Née à Gand, Caroline De Mulder est l’auteur de 4 romans. Ego tango (Prix rossel 2010) et Nous les bêtes traquées (2012) ont paru aux éditions Champ Vallon puis en Babel; Bye bye Elvis (2014) et Calcaire (2017) aux éditions Actes Sud. Elle est aussi enseignante de lettres modernes à l’université de Namur. On lui doit aussi un essai “Libido sciendi: le savant, le désir, la femme” (2012), aux éditions du Seuil.
Très impressionné par le style de Caroline De Mulder, une envie d’approfondir un peu son propos m’a semblé utile. La gentillesse et la disponibilité de Caroline De Mulder ont fait le reste. On la retrouvera aussi fin janvier, début février pour nous parler de son Amérique.
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1 – « Bye bye Elvis » est votre troisième roman paru chez Actes Sud en 2014. Il précède de trois ans « Calcaire », belle réussite de l’année passée. Si les informations glanées sur le web sont exactes, Belge de naissance, vous avez été élevée en hollandais et vous avez appris à lire en français aussi pourquoi avez-vous fait le choix d’écrire en français ?
Élevée en flamand – le hollandais est un dialecte comme chacun sait (sourire). J’ai commencé à écrire en français, parce que je lisais en français, ayant appris à lire dans cette langue.
2- De par votre bilinguisme et ce que cela peut certainement avoir comme écho dans votre pays, vous devez être considérée comme un exemple à suivre en Belgique, non? D’ailleurs, qu’est ce que cela veut dire d’être belge? L’histoire de la Belgique se situant très souvent dans les pages des manuels d’Histoire de ses voisins, qu’est ce qui réunit tous les Belges?
Le bilinguisme est une richesse, un atout qui permet de vivre une double vie, et, dans un pays bilingue comme la Belgique, je regrette qu’il ne soit pas plus répandu. Quant à l’identité belge, question complexe, elle est nécessairement plurielle. Comme vous le dites, beaucoup de voisins sont venus apporter leur influence (de manière plus ou moins brutale – non je ne vise pas les Français). Par ailleurs, c’est un pays double, avec deux langues, deux cultures, deux littératures. Ce qui fait sa beauté et son intérêt.
3-« Bye bye Elvis » parle de la déchéance d’Elvis Presley, on comprend très vite que vous vouliez montrer l’envers du décor, déboulonner un mythe américain mais pourquoi le choix s’est-il porté sur Elvis?
Pas pour sa musique, encore moins pour ses films. Parce que la figure d’Elvis me touche. L’ascension fulgurante d’un white trash trop fragile, d’un grand enfant qui ne parviendra jamais à grandir, très vite broyé par l’énorme machine que met en branle la gloire. Broyé, et défiguré, aussi, lui qui avait été d’une beauté solaire. (J’ajoute qu’il aurait été difficile de s’attaquer à Marylin, après Blonde de Joyce Carol Oates.)
4- Du « white trash », qu’entendez-vous par là ?
« Mulberry Alley, on avait eu une baraque insalubre près des rails et de la décharge publique, limitrophe de Shake Rags, le quartier noir le plus pauvre de Tupelo, un quartier surpeuplé qui dégueulait de partout. Du blues et du gospel montaient des porches. On avait habité aussi North Green Street, voisinage déjà plus respectable, à condition d’être Noir. Le R’n B, le jump blues, le swing passaient les murs de cabanes qu’on aurait pu crever d’un coup de poing. Les Presley étaient des Blancs cassés, déclassés, des Blancs blancs. Certains jours, ils se nourrissaient de maïs et d’eau. Au rythme où ils déménageaient, le tour de Tupelo avait rapidement été bouclé. Les débiteurs se multipliaient, il devenait difficile de sortir de chez soi ou même de se cacher. Elvis avait treize ans et son père des dettes à faire un trou dans la lune: il était temps de gagner le taillis. Aussi les Presley avaient-ils serré leurs guenilles dans quelques caisses ligotées sur le toit de la vieille Plymouth. Une fois de plus, ils fuyaient la misère » (Bye bye Elvis)
Je pourrais citer aussi le passage où je décris Graceland, qui se trouve bientôt envahie par la famille d’Elvis, principalement constituée de bras cassés, d’alcooliques et autres cas sociaux.
5- La récente actualité frappant à la porte, en aparté, que vous a inspiré le barnum médiatique, économique, politique et même étatique autour du décès de Johnny Hallyday, le French Elvis comme l’ont nommé beaucoup de médias étrangers? Pensez-vous que leur rayonnement est comparable?
Absolument pas comparable, Johnny était un phénomène franco-français, qui n’a pas passé les frontières. Par ailleurs a-t-on entendu une seule voix émettre l’idée que Johnny n’était pas mort? Or voyez sur Google, Elvis is not dead. Elvis court toujours.
6- Est-ce que c’est le rêve américain de petits blancs qui a détruit Elvis ? Pouvait-il en être autrement, la star ne doit-elle pas mourir pour entrer dans la légende ?
Ce qui a détruit Elvis, c’est la gloire, c’est l’image qu’il est devenue et à laquelle il a fini par se réduire. D’une certaine manière, d’une certaine manière, son image a fini par occulter entièrement son âme – fragile. La star Elvis a vampirisé l’homme (ou plutôt, le petit garçon qu’il est resté au fond). En somme, l’image, artificielle par essence, a fini par occulter entièrement l’être et par le dévorer. D’ailleurs, dans son processus d’auto-destruction, c’est elle qu’il a tout d’abord attaquée – son apparence. Les vidéos des derniers concerts sont poignantes. Pas seulement à cause de la grande souffrance qui s’en dégage; on voit aussi cet homme qui avait été d’une si grande beauté, présenter, à l’âge d’à peine plus de quarante ans, une apparence quasi monstrueuse. Il a détruit ce qui le détruisait et il en est mort.
7- Si on rapproche la vie d’ Elvis de celle d’un autre mythe américain Sinatra, on s’aperçoit que le comportement vis à vis des femmes était quasiment identique, des filles kleenex que l’on jette après usage, est-ce un modèle d’homme vanté par l’ Amérique des années 60? Est-ce que les « légendes » du XXIème siècle ressembleront à ce modèle?
Aussi longtemps qu’il y aura des groupies et des filles kleenex pour s’aligner devant des chambres d’hôtel, on peut craindre que le comportement que vous décrivez persistera. Dans le cas d’Elvis, paradoxalement très complexé, la multiplication des conquêtes relevait moins du machisme que d’un narcissisme fragile et d’une immaturité très grande qui ne lui ont au fond jamais permis d’accéder à l’autre, dans la complexité et la difficulté que cela implique ; dans toutes ces filles, il cherchait une femme-miroir et surtout, désespérément, sa propre mère, morte quand il avait une vingtaine d’années.
8- Votre personnage John White dont les lecteurs découvriront la personnalité n’aime pas du tout Michaël Jackson, mythe américain du XXIème siècle, le mythe de l’Américain moderne est-il en train d’évoluer vers un modèle moins empreint de machisme?
La fille d’Elvis ayant épousé Michael Jackson, que pouvait-on attendre de John White? C’est un clin d’œil, bien sûr. Au fond, Michael Jackson, tout comme Elvis Presley, a été broyé par la gloire (et abimé par les drogues légales ou non, médicales parfois, mais finalement létales). Deux personnalités fragiles, que je ne considérerais machistes ni l’une ni l’autre. John White (Elvis vieux?) le considère avec colère parce qu’il se reconnaît en lui.
9- En 2011, vous avez fait partie des cent personnalités féminines invitées au Sénat pour y célébrer les cent ans de la Journée de la Femme et vous êtes par ailleurs une personnalité publique, que pensez-vous justement des actions telles que « Times up » à Hollywood ou l’appel des femmes françaises « liberté d’importuner » ? De quel côté pencheriez-vous le plus ?
Tout d’abord, j’aime la compagnie des hommes, qui sont loin d’être tous des porcs. L’épisode de délation publique et hystérique auquel a donné lieu l’affaire Weinstein, me met mal à l’aise, ainsi que l’auto-flagellation tout aussi publique d’hommes qui justement n’avaient rien à se reprocher, eux. Je connais très bien les nombreux inconvénients liés à mon sexe pour en avoir souffert et je peux donc comprendre l’esprit revanchard qui règne dans les rangs néo-féministes (le vocabulaire guerrier me paraît de mise), mais substituer une violence à une autre ne me paraît au fond pas constructif. Et puisqu’il est question de « libérer la parole », je suis tout de même étonnée de l’agressivité que provoquent les voix dissidentes, quelquefois plus élégantes.
En somme, hors cadre professionnel (dans ce cadre-là, le mélange des registres est humiliant), je serais donc plutôt pour la liberté d’importuner, si elle s’arrête où commence la liberté de gifler, et plus si affinités.
10 -J’imagine que vous avez dû crouler sous la documentation concernant Presley, comment se sont effectués les choix narratifs, qu’avez-vous choisi de privilégier dans la vie du chanteur?
Oui, j’ai lu énormément, j’ai même visionné un nombre important de navets. Je recommande aux amateurs l’excellente et volumineuse bio de Peter Gulnarick. La difficulté de la fiction biographique (dans Bye bye Elvis l’un des deux fils narratifs) est qu’il faut éviter de proposer une énumération d’anecdotes. Dans le matériau très riche, j’ai choisi ce qui m’a paru le plus signifiant, le plus à même d’exprimer l’intériorité, l’âme d’Elvis. Parce que, certes, il y a eu énormément de livres sur Elvis; toute personne l’ayant côtoyé, fut-ce brièvement, s’est fendu d’un livre (infirmière, femmes, famille, ex-femme, ex-musiciens …). Mais ces livres ramènent presque toujours Elvis à l’auteur du livre, et à la relation qu’ils ont pu avoir. J’ai été frappée dans mes lectures par le fait qu’au fond, personne n’a réellement essayé de comprendre cet homme, de voir les choses depuis sa perspective et sa personnalité. C’est un travail, je pense, que seule la fiction peut faire – même si tous les faits se rapportant à la vie d’Elvis sont rigoureusement exacts.
Même pour le deuxième fil rouge de mon roman, fiction pure, ce travail de recherche m’a été indispensable. En effet, si John White est la possibilité d’un Elvis qui aurait réussi à fuir ses fans cannibales, la possibilité d’un Elvis vieux, alors pour l’imaginer il fallait nécessairement le connaître enfant, adolescent, adulte, et sous toutes ses facettes.
11- « Bye bye Elvis » est sombre, « Calcaire », dans un autre genre l’est encore plus, allez-vous continuer à écrire dans cette veine noire ?
Ça dépend de ce que vous entendez par « noire ». En tout cas, je ne compte pas me mettre au feel good book.
12- Quel morceau d’Elvis retiendrez-vous?
« Are you lonesome tonight? » pendant le concert de 1977 à Rapid city, où on voit un Elvis devenu difforme transpirer la souffrance et la solitude et bégayer son texte au milieu de l’arène. Poignant.
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Entretien réalisé par mail entre le 6 et le 17 janvier.
Wollanup.
PS: Merci à Caroline pour ce grand moment.
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