soviétique, les rapaces à l’affût …Le chaos donc.

Chaos dans lequel Nathan Price, pasteur baptiste américain, fanatique, violent, brutal, va plonger sa famille. Il rêve d’évangéliser le petit village de Kilanga, malgré l’ordre d’évacuation des lieux imposé par sa congrégation. Tellement fermé à la langue congolaise, tellement obtus, qu’il ne comprend pas le refus de la population de faire baptiser les enfants dans le fleuve, tellement fou qu’il nie même la présence des crocodiles…

Cette famille, « bête à manger du foin » selon lui, et qu’il maltraite et méprise, c’est sa femme et ses quatre filles qui vont s’exprimer tout au long du livre, livrant leurs peurs, leurs terreurs, leurs enchantements aussi parfois.

-La mère, Orleanna, soumise et terrorisée par un cinglé d’époux évangéliste (en conviendra-t-elle beaucoup plus tard)

-Rachel, l’aînée, 15 ans, princesse au miroir, haïssant le Congo.

– Leah et Adah les deux jumelles, 14 ans, surdouées, sans concession, observatrices affûtées, tantôt cyniques ou (et) drôles.

-Ruth May, 5 ans, qui raconte elle aussi sa perception des choses, et nous fait sentir combien le regard d’un enfant est précieux.

Leur vie va prendre un tour différent au cours de la trentaine d’années qui va suivre « la crise congolaise », chacune  essayant de détricoter les nœuds de rancune, de surmonter sa culpabilité face à la tragédie, et de reconstruire sa propre version de l’histoire.

Barbara Kingsolver qui, rappelons-le, a vécu deux ans au Congo, à l’âge de 7 ans, a publié 9 romans, dont On m’appelle Demon Copperhead (2024) et Les yeux dans les arbres publié en 1999 par les Editions Rivages et en 2025 par Albin Michel.


«J’ai eu, en effet, la chance d’avoir pour parents des gens qui, en tant que personnel de santé, ont été attirés au Congo par la compassion et par la curiosité. Ils m’y ont fait découvrir un lieu d’émerveillement, d’attention aux autres et m’ont lancée très tôt dans l’exploration du vaste terrain toujours mouvant entre rectitude et justice.» (Prologue)

Que l’écriture est belle ! Quelle puissance d’évocation de cette Afrique flamboyante, généreuse, courageuse et pourtant pillée, tyrannisée, assassinée !

Les larmes aux yeux, souvent. Emotion suscitée par l’histoire intense et tragique de ces enfants et de leur mère, mais aussi, tout simplement, par la beauté des mots :

«le monde entier est une scène de terre ocre damée par les pieds nus »

A lire absolument !

Soaz.

ON M’APPELLE DEMON COPPERHEAD de Barbara Kingsolver / Terres d’Amérique / Albin Michel.

Demon Copperhead

Traduction: Martine Aubert

“Né à même le sol d’un mobil-home au fin fond des Appalaches d’une jeune toxicomane et d’un père trop tôt disparu, Demon Copperhead est le digne héritier d’un célèbre personnage de Charles Dickens. De services sociaux défaillants en familles d’accueil véreuses, de tribunaux pour mineurs au cercle infernal de l’addiction, le garçon va être confronté aux pires épreuves et au mépris de la société à l’égard des plus démunis.”

« Déjà, je me suis mis au monde tout seul. Ils étaient trois ou quatre à assister à l’événement, et ils m’ont toujours accordé une chose : c’est moi qui ai dû me taper le plus dur, vu que ma mère était, disons, hors du coup. » Ainsi commence la vie de Demon Copperhead dans les Appalaches en Virginie dans les années 90. Il va nous raconter son douloureux destin en partant de ses dix ans pour aller jusqu’à ses 17. Barbara Kingsolver n’a jamais caché de s’être inspirée de l’œuvre de Dickens et va nous faire revivre un David Copperfield qui aurait juste changé d’époque et de continent. “Pareil pour le bouquin de Charles Dickens, un type hyper vieux, mort depuis un bail et étranger en plus de ça, mais putain, il les connaissait, les gamins et les orphelins qui se faisaient entuber et dont personne avait rien à branler. T’aurais cru qu’il était d’ici.”

Demon est le narrateur et on embarque allègrement avec un mec bien, un pauvre môme qui vit avec une mère très jeune et complètement barrée. Très tôt, il va apprendre que la vie peut s’avérer cruelle et rude avec les plus démunis, les plus mal partis. Et c’est vraiment un chouette gamin Demon, en mal d’amour, qui en a tant à donner. Et il va morfler Demon. Pour autant, le roman n’attriste pas réellement parce que le môme se bat, ne se plaint pas, ne voit pas forcément la vilenie de certains actes. On bascule plutôt dans la colère devant les injustices, les services sociaux incompétents, les parents irresponsables, les « Thénardier » modernes, la connerie ambiante.

” A un moment, j’étais quelque chose, et puis soudain j’avais tourné, comme du lait caillé. Le gamin de la junkie morte. Un petit morceau pourri du rêve américain dont tout le monde aimerait être, enfin vous voyez. Débarrassé” Et Demon tombera comme beaucoup d’autres dans la dérive de la drogue, plongera comme toute cette jeunesse américaine qui se flingue à coups d’opioïdes.

N’oublions pas d’honorer Barbara Kingslover, prix Pulitzer 2023 avec “Demon” dont le talent narratif n’autorise aucun temps mort, aucune faiblesse dans une histoire certes triste, cruelle mais aussi tellement belle. Chez Kingslover, pas de scénar post-apo culpabilisant sur l’état de la planète comme on en lit si souvent de la part d’auteurs qui sont pourtant les grands artisans de cette grande foire mercantile. Pas de leçon nous expliquant qu’il faut manger bio, ici c’est juste la faim qui tenaille. Pas de cantique sur la beauté sauvage de la Terre, ici, on cherche juste un toit pour s’abriter et survivre encore une nuit. Du concret, du tristement réel.

« T’as pas de pire ennemi que toi-même, dit-on. Mais on nous file un sacré coup de main. Ces gens, les végétariens et les autres, qui sont à fond pour être justes avec les autres races et les gays, j’ai rien contre. Je suis d’accord. Mais est-ce qu’il leur viendrait à l’idée d’être justes avec nous ? Bien sûr que non. »

Alors, tout cela n’est pas très drôle, quoique, vous verrez parfois… La beauté surnaturelle de ce grand roman viendra de ces personnages solaires qui réchauffent, ces gens qui n’ont rien et qui donnent tout, un peu comme dans les histoires de Willy Vlautin. Des hommes et des femmes stellaires dont la lueur continue de guider bien après leur disparition.

Une superbe leçon d’humanité et un roman remarquable réhabilitant ces populations du Sud des USA qu’on désigne souvent globalement comme les “rednecks”.

Inoubliable Demon Copperhead !

Clete

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