Traduction: Laurent Barucq.

Dans son premier roman, le journaliste Omar El Akkad imagine des Etats-Unis ravagés par une Seconde Guerre de  Sécession, à la fin du XXIe siècle. Dans la veine dystopique devenue familière aux lecteurs et téléspectateurs, c’est la plausibilité des projections d’Omar El Akkad qui donne à son roman un aspect de sombre prophétie.

  • le réchauffement climatique et ses conséquences ont modifié la géographie des Etats-Unis. Ouragans et montée des eaux ont submergé la Floride, le sud de la Louisiane, d’autres côtes au bord de la nouvelle Mer du Mississippi. Les températures caniculaires empêchent l’agriculture et font progresser la désertification dans tout l’intérieur du pays.
  • La décision du pouvoir  à Colombus (nouvelle capitale) de bannir les énergies fossiles, responsables de ces dérèglements, à l’origine aussi de plusieurs accidents écologiques, provoque la rébellion et la sécession des Etats du Sud, où les intérêts pétroliers sont importants et où est cultivée une mythologie historique et identitaire dévoyée.
  • La guerre éclate en 2074, après un attentat-suicide contre la personne du président de l’Union. Elle va durer 19 ans, jusqu’en 2093 et opposer les Bleus de l’Union contre les Rouges sécessionnistes du Mississippi, de l’Alabama, de Géorgie et de Caroline du Sud, dans un imbroglio de combats entre milices, d’attentats, de frappes de drones, de déplacements de populations et de massacres de civils, qui n’est pas sans rappeler ce que subissent certains malheureux pays du Moyen-Orient actuel.
  • Comme autant d’échos d’un déclin états-unien, le Mexique récupère au bout du fusil ses anciens territoires et l’Union Bouazizi des pays arabes envoie aide humanitaire et conseillers militaires pour que cette guerre fratricide s’étire et continue d’affaiblir un rival.

Ce cadre touffu ainsi posé, il convient d’indiquer qu’American War est avant tout un récit familial qui s’attache à suivre les Chestnut de Louisiane sur une période de près de 50 ans. L’enfance de Sarat s’achève brusquement avec la mort de son père dans un attentat. Avec sa mère, son frère, sa sœur, elle doit rejoindre un camp de réfugiés. Au fil des épreuves et des injustices, la fillette se transforme. Avec un physique déjà atypique, pleine de ressources et de résolution, elle s’endurcit, grince de révolte. Un homme la prend sous son aile et en fait petit à petit une féroce combattante dont les actions auront des répercussions sur l’ensemble du conflit. Trahie, arrêtée, torturée, brisée, elle sera libérée à la fin du conflit, la guerre et la vengeance couvant de façon inextinguible dans son cœur. Jusqu’au bout, Sarat voudra tuer la Paix et incarner la Mort, la sienne et celle des autres.

Pour employer un terme qui fait florès, c’est une « radicalisation » sans retour véritable que nous raconte American War, la transformation d’une personnalité dans un contexte de guerre, influencée par des expériences terribles, manipulée par des croyances et des idéologies ou tout simplement bernée par ceux qui l’entourent, des « recruteurs » aux motifs troubles, jusqu’à basculer sans retour dans l’obscur.

_ Enfin quand ils nous ont fait rentrer d’Irak et de Syrie pour la dernière fois, j’ai un peu bourlingué avant de m’installer à Montgomery. Tu sais, dans ce pays, on a la fâcheuse habitude de réfléchir à nos guerres après les avoir faites, et il faut croire qu’on avait décidé que la guerre où on m’avait envoyé n’était pas si une bonne idée que ça. Dans le Nord, tous les gens qui apprenaient que j’avais été au front voulaient en débattre, encore et encore, comme si c’était moi qui avais donné l’ordre d’y aller. Au Sud, ils ne font pas ça ; du moins, personne ne me l’a fait.

_ C’est tout ? Ils étaient sympas avec vous, ici, alors vous vous êtes rallié aux Rouges ?

_ Non a dit Gaines. J’ai rejoint les Rouges parce que, quand un sudiste te raconte pour quoi il se bat – que ce soit la tradition, la fierté ou simplement l’obstination -, tu peux être d’accord ou pas, mais tu ne peux pas dire que c’est un mensonge. Quand un nordiste te raconte pour quoi il se bat, il emploie des mots comme « démocratie »,  « liberté » et « égalité », mais vous savez très bien tous les deux que le sens de ces mots change jour après jour comme le temps qu’il fait. J’en ai eu assez de tout ça. Si tu prends les armes pour te battre pour une cause, tu as intérêt à ne pas changer d’avis. Que tu aies raison ou tort, tu assumes ce pour quoi tu te bats et tu ne changes jamais, jamais d’avis.

_ Alors vous pensez qu’on a tort ? Vous pensez qu’on ne se bat pas pour une bonne cause ?

_ Non, et toi ?

_ Non.

_ Mais si c’était le cas ? Si tu étais sûre d’avoir tort, est-ce que ça suffirait pour que tu te retournes contre les tiens ?

_ Non. »

Gaines a souri.

_« C’est bien ma fille. »

 

On pourra garder certaines réserves sur la construction du roman (la narration du personnage principal, enchâssée dans celle de son neveu qui lui a survécu. Devenu historien de la période, il insert de façon régulière et plus ou moins adroite des extraits de documents officiels, d’archives, de mémoires, pour replacer en perspective les épisodes de la longue guerre civile) et son écriture (certaines lignes de dialogue un peu trop mélo). Il conserve néanmoins une force certaine et un aspect dérangeant. American War nous propose un avenir pour un pays et ses (mauvaises) habitudes impériales et militaires, son déni d’un bouleversement climatique mondial en cours et sa facilité à jouer sur de vieilles fractures historiques, sociales, raciales plutôt que de les dépasser. Il est terrible d’évocation, car il ressemble au pire présent que d’autres peuples doivent affronter aujourd’hui.

Après tout, qu’est ce que la sécurité sinon le bruit des bombes qui tombent sur la maison de quelqu’un d’autre ?

Une fable lugubre pas si irréelle. Les réfractaires au roman d’anticipation n’y trouveront  peut-être pas leur compte.

Paotrsaout.