Chroniques noires et partisanes

Étiquette : éditions du rocher

LE SANG NOIR DE LA TERRE de Linda Hogan / Nuage rouge, éditions du Rocher

Mean Spirit

Traduction : Danièle Laruelle

Ce roman de 1990 traduit en français en 2003 dans la même collection qui a beaucoup œuvré pour la reconnaissance de l’histoire, de la culture et des lettres amérindiennes était épuisé. Sa réédition prend du sens quand on sait une certaine actualité cinématographique, à savoir la sortie du prochain film de Martin Scorsese, Killers of the Flower Moon, lui directement inspiré par le récit éponyme de David Grann (en français La note américaine, 2018) que j’avais listé mon best of de la même année. Considérée comme une des grandes voix amérindiennes d’aujourd’hui, Linda Hogan, née en 1947, est Chickasaw. Romancière, essayiste et poète, elle a reçu l’American Book Award et enseigne à l’université du Colorado.

Oklahoma, Territoire Indien, années 1920. Le pétrole découvert sur des terres appartenant aux Osages fait la fortune des propriétaires indiens. Tous les moyens sont bons aux tenants blancs du pouvoir pour les déposséder et, autour des Graycloud, morts et emprisonnements suspects se multiplient. Abusivement privés de leurs revenus puis de leurs terres, ils se voient réduits à la misère. Red Hawk, l’agent sioux du FBI chargé de l’enquête tardive sur les meurtres d’Indiens, prendra fait et cause pour les siens et suivra les Graycloud dans leur exil, renonçant à un idéal illusoire de coopération avec les Blancs. Fondé sur des faits avérés, le roman de Linda Hogan expose le conflit de deux mondes qui ne peuvent se comprendre. (…)

Le premier roman de Linda Hogan s’inspire là aussi de cet épisode historique connu sous le nom des Osage Murders, une série d’assassinats (non résolus pour la plupart) de membres de la nation Osage dans les années 1910 à 1930, crimes perpétrés pour dépouiller ces individus de leurs propriétés et droits fonciers. Le Territoire Indien (devenu en 1907 l’Etat de l’Oklahoma) créé à l’origine pour recueillir divers peuples amérindiens chassés d’autres parties du pays recelait dans son sol des réserves de pétrole qui bien vite éveillèrent l’appétit d’industriels et spéculateurs blancs.

Sous l’aspect d’une chronique familiale et communautaire, dense, d’une tristesse persistente, Linda Hogan compose un tableau de la décomposition spirituelle et de la marginalisation d’un peuple indigène. Les personnages et points de vue sont nombreux : les trois générations de la famille Graycloud, Michael Horse le voyant, Stace Red Hawk l’agent du FBI lakota, persuadé de pouvoir changer les choses de l’intérieur, autour desquels gravite une société d’individus écartelés entre les traditions et le modernisme. C’est une enquête en quelque sorte, où nombreux sont les enquêteurs, en recherche d’une part de vérité. Malgré tout, assassinats et spoliations scandaleuses s’enchaînent, qui donnent au roman des allures de mélodrame sombre, oppressant. Pourtant, en contrepoint, avec grâce et puissance, Linda Hogan ouvre les fenêtres d’une riche spiritualité, vision d’un monde naturel, et d’une humanité qui aurait toute sa place si l’appât du gain et le racisme ne s’acharnaient pas à l’écraser. Hélas, symbolique en cela du devenir des peuples indigènes d’Amérique, la société des Osages de Watona, Oklahoma, marche de défaite en défaite, sous nos yeux.

Une chronique poignante qui vous agrippe. A marier habilement avec les approches documentaires du sujet.

Paotrsaout

JURONG ISLAND de Thierry Berlanda / Editions du Rocher.

Ce livre est une suite de Naija. Je n’ai pas lu ce tome avant d’attaquer Jurong Island, j’ai donc été un peu perdue sur la première partie du roman. Mais cela passe très vite, on est emporté dans l’histoire, et même si il y a de fréquentes références au tome précédent, cela ne gêne en rien la lecture et la compréhension de ce livre. Cela donne juste envie de se plonger dans Naija afin de retrouver les personnages et mieux comprendre leurs interactions.

Justine Barcella, est un membre du commando Titan, qui vit une « retraite paisible » dans un coin perdu de Toscane. Elle est très belle, grande, rousse et a un caractère de « marteau piqueur ». L’ex patron des services secrets, le Général Obernai, la fait sortir de sa tanière pour une mission : déjouer un complot mondial visant à prendre le pouvoir et mettre à genoux tous les Etats.C’est alors une course contre la montre qui s’engage afin d’arrêter le projet fou Atropos mis en œuvre par le groupe Lamar : le hacking de toute l’architecture opérationnelle des pays (transport, énergie…). Pour cela, Justine doit entrer dans le data center qui récupère et exploite toutes les données, basé sur l’île de Jurong Island à Singapour.

Il s’agit d’un véritable roman d’anticipation, où les systèmes informatiques sont capables de s’auto alimenter, et de détruire toute forme de libre arbitre : « les gens ne veulent plus être heureux, ils veulent être tranquilles ».

L’écriture est incisive, percutante, rapide, ce qui donne du corps à l’atmosphère anxiogène et à notre servitude envers les systèmes d’informations.

En contrepoids à ce contexte très impersonnel du Big Data, nous avons des personnages principaux et secondaires riches et fouillés. Certains sont froids, acerbes, bruts, d’autres plus ronds, plus humains en quelque sorte, ce qui permet d’apporter une touche d’humanité à ce roman très sombre et violent.

L’intrigue, bien que complexe, nous emporte dans un avenir inquiétant mais plausible, elle nous permet de nous interroger sur notre rapport aux technologies, qu’est-ce qui doit primer, l’intérêt collectif ou individuel ?

Il y aura sans nul doute une suite à ce roman, dans laquelle je me plongerai avec plaisir. Dans l’immédiat, je vais me ruer sur le premier volume afin de mieux appréhender certains traits de caractères des personnages découverts dans ce roman.

Marie-Laure.

LE NEUVIÈME NAUFRAGÉ de Philip Le Roy / Editions du Rocher.

Neuf trentenaires formant un groupe d’amis sur Facebook décident de partir faire une croisière en méditerranée. Ils ne se sont jamais rencontrés mais partagent des centres d’intérêt comme la voile, les voyages. Malheureusement, les vacances de rêves vont vite se transformer en cauchemar.

Les relations entre les 9 occupants du bateau ne sont pas toujours au beau fixe, l’un des membres du groupe, Dorian, sème la zizanie, alors que c’est le seul vraiment capable de manœuvrer le voilier. Une nuit, le bateau fait naufrage sur une petite île déserte. Un des passagers manque à l’appel, il s’agit évidemment de Dorian.

Interpol envoie sur place Eva Velasquez, brillante criminologue, afin d’interroger les rescapés. Elle doit faire équipe avec la police espagnole déjà sur place. S’ouvre alors une course contre la montre : la tempête menace, il faut évacuer l’île, mais Eva refuse, elle veut rester dans cet environnement afin de garder les passagers sous pression et qu’ils parlent enfin.

Que s’est-il passé sur ce bateau et sur l’île pour qu’ils ne se retrouvent qu’à 8 ? Ont-ils tué Dorian, ou celui-ci s’est-il noyé ? Qui sont les victimes, qui sont les bourreaux ? S’agit-il d’une histoire de vengeance ?

Eva va interroger les 8 personnages tour à tour, le roman alternant les témoignages de ce qu’il s’est passé sur le bateau et sur l’île, et des passages actuels avec les interrogatoires. Avec ses questions, Eva va réussir à établir les traits de caractères de chaque protagoniste, elle essaie ainsi de comprendre ce qui leur est arrivé. Dorian est au centre de toutes les questions et de toutes les récriminations des 8 amis survivants. Nous nous retrouvons dans un huis-clos où l’histoire se déroule sur les pages à la faveur des déclarations des rescapés.

Comme nous le décrit l’auteur au cours du roman, l’histoire est construite sous forme de Mindfuck : il s’agit d’induire en erreur : « qualifie une œuvre dont la narration complexe et ponctuée de coups de théâtre, mène à un dénouement improbable voire contradictoire avec l’histoire. Pourtant il se révèlera parfaitement logique à la lueur des indices qu’on n’a pas su voir ».

L’écriture est sans fioriture, décrivant les scènes d’interrogatoires et le déroulement des faits. Il en ressort une impression de sécheresse dans le ton et dans la narration. On lit l’histoire, on émet des hypothèses et on a envie de savoir ce qu’il s’est réellement passé mais on se s’attache pas aux personnages, ni même à Eva. Les indices distillés au fil du roman nous permettent, non pas de deviner l’intégralité de la conclusion, mais au moins de nous en approcher.

Il s’agit là d’un roman plaisant, mais qui ne reste pas longtemps dans nos têtes après l’avoir fermé. Une construction à la Usual Suspects mais qui manque un peu de caractère pour en faire une grande histoire.

Marie-Laure.

MORPHINE MONOJET de Thierry Marignac/Editions du Rocher

Légende urbaine!

Déguster, je m’attendais à déguster en attaquant le roman de Thierry Marignac et je ne fus pas déçu. Dès la première phrase, l’écrivain français envoie l’encre ; « Trois mousquetaires en imper, cinq heures d’hiver, dans le jour de ces années-là, qui tombait comme un suaire. »

Toute l’histoire du livre, une jeunesse d’hiver, la mort qui rôde, mais toujours les impers, la fleur à la boutonnière.

Trois mousquetaires donc, trois petits bourgeois, fils (« perdus ») de « bonne » famille, mais aussi d’une génération dont les proches parents ont connu guerre, exode ou massacre, nous sommes en 1979, dix ans après les petits minets du Drugstore et une décennie avant la chute du mur de Berlin, les tubes de Madonna et la rage de Noir Désir. Eux c’est l’époque de « Crache ton venin » et de « London calling », même si ces jeunes-là écoutent les Stooges d’Iggy Pop, et se représentent la fin de Sid Vicious de manière philosophique, reflets de leur « obsession punk » adolescente.

On est dans le ventre de Paris, des bouges de Belleville, aux rues de la Bastille, on va à « Répu », on traine devant le Palace qui vient d’ouvrir, la boite proche du Faubourg Montmartre, chez Chartier juste en face, et au salon de thé du dernier étage des Galeries Lafayette où les grand-mères de nos trois garnements devaient les emmener goûter le mercredi. Ils ont maintenant dans les vingt ans et vivent la nuit, croisent des Tunisiens, des noirs, des blancs-becs et des braqueurs à la matraque, pas de ségrégation raciale ni même sociale, une langue commune, un objectif ; la dope.

le palace 2

Le brown sugar a supplanté la Blanche depuis quelques années, il déferle à bas-prix sur l’Europe, ce sont les années « Christiane F » (1976), la mort par overdose de Janis Joplin (1980) ou du batteur des Taxi-girl (1981). Qui traînaient sa jeunesse la nuit dans l’eau marron (teintée d’une pointe de citron) de ces années-là, ne découvraient pas le jazz ou les rythmes yéyé, mais la chaude extase et le transport d’un shoot dans le sang. Malheureusement, que l’on soit black, banlieusard, ou de Neuilly, l’héroïne, on y tombe accro, mais pour autant, il ne s’agit pas d’un roman sur la déchéance, les remords, la honte, ni même sur la joie de la défonce.

C’est un roman sur la recherche d’un combat, à en crever.

Marignac parle d’une jeunesse en ces années, trois origines différentes, arménienne, française, juive, trois caractères, mais trois mals de vivre générationnels dont j’ai parlé plus haut, traduits à une sorte de dandysme décadent, de romantisme bourgeois, et même d’un spleen que Baudelaire n’aurait pas renié. Nos parents sont riches, mais les ponts sont coupés, il n’y a pas d’études à suivre, de travail à trouver, juste des pavés à fouler. Dans la nuit. Des choses à voir, à vivre, au coin de la rue, pourtant. On se drogue, on se shoote, on veut l’extase et la chaleur de l’insouciance mais aussi l’aventure, le risque et « l’omniprésence du danger », non seulement à travers les rencontres nocturnes, les échanges lors desquels il faut ferrailler, tels des mousquetaires et chacun à leur caractère, mais aussi lors de la prise de drogue où l’on frôle l’exploit de vivre à chaque injection.

Il y a ce rapport à la mort, que tout toxico connaît (que cela soit d’alcool, de clopes ou de médocs), ce besoin intrinsèque de se détruire, une sorte de punition de vivre, de suicide latent, alors que tant d’autres sont morts, en combattant, en fuyant, en essayant de sauver leur proches. Tant d’autres qui avaient un but, même désespéré.

Personnages nihilistes à leur niveau – on retrouve le nom de Loutrel (déjà cité dans une nouvelle du même auteur), le fameux Pierrot le fou qui, plein de haine, traversa la guerre et les balles, avant de s’en planter une, comme un grand, dans l’aine.

On va suivre Al qui a piqué (non pas du nez, mais) chez une frangine des beaux quartiers une seringue emplie de morphine datant de la guerre. Dès lors, notre héros n’aura qu’une envie, s’envoyer la totale ! Sachant la poudre de cette seringue peut-être empoisonnée par le temps, ou bien, d’une pureté cadavérique.

Le shoot ultime !

La vague de Point break  (le film)!

«  Le coup de pied de mule d’une dose de légionnaire ».

La vie est un jeu, que l’on gagne ou que l‘on perde n’a guère d’importance, l’intérêt, est d’être de la partie.

Alors, il ne faudrait pas croire par ces mots que le récit est sinistre et sombre, bien on contraire, il s’agit d’un roman d’aventure, souvent d’un humour fin, avec des sentiments, de l’amour et de l’honneur, car contrairement à l’idée reçue, tous les drogués n’auraient pas tué père et mère pour un fix certains s’accrochaient à leur honneur comme un pied de nez à ce putain de manque, tant que faire se peut, il faut l’avouer, mais la volonté y était, et une belle amitié entre nos trois dandies en ressort. Car, alors qu’il n’y avait pas moyen de juger l’autre sur ses actes, la fourberie faisant partie du jeu, il fallait l’aimer pour ce qu’il était, son esprit (son humour fin, pour simplifier), et les limites qu’il s’était imposé, même si on les savait percées (tous comme ses veines) de longue date.

Les amis de Al, chacun avec leurs soucis et leurs besoins, vont quand même s’unir pour le retrouver et le sauver, ou le punir, cela dépendra du point de vue.

Thierry Marignac nous offre une belle leçon d’histoire, une saga de rue parisienne peuplée de rockers lourdauds, d’Antillais en manque, de beauté métis et de gentilshommes – ou face au flegme et à la brutalité britannique, s’impose la flemme et le cynisme français – mais aussi une réflexion sur ces sentiments qui brûlent nos jeunes années, propre à chacun, mais il y a trois, sinon plus, de personnages dans cette histoire et donc autant de ces sentiments.

Le tout avec une beauté dans le style (on reconnaît parfois l’école russe – le rire poitrinaire -), un rythme mené, un don du conte extraordinaire (la scène, et celles qui suivent, ou Al rencontre Phil est splendide), d’ailleurs, ce roman est parsemé de plusieurs de ces moments de bravoure (un mot qui plairait à Al).

Pour conclure, au delà du rythme et du suspens du récit, de l’empathie à la tendresse philosophique qui nous lie à ses personnages, Thierry Marignac manie la plume comme un fleuret, avec virtuosité, classe et raffinement, et même, souvent, avec panache. C’est un plaisir de le lire, de le suivre, tous comme nous suivons ces trois mousquetaires, qui eux, affrontent la vie à la pointe de leur aiguille.

Le roman peut paraître court, mais, tout comme Dumas pour ses mousquetaires, ces personnages, ou ces années parisiennes (vécues par l’auteur) pourraient revenir en d’autres tomes.

N’est-ce pas ?

JOB

© 2025 Nyctalopes

Theme by Anders NorenUp ↑