Nous avions déjà rencontré Antoine Chainas pour Empire des chimères et il avait répondu clairement à de nombreuses questions sur son écriture, son inspiration, sa façon de travailler. Ces réponses, pour un roman qui semble une suite logique d’Empire , paraissent toujours valides et cet entretien permettra de juste un peu mieux connaître Antoine Chainas, notre guide dans l’infernal « Bois-aux-Renards ».

1- Tout d’abord Antoine, où avez-vous situé ce coin des Appalaches de “Bois-aux-Renards” ? Y a t-il un lieu précis qui vous a inspiré et que je m’efforcerai d’éviter ?

Bois-aux-Renards est lointainement inspiré d’une région que je connais bien, dans les écarts de la vallée de la Roya. Vous en avez peut-être entendu parler puisqu’elle a été en partie dévastée par une tempête meurtrière en 2020. Si vous vous enfoncez dans les montagnes, vous découvrez beaucoup de hameaux, de villages abandonnés. Mais ce n’est pas une région qu’il faut éviter, au contraire, il faut s’y rendre. C’est un endroit où la nature se déploie dans ce qu’elle a de plus simple, de plus beau et de plus mystérieux. J’ai par ailleurs connu, dans ma jeunesse, une communauté itinérante, presque clandestine, qui se déplaçait de hameau en hameau, et profitait des infrastructures en place. Cette rencontre a servi de base très générale à la communauté de chasseurs fictive du roman.

2- Empire des chimères était situé en 1983 et on y voyait l’émergence d’une nouvelle société française s’ouvrant à la vague d’un monde de loisirs industriels et stéréotypés. Celui-ci est situé en 1986 mais comme il s’agit surtout d’un huis clos sylvestre, on y voit beaucoup moins la société en marche. Pourquoi 1986 ?

1986, c’est le début des codes barres et du traitement automatisé du passage en caisse. C’est également l’essor des hypermarchés, symboles de la consommation de masse et de la surabondance ; une sorte d’ubris qui ne dirait pas son nom. Les tueurs occupent des postes subalternes dans une de ces “usines à vendre”. La violence qu’ils vivent (violence morale au sens où l’homo economicus est poussé précisément à faire des choses contre son gré, à adopter un comportement en désaccord avec sa nature profonde), ils la retournent non plus contre eux-mêmes, mais contre autrui, ce qui est au fond la même chose. Bois-aux-Renards sera pour eux un lieu de révélation… et de chute.

3- Des contes, des légendes, des mythes parcourent le roman, le guident, l’enveloppent, le floutent. D’où sortent toutes ces histoires, certaines semblant des adaptations de contes populaires comme Le petit bonhomme de pain d’épice, tandis que d’autres n’évoquent rien d’emblée. Bien sûr le mystère doit perdurer mais ces symboles forts tels que le puits et la tour…sont-ils des signaux évidents que le lecteur ne voit pas forcément ou sont-ils amenés juste pour troubler encore plus le lecteur ?

Bois-aux-Renards se rapproche du conte, un conte pour adultes, et même un conte composé d’autres contes. Les références et les emprunts vont des présocratiques à Propp, en passant par les lais médiévaux et les religions du Livre. Il ne s’agissait pas d’être exhaustif mais, pour reprendre la terminologie de Jung, de s’appuyer sur « des archétypes renfermant un thème universel structurant ». J’ai souhaité, en privilégiant cette forme toujours identique dans le changement, placer la question du pouvoir des mots au centre de l’histoire. Quelle est l’étoffe du mythe ? Comment le conte dit le vrai ? Que signifie la tradition ? Qu’est-ce que raconter une histoire, la transmettre, susciter l’adhésion ou la réprobation ? Que signifie croire ? Quant aux éléments concrets, ce sont effectivement des signaux, puisqu’ils servent précisément à révéler ce qui est caché à partir de l’existant. Ce sont des repères universels qui accompagnent le lecteur au cœur de l’allégorie. Car Bois-aux-Renards peut se lire comme un roman traditionnel, une œuvre de divertissement, ou comme une allégorie.

4- En 2018, sur le ton de la boutade, vous m’aviez dit qu’ Empire des chimères” était, je cite, “ du rural noir quantique vintage peut-être”. Avez-vous une définition plus précise pour Bois-aux-Renards ou persistez-vous à vouloir nous faire croire que vous ne savez pas trop ce que vous écrivez malgré la grande maîtrise que vous montrez ?

J’y reviens toujours : tout est fiction, tout est identification (aux personnages, aux situations, aux schémas de pensée préexistants). Bois-aux-Renards comporte selon moi de multiples angles d’approche : histoire d’amour, d’action, d’horreur ; critique sociale ; conte philosophique ; parabole morale et spirituelle ; réflexion méta sur le pouvoir du récit ; roman noir teinté de fantastique… ou rien de tout cela. Il ressemble, je crois, à un prisme. Mes efforts ont consisté à en orienter les différentes facettes pour que chacun puisse, s’il le souhaite, s’approprier ou y déposer une partie de ce qu’il est déjà. Est-ce que ça répond à votre question ? Rien n’est moins sûr.

5- Peut-on dire, comme je l’ai écrit peut-être aventureusement, que Bois-aux-Renards est une suite logique, une évolution normale du propos d’ Empire qui introduisait déjà des pages taquinant le fantastique, frôlant l’ésotérique ? Peut-on imaginer que vous quittiez le Noir qui vous va si bien pour conquérir des territoires plus”fantastiques”?

Oui, Bois-aux-Renards peut être lu comme un prolongement d’Empire des Chimères. Mais je n’ai pas l’impression, ni l’intention de quitter les terres du Noir. Simplement, je demeure là où je suis, c’est-à-dire à la place qui est la mienne dans la littérature de genre : celle de la tension, de l’énergie, du vide qui n’est pas le néant. À la fois dans le genre – parce que je l’aime foncièrement – et hors du genre car ma personnalité obéit à d’autre forces, d’autres puissances que je laisse aller à leur destination naturelle. L’être est, le non-être n’est pas, disait Parménide.

6- On sait très bien le monde qu’il peut y avoir entre un projet et sa réalisation, mais quelle est la genèse du roman ? Un lieu ? Un choix d’écriture ? Une histoire ?

Encore une fois, dans mon esprit, il n’y a pas de choix. Tout vient à son pas, selon ce qui est nécessaire. Je laisse faire, je reste disponible à tout, et j’obéis de bon gré. Au bout d’un moment, il y a un livre. Finalement je suis assez satisfait de Bois-aux-Renards parce qu’il me semble proche de l’intention initiale : rester très libre dans le processus de création. Alors oui, si le roman résulte d’un choix d’écriture, celui-ci s’exprime par une absence de choix : une élimination optimale des contraintes, une réduction maximale de tous les frottements pour conserver l’énergie de départ.

7- Quand on s’est rencontrés brièvement en décembre à Paris chez Gallimard, vous m’aviez déclaré que Bois-aux-Renards avait connu plusieurs refontes, plusieurs cures d’amaigrissement avant sa version finale. Après lecture, on se sent donc un peu frustrés de savoir qu’on aurait pu partir bien plus loin en votre compagnie. Qu’est-ce qui a disparu ? Des contes, des histoires pour nous embrouiller, un peu plus ? Comment un auteur vit-il ce type d’amputations ?

L’existence même d’un livre est preuve de nécessité ; sans nécessité ontologique, il n’existe pas. Combien d’histoires avortées, de récits oubliés, jamais formulés ? C’est juste qu’ils n’étaient pas nécessaires. Bois-aux-Renards correspond à un tiers d’une histoire plus vaste, rédigée en détail pour la maison d’édition. Les deux tiers manquants sont restés au stade du traitement, c’est donc qu’ils n’étaient pas nécessaires sous une forme romanesque. Les lecteurs qui me suivent ne partiront pas plus loin que le texte publié dans son état actuel… mais ils partiront ailleurs une autre fois, avec d’autres livres, peut-être avec d’autres auteurs, et c’est tout aussi bien.

8- Devra-t-on patienter encore cinq ans avant de vous lire ?

Seuls les dieux, les muses et le daimon en moi en décideront. Je serai à l’écoute.

9- Et comme d’habitude la B.O. idéale pour “Bois-aux-Renards ?

Eliane Radigue. Kyema. Je ne vois pas d’autre œuvre que le premier tome de sa Trilogie de la Mort pour illustrer Bois-aux-Renards. Certains éléments spirituels du roman sont, comme Kyema, inspirés de l’univers du Bardo Thödöl, le Livre des morts tibétain. Je conseillerais d’écouter la totalité du disque au long de la lecture.

Entretien réalisé par échange de mails, janvier 2023. Un grand merci à Antoine Chainas.

Clete.