Dhi’b al-‘â’ila

Traduction: Stéphanie Dujols

Dans un immeuble délabré d’un quartier populaire de Tripoli, plusieurs histoires s’entrecroisent : celle de Hassan, d’abord, adolescent fantasque, insomniaque et mutique, loup solitaire maltraité par ses congénères et qui prétend entrer en communication avec les morts ; puis celles de son père Ziad, tombé follement amoureux dans sa jeunesse d’une prostituée transgenre ; de sa mère Saadiyé, le seul être qu’il aime au monde ; de sa grand-mère surtout, Chamsé, issue d’une tribu bédouine, dont le cadavre mutilé sera découvert dans le fleuve qui traverse la ville. D’autres personnages insolites, mais aussi des esprits et des monstres, surgissent dans ce sombre tableau qui oscille constamment entre passé et présent, rêve et réalité.

Il ne me fallait pas plus qu’un « n’est pas sans rappeler les dirty novels d’un Charles Bukowski » apposé par l’éditeur sur le livre, en l’occurrence Actes Sud, et de savoir qui plus est que l’on a affaire à un écrivain libanais, pour attiser ma curiosité et me donner envie de lire ce roman, Le Loup de la famille, du très prometteur Souhaib Ayoub.

« J’étais un cœur meurtri, qui détestait mes frères, mon père, ma grand-mère, la famille de ma mère et l’univers tout entier. J’étais ce fauve dans la blanche forêt. Un fauve errant derrière les brumes et les secrets des autres. J’étais le cœur de ma mère, qui dormait dedans, sur son canapé, au milieu des débris de nous tous, sur ce tissu défraîchi aux motifs de fleurs de jardin. »

Si vous voulez du noir, autant vous dire que vous ne ne serez pas déçu. Souhaib Ayoub nous embarque dans les quartiers pauvres de Tripoli et ses bas-fonds peuplés de marginaux en tous genres. Il y tisse un récit politique et social fragmenté où les histoires de personnages principaux et secondaires s’entrecroisent sur une temporalité allant de 1965 à 2013. Toutes ces scènes de vie, ces histoires, sont des strates qui nous donnent une perception de la ville du point de vue des oubliés. En abordant différents thèmes tels que la misère, la violence, l’amour, la mort, la sexualité, la guerre ou la perte, Souhaib Ayoub dépeint des réalités tragiques où les vies finissent souvent brutalement. Les femmes y sont particulièrement mises en avant, des femmes qui disparaissent quand elles ne sont pas assassinées. Une enquête, menée par un enquêteur à l’image des marginaux qui l’entoure, traverse d’ailleurs ces pages qui prennent alors des allures de polar qui n’en est pas un, ou qui ne peut véritablement en être un dans un système si chaotique où la justice peine à exister.

« Il n’y avait qu’elle dans cette ruelle où lui parvenait la rumeur des combattants qui se glissaient dans les rues drapées de noir. Quittant leurs lignes de front, ils s’enfonçaient dans ces petits quartiers repliés sur eux-mêmes comme des grottes, oubliés depuis le temps des mamelouks, qui les avaient conçus selon un plan militaire. Les collègues de Dolce Vita n’étaient pas venues travailler. Certaines avaient été tuées par balle – on avait aligné leurs corps dans les oliveraies de la colline Abou Samra. D’autres avaient été égorgées au couteau et jetées dans la vallée de Qadicha. Chez Salwa, on n’ouvrait plus la porte qu’aux clients de confiance depuis ce jour où des miliciens inconnus y avaient fait irruption. Ils avaient menacé les filles et enlevé les Alaouites – on ignorait ce qu’elles étaient devenues. »

Sous la plume brute empreinte de réalisme sale et poétique de Souhaib Ayoub, on sent et on goûte cette ville délabrée et hantée par des personnages sur la brèche. Il a l’art et la manière pour mettre en lumière cette ville souterraine où règne quelque chose de sombre mais tristement humain. On est instantanément gagné par cette atmosphère étouffante et bouillonnante dans laquelle s’instille la peur. Sa connaissance du terrain s’allie à merveille avec son travail d’écriture pour un résultat indéniablement singulier.

« En grandissant, je compris que nous héritons de la peur de nos parents, comme nous héritons de leur couleur de peau, de leurs yeux, de leurs traits de caractère, et aussi de leur haine. Pinçant le fil de cette haine entre nos doigts, nous l’étirons de génération en génération, jusqu’à ce qu’il finisse par s’enrouler autour de notre cou. Alors nous mourrons. La mort devient cet autre fil qui nous relie les uns aux autres dans notre nouveau voyage. »

Quelle fascinante plongée dans Tripoli qu’est Le Loup de la famille ! Un roman court et sinueux, particulièrement dense, qui imprime dans votre cerveau des images parfois dures mais puissantes. Souhaib Ayoub signe ce qui sera certainement l’une des lectures les plus frappantes de 2025.

Brother Jo.