Traduction: Stan Cuesta

 

Joel Selvin est une sommité dans le monde du rock américain. Après avoir commencé par la couverture de concerts à San Francisco dont il est originaire, il a ensuite collaboré pendant de nombreuses années à Rolling Stone, Billboard et le Melody Maker, des noms qui sonnent très doux aux oreilles des amateurs de musique du monde entier. Il a écrit plusieurs ouvrages sur le rock, se spécialisant dans des écrits sur les phénomènes musicaux et les artistes des années 60. Ce magnifique ouvrage raconte l’histoire du fiasco du concert d’Altamont en 1969 où un spectateur a trouvé la mort dans ce qui reste comme le meilleur plantage de la grosse machine à fric qu’était déjà devenue la bande de Mick Jagger.

« Le 6 décembre 1969, un grand festival gratuit réunit, devant une foule immense, Santana, Jefferson Airplaine, les Flying Burrito Brothers, Crosby, Stills, Nash and Young, Grateful Dead (qui finalement ne jouera pas) et les Rolling Stones, sur le circuit automobile d’Altamont, non loin de San Francisco. Mais très vite, ce qui devait être la réponse de la Côte Ouest aux « trois jours de paix, de musique et d’amour » du festival de Woodstock , tourne au cauchemar.  Une horde de Hells Angels brutaux et défoncés, assurant la sécurité du show, envahissent la scène, rossent plusieurs musiciens et font régner une terreur qui s’achèvera dans la soirée par le meurtre d’un spectateur, alors que Mick Jagger et ses hommes plaquaient les derniers accords de Under My Thumb .»

Ce n’est évidemment pas un roman mais si vous ne connaissez pas l’histoire et si vous n’avez pas vu le film « Gimme shelter » de David Maysles, Albert Maysles et Charlotte Zwerin daté de 1970 montrant la tournée ricaine de 1969 des Stones avec des gros plans sur le concert newyorkais au Madison square Garden et le fameux concert d’Altamont et que vous vous intéressez un peu au groupe, à l’ambiance du gros cirque du rock de cette époque, vous allez vous régaler. Le style, la documentation et les anecdotes délivrées par Selvin qui a interrogé plus d’une centaine d’acteurs connus et anonymes de l’évènement font du livre un document très fort sur le rock de la fin des années 60, sa mentalité, son amateurisme et ses terribles déviances causées par le fric, les drogues et l’inévitable égocentrisme et inconscience des nouveaux maîtres mondiaux du rock.

Début 69, les Stones pensent, sans doute à raison, qu’ils sont devenus plus populaires que les Beatles. Mais si leur popularité est au plus haut, leurs finances sont au plus bas, pas de liquidités. Ils sont en train de préparer un de leurs sommets musicaux « Let it bleed », vivent comme des rois partout où ils vont mais Jagger, notamment, n’arrive pas à se payer la maison de ses rêves. Ils « pensent » qu’il faudrait reconquérir l’Amérique et veulent, eux aussi, s’inscrire dans ses grands rendez-vous californiens gratuits où jouent des groupes comme Jefferson Airplane et le Grateful Dead. S’appuyant sur les méthodes et l’expérience de la bande de Jerry Garcia, ils se lancent dans l’idée d’un grand rendez-vous de la côte Est à San Francisco pour contrebalancer le succès mythique de la côte Est, le festival de Woodstock qu’ils ont malheureusement raté.

Ces grands rendez-vous champêtres, ces  communions entre les musiciens et leurs fans correspondent beaucoup plus au nouveau public du rock ricain, beaucoup plus adulte issu des grandes universités californiennes. Terminé l’âge d’or pourtant très récent des ados hurlant et défaillant dans leurs concerts comme dans ceux des Beatles et ils se lancent dans l’aventure, naïvement, leur  cerveau embrumé par les multiples expériences en matières de stupéfiants ne leur permettant pas de voir les difficultés, les dangers, la complexité de la tâche… « show must go on » et le pognon doit rentrer coûte que coûte. Ils ont déjà fait preuve de leur insensibilité en jouant à Hyde Park à Londres, deux jours seulement après la noyade dans sa piscine de Brian Jones, membre du groupe qu’ils venaient juste de virer à cause de sa dépendance aux drogues… Humour. Ce jour-là, ils avaient déjà bien montré leur morgue, leur mépris, Jagger déguisé en espèce d’ange avec une tunique prévue à l’origine pour Sammy Davis Jr. et lisant un poème de Shelley pour rendre un hommage obligatoire mais sentant l’attitude pute d’un tiroir-caisse.

Par ailleurs, lors de ce concert londonien, les Stones avaient déjà eu un service d’ordre composé de Hells Angels mais d’opérette, non affiliés à la terrible organisation manœuvrant dans bien de magouilles pourries et dangereuses aux States et donc, sans se poser de questions, avaient conclu que ces gens-là assuraient bien la sécurité. La lucidité des membres du groupe et de l’entourage qui bossait pour eux était très épisodique à cause de la grande défonce qu’était leur vie et comme leurs proches étaient dans le même état (Marianne Faithfull, compagne de Jagger, passant son temps à tenter de se suicider à chaque fois qu’elle n’était pas perchée), personne n’a vu venir la catastrophe.

Pourtant, les conditions où 300 à 500 000 personnes étaient confinées dans un espace non aménagé pour un tel événement, l’absence de scène, le public touchant les musiciens, les heurts et violences qui ont émaillé les premiers concerts dans le public mais aussi sur scène et dans les coulisses, l’état du public sous alcool et stupéfiants et énervé par l’attente de plus de trois heures entre la sortie de Crosby, Stills and Nash et l’entrée sur scène des Rolling Stones, l’état stupéfiant aussi des Hells Angels patatant à qui mieux mieux un public qu’il était chargé de protéger, d’encadrer… tout ceci aurait dû mettre les esprits en éveil. Mais non, les Stones ont attaqué, comme des gros bourrins, par un dantesque « Sympathy for the devil » offert à un public des premiers rangs qui n’avait pas besoin d’être échauffé un peu plus. Pas de problème, même si le groupe n’était pas fier devant cette marée humaine si proche… « It’s only rock n’roll » comme ils le chanteront plus tard, on fait le buzz et on va vendre des tonnes de «Let it bleed », la dernière galette à dollars.

Les Rolling Stones ne peuvent être tenus comme coupables de la mort de Mérédith Hunter, jeune étudiant noir de 18 ans poignardé mortellement pendant le morceau « Under my thumb » sous les yeux de sa petite amie mais leur comportement inconscient, leurs multiples addictions, leur volonté de maintenir leur mythe de mauvais garçons opposés aux gentils Beatles aussi défoncés qu’eux à l’époque mais moins explosifs, ainsi que, déjà, leur soif de pognon n’ont pas aidé à ce que ce concert devienne historique autrement que comme un triste plantage, une terrible catastrophe, hélas certainement évitable, un vilain fait divers ce que raconte divinement un Joel Selvin qui rend hommage aux Rolling Stones en tant que musiciens hors pair mais montre sans concession leur inconscience… pour rester poli.

Passionnant et affligeant

Wollanup .