Deep River
Traduction : Suzy Borello
Mis en lumière en cette rentrée 2022 (notamment avec l’invitation de l’auteur au Festival America de Vincennes ces jours-ci), le copieux roman Faire bientôt éclater la terre devrait confirmer le travail de Karl Marlantes. Je dis « devrait » car pour moi, il s’agit avant tout d’une première rencontre. Cela fait pourtant une dizaine d’années que le natif de l’Oregon, ancien lieutenant des Marines, militaire au parcours brillant, a publié en France un roman, Retour à Matterhorn (2012), et un récit, Partir à la guerre (2013), chez le même éditeur. Aux racines de Faire bientôt éclater la terre, l’ascendance finlandaise de l’auteur et un attachement fort à l’histoire et aux paysages de l’Oregon, sur la côte nord-ouest des Etats-Unis.
Fuyant l’oppression russe du début du XXe siècle, trois jeunes Finlandais, Ilmari, Matti et leur soeur Aino, émigrent aux États-Unis, dans une colonie de bûcherons près de la Columbia River.
Abattre les arbres de la région se révèle une activité lucrative pour les patrons, d’autant qu’aucune loi ne protège les ouvriers. L’impétueuse Aino décide donc d’organiser un embryon de syndicat et lance une série de grèves violemment réprimées, tandis que ses frères tentent de bâtir leur nouvelle existence.
Au fil des ans, entre amours parfois tragiques, épreuves et rêves brisés, la fratrie va poursuivre sa quête d’une vie meilleure.
Saisissante de vérité, cette saga familiale raconte aussi bien les beautés de la forêt primaire et les ravages causés par son exploitation que les combats d’une génération entière en proie aux remous d’une Amérique qui se construit à toute vitesse.
On ne s’empare pas d’un roman de 800 pages denses sans une certaine appréhension. Personne n’a envie de se retrouver enseveli sous un tas de bûches, n’est-ce pas ? Il suffit de peu de temps pour entrer dans la fratrie Koski, comprendre leurs espoirs et leurs colères et se sentir emporté par l’Histoire, de la Finlande sous domination tsariste au tournant du XXe siècle jusqu’en Amérique. Car le roman de Karl Marantes qui balaie plusieurs décennies est un grand roman sur l’immigration, un grand roman social, un grand roman historique. Karl Marlantes irrigue son microcosme oreganien en le rattachant aux grands bouleversements de l’époque (migration, mouvements sociaux, Première guerre mondiale, Prohibition…) Il s’intéresse à une composante particulière de l’ensemble des populations qui pris la direction des Etats-Unis pour s’y construire une nouvelle vie, les Finlandais et Suédois, pas si incompréhensiblement que cela entraînés vers des régions forestières en pleine frénésie d’exploitation. Les nouveaux venus sur la terre d’Amérique, sans la maîtrise de l’anglais, comptent sur la présence et les réseaux de leurs compatriotes pour mettre un pied à l’étrier. Et sur le boulot. Du boulot, il y en a à cette époque dans les forêts primaires de la côte Pacifique, dans des conditions dantesques, pour le compte d’entrepreneurs avides ou brutaux. Si certains voient des opportunités d’ascension dans un contexte considéré avec une certaine fatalité (il y aura toujours des gros et des petits poissons. Au moins l’Amérique permet le rêve de réussite individuelle), d’autres s’indignent de l’injustice d’un tel système. Aino, la sœur, déjà politisée avant son exil, se jette à corps perdu dans la défense des travailleurs du bois, au travers des actions du syndicat des IWW (International Workers of the World) ou Wobblies comme on les appelait. Karl Marlantes nous plonge dans le quotidien de ses cadres et militants, voués à la lutte mais en butte à une répression souvent féroce. C’est un des aspects d’un roman très tourné vers la condition prolétarienne des immigrants (bûcherons, employés de conserverie), vers le monde du travail et des activités économiques tout court. Karl Marlantes a travaillé sa documentation et il est porté par une obsession réaliste presque maniaque. Alors un chantier d’exploitation forestière, un village de pêcheurs, une ville en plein boom par exemple deviennent une fresque de gestes, de bruits, d’odeurs caractéristiques (sueur, feu de bois, graisse mécanique, relents de cuisine et de lessive, sang et merde) sous sa plume.
Le paysage et la géographie (légèrement grimée pour les besoins de la fiction) bénéficient également de ce souci pointilleux. Forêts et montagnes, rivières et fleuves (avec le Columbia et son estuaire en pivot), brouillards et pluies s’incarnent de manière vive, toile de fond solide des agitations humaines. Solide mais pas indestructible. Karl Marlantes ne reste pas neutre à ce sujet. Il y a quelque chose de tragique à constater que les humains défoncent une nature préservée depuis des centaines d’années et si la taille des troncs les impressionne, ils n’en rasent pas moins un environnement unique pour le soumettre à leurs besoins. Le mystique Ilmari est presque le seul à ressentir ce sacrilège dont il tire parti pourtant. Il garde jusque dans la mort un lien avec la vieille Amérindienne qui vit dans son voisinage, conscience écologique et métaphysique d’un monde bouleversé.
Comme toute épopée qui se respecte, Faire bientôt éclater la terre regorge de personnages et Karl Marlantes est capable de délicatement les nuancer, s’écartant ainsi d’un manichéisme facile. Montrés dans leur quotidien, de façon prosaïque, ces êtres luttent et perdent, tombent et se relèvent, s’adaptent à des règles qu’on leur impose ou tentent de s’en affranchir . Ils essaient au final de préserver leur identité et leur culture et de tirer leur épingle du jeu selon leurs convictions, tout en étant ballottés par les bouillons du melting pot américain. Ils ne peuvent qu’évoluer aux frontières mouvantes du bien et du mal, tantôt au-dedans, tantôt au-dehors, et c’est ce qui les rend terriblement vivants et attachants.
Incontestablement, un roman fait du bois qui soutient et sublime les grandes œuvres.
Paotrsaout
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