Chroniques noires et partisanes

Catégorie : Little Bic Man

ENFERMÉ. Mathurin Réto, pupille à Belle-Île de Julien Hillion (scénario) & Renan Coquin (dessin) / éditions Dargaud

Julien Hillion, résidant dans la région de Saint-Malo, est docteur en histoire contemporaine. Ses travaux de recherches portent sur la colonie pénitentiaire de Belle-Île-en-Mer, dont il est aujourd’hui le spécialiste. Son ouvrage Le bataillon des « nuisibles » » (2022) est une référence sur la question. Il est également auteur et réalisateur du documentaire historique Théret n°487 (2024) et de plusieurs courts-métrages de fiction. Renan Coquin est lui l’un des fondateurs de la revue rennaise de bande dessinée La Vilaine. Dessinateur et aquarelliste autodidacte, il a publié en 2024 ses deux premiers albums en tant dessinateur : Le Sourire d’Auschwitz avec la journaliste Stéphanie Trouillard et Pillages avec Maxime De Lisle. L’histoire sinistre du bagne pour enfants de Belle-Île, quelque peu enfouie, s’est retrouvée récemment sous les projecteurs de l’actualité avec la publication (et le succès) du roman L’enragé de Sorj Chalandon. Enfermé revient sur un épisode antérieur de vingt ans à la révolte générale évoquée dans le roman.

À la mort de sa mère, Mathurin Réto embarque clandestinement à 13 ans sur un navire en partance pour Terre-Neuve. Il y connaît les brimades qui accompagnent la vie de mousse, mais se fait également un ami, Ernest. Les deux gamins vont faire les quatre cents coups… jusqu’à sombrer dans la petite délinquance, ce qui va les mener à la colonie pénitentiaire de Belle-Île-en-Mer. Nous sommes en 1907, Mathurin a 14 ans, il doit être détenu jusqu’à ses 21 ans. Une autre vie commence, faite de coups et de discipline militaire. Mais Mathurin est une forte tête et refuse d’être brisé. Il tente de s’évader à plusieurs reprises… ce qui le conduit au cachot plus souvent qu’à son tour.

En ce début de XXe siècle, la vie est rude pour les travailleurs de la mer (elle ne l’est pas beaucoup moins aujourd’hui même si elle a évolué). Pour les mousses en particulier, elle est particulièrement accompagnée de bizutages, brimades, brutalités. Il faut être un peu fouine et un peu filou pour échapper aux dangers du métier, aux aléas météorologiques d’une campagne de pêche ou aux poings et lames des membres adultes de l’équipage. Parfois cela forge une amitié, comme celle qui rapproche Mathurin et Ernest.

Las. A cette terre, cette amitié sera funeste pour les deux jeunes marins. L’un entraîne l’autre, la vengeance de l’un devient l’affaire de l’autre. Elle se règle à coups de barre de fer. Et puis pourquoi ne pas améliorer l’ordinaire par le chapardage ? Un jour, voilà les deux adolescents devant la justice. Celle-ci est à l’époque radicale. Ce sera le bagne pour mineurs. Ernest et Mathurin doivent y passer toutes les années qui les séparent de leur majorité. Ils vont vite découvrir les conditions inhumaines et insalubres de leur détention, sous la houlette d’un directeur pénitentiaire adepte de la fermeté. Mathurin, fort caractère, ne veut pas se soumettre, rêve d’une évasion qu’il cherchera plusieurs fois à réussir. Il sera donc brisé. Si son sort fait à l’époque un petit scandale, déclenche les premières protestations nationales, le bagne de Belle-Île continuera à accueillir de nombreuses années encore des détenus mineurs. L’histoire (authentique) de Mathurin Rého, présentée sans jugement moral mais dans sa banalité triste, inéluctable, résonne aussi à notre époque où on débat d’une hypothétique faiblesse de la réponse judiciaire et sociale à la délinquance des jeunes gens, dans l’amnésie sans doute de ce qu’elle a pu être dans le passé : parfaitement horrible.

L’album respire de très belles atmosphères atlantiques, marines. Sur un bateau, dans un port ou sur une île, les flots et les cieux ne sont jamais bien loin et Renan Coquin ne le fait jamais oublier. Une teinte sépia diffuse amarre de surcroît l’ensemble aux années du tout jeune XXe siècle. On apprécie également le trait « griffé », « entaillé » des personnages comme pour signifier un peu plus que la vie ne les a pas préservés.

Un cruel récit historique sur une révolte juvénile écrasée, qui fait serrer les poings d’indignation.

Little Bic Man

DANS LES PINS : SIX BALLADES MEURTRIÈRES d’Erik Kriek (scénario & dessin) / éditions Anspach

Né à Amsterdam en 1966, Erik Kriek est un dessinateur, illustrateur et auteur de bande dessinée néerlandais. Son style mêle histoires fantastiques, horreur, musique et culture populaire. Il s’est fait remarqué en France par deux albums, L’exilé, et son histoire de vengeance sur fond de culture viking et La mare, et son histoire de deuil et de folie dans une atmosphère fantastique et inquiétante. Notez que Dans les pins avait été précédemment publié dans un format à 5 ballades meurtrières.

« In the pines, in the pines, Where the sun never shines, And we shiver When the cold wind blows  » (chanson populaire américaine, vers 1870). Dans les pins est un recueil de six nouvelles graphiques inspirées par des murder ballads, ces chansons folkloriques qui racontent des événements tragiques, qu’ils soient réels ou imaginaires. Ces récits sombres abordent des thèmes tels que les amours impossibles, le crime passionnel, la jalousie et la cupidité. Ce genre musical est profondément enraciné dans la tradition américaine. Des artistes, tels que Dolly Parton, Johnny Cash, Bob Dylan ou encore Nick Cave, se sont essayés à ce folk sanglant, à cette country & western de cauchemar. (…) Dans les immenses forêts de pins des Appalaches, il se passe des choses qui ne doivent pas voir la lumière du jour…

Si les murder ballads font partie intégrante du patrimoine americana, les textes sélectionnés par Erik Kriek s’égrènent entre le XVIIIe siècle et la première ou la deuxième moitié du XXe, jusqu’à il y a peu. En effet, Where the wild roses grow, la chanson écrite et interprétée par Nick Cave trouve ici une adaptation. Réunies par le genre, les histoires abordent également des thèmes communs : la mort tragique, les amours tourmentées, la violence et la cruauté, les fantômes du passé. Erik Kriek sublime la contrainte de scénarios de facture classique par sa narration et son découpage. Difficile d’échapper alors aux ambiances poisseuses, aux séquences angoissantes.

Passé la très belle couverture en trompe-l’œil sinistre et l’impression de gravure vintage des pages intérieures, le travail visuel s’impose fortement : des cases sans bordures, au contenu très dense, des clairs-obscurs omniprésents. Pour différencier les histoires, Erik Kriek a fait le choix d’une trichromie renouvelée : noir + blanc + un autre pinceau (bleu, mauve, jaune…etc). Cette parure n’en fait ainsi que mieux ressortir la noirceur terrible de ces ballades et de leurs personnages, souvent de vraies gueules, expressives.

En bonus appréciable, en fin d’album, quelques éléments de contexte et un lien vers des titres du groupe Blue Grass Boogiemen, auquel Erik Kriek participe.

Pour les amateurs de folklore musical, de noirceur épaisse et de dessin typé.

Little Bic Man

LA VEUVE de Glen Chapron (scenario & dessin) / Glénat

Né en Bretagne, près des Monts d’Arrée, Glen Chapron part étudier la gravure à Paris à l’École Estienne, puis l’illustration aux Arts Décoratifs de Strasbourg. Il y rencontre les futurs membres du Collectif Troglodyte et Julia Wauters avec qui il lance le fanzine Écarquillettes. Après avoir publié Once upon a ride (Collectif Troglodyte) et dessiné Daphnée & Iris (« Kstr », Casterman) et Vents Dominants (Sarbacane), il vit et travaille à présent à Nantes où il navigue entre illustration jeunesse et bande dessinée. Après L’Attentat, sa première collaboration avec les éditions Glénat, il réitère avec Une histoire Corse, puis avec cet album aujourd’hui.

1903. Affamée, à bout de force, une jeune femme fuit à travers les Rocheuses canadiennes, sans regarder derrière elle. Que fuit-elle, ou plutôt qui ? À ses trousses, deux brutes déterminées à venger la mort de leur frère la traquent telle une bête sauvage. À 19 ans, Mary est déjà veuve et meurtrière. Aussi seule que démunie, elle réussit pourtant à semer ses poursuivants au cours d’une cavale oppressante dans les montagnes, la nature suppléant les lois des hommes… Déterminée, Mary, qui porte le secret d’une vie brisée, fait des rencontres fortuites, de celles qui changent une vie. Autant de confrontations étonnantes, révélatrices d’un passé mouvementé que l’on appréhende par petites touches… Des personnages avides ou généreux, des débrouillards ou des ermites lui permettent de tenir la distance… Malgré la peur au ventre, chevauchant à travers les sombres forêts escarpées, une furieuse envie de vivre permet à Mary de choisir son propre destin : celui d’une femme libre.

N’avions-nous pas dit que nous éviterions de chroniquer des adaptations en bandes dessinées de romans ? Ou alors pas très fort. Il y a trois bonnes petites raisons pour s’autoriser quelques lignes 1/ c’est un western 2/ c’est un très bel album 3/ c’est un très bel album. Glen Chapron a adapté le roman éponyme de l’auteur américain Gil Adamson, qui a une suite d’ailleurs, Le fils de la veuve, de belle facture tous les deux.

On parle principalement de vengeance dans La veuve, un thème familier dans l’univers western (mais pas seulement). L’auteur Glen a surtout un prétexte pour nous raconter une histoire d’émancipation féminine dans un univers très masculin et violent. Et un décor des plus rudes. Le récit est haletant et le personnage principal, très attachant, se dévoile au fil des pages. Mais qualité remarquable, l’utilisation du trait, jeu entre l’épaisseur et la finesse, avec l’intensité du noir, donnent un aspect particulièrement trouble et sombre aux atmosphères de cet album, découpé avec dynamisme. Il est sorti depuis le début de l’année alors nous ne bavarderons pas plus.

Une quête émancipatrice et violente inscrite dans un univers graphique idéal pour des « chroniques noires ». Et, comme on dit, quand c’est beau, c’est bon.

Little Bic Man

BENEATH THE TREES WHERE NOBODY SEES de Patrick Horvath / Ankama éditions

Patrick Horvath est un producteur, scénariste et réalisateur américain. Parmi ses films figurent Entrance, The Pact 2 et Southbound. Il travaille aussi comme illustrateur et dessinateur depuis de nombreuses années. Beneath the trees where nobody sees est son premier roman graphique, paru à l’origine découpé en 6 chapitres, réunis dans un album unique.

Dans la paisible petite ville de Woodbrook, tout le monde se connaît. Mais connaît-on vraiment ses voisins ? Que font-ils quand ils pensent que personne ne les voit ? C’est ce que va tenter de découvrir Samantha Strong, avant que le tueur qui sévit en ville ne mette en péril sa parfaite petite vie…

Il y a un choix de déstabiliser le lecteur avec cet album. En effet, Patrick Horvath nous plonge dans un univers (élaboré) d’animaux anthropomorphiques, plus fréquemment rencontré dans les histoires pour enfants. Les habitants de Woodbrook sont ourse, chien, souris, chat, truie, lapin, taupe, furet… Hormis leur tête et leurs membres, leur vie quotidienne, leur comportement, leurs émotions, leurs pensées, leurs secrets sont aisément décryptables : en cela, ils nous ressemblent. Ils seraient d’ailleurs jolis, leur père ayant donné aux planches où ils évoluent de douces couleurs qui mettraient la larme à l’œil aux nostalgiques des productions du Père Castor.

Vous avez ignoré le signe trouble envoyé par la couverture et ce personnage vu du ciel traînant par-delà une clairière un sac… ensanglanté ? La douce mise en confiance proposée par Patrick Horvath ne dure pas. La paisible communauté de Woodbrook abrite un tueur expérimenté, bien intégré, qui a jusque-là cherché à tout prix à préserver la quiétude de son environnement. Ses méfaits, il va les commettre loin de là. Et puis un jour, tout déraille. On retrouve le cadavre mutilé d’un citoyen de la ville…

Patrick Horvath manifeste un sens du détail de-ci de-là, magnifié par ses cases, un sens du suspens aussi, qui font de la lecture de son histoire un véritable plaisir. Il faut toutefois avoir le cœur bien accroché : côté boucherie, il y a du level (même si la palette chromatique travaillée n’a pas retenu le véritable rouge hémoglobine). Que les enfants retournent vite se blottir dans les bras de Nounours, laissant les grands à leur effroi jubilatoire. N’est-il pas étrange en effet de se retrouver presque compréhensif à l’égard de l’assassin local, défié par un mystérieux adversaire ?

Un petit bijou de décalage pervers. L’année débute à peine mais cet album a toutes les chances de figurer dans un top personnel ou un autre de la communauté bédéphile.

Little Bic Man

LOTUS JUMEAUX de Zhang Xiaoyu (scenario & dessin) / Mosquito

Avec cette chronique BD / roman graphique, le blog Nyctalopes affirme désormais son intention d’ouvrir ses colonnes à des productions éditoriales propres au 9e art mais liées aux univers qui lui sont particulièrement chers : le noir, avant tout, le criminel, bien sûr, mais aussi, à touches plus discrètes et néanmoins régulières, l’Americana, la SF au sens large, le rock… Pourquoi ? D’abord parce qu’il s’y passe des choses diablement intéressantes et ce, depuis un bon moment. Pourquoi l’ignorer ? Ensuite parce qu’il nous plaît d’élargir notre regard, peut-être le vôtre ou celui de nouveaux visiteurs à l’avenir. Alors bienvenue dans cette première chronique signée Little Bic Man, qui n’est pas un pied-tendre ici (NDLR : je suis aussi Paotrsaout et je dispose encore d’une réserve d’encre noire et visqueuse).

Zhang Xiaoyu est né en 1975 à Anshun, dans la province du Guizhou, en Chine. Il vit actuellement à Chengdu, dans le Sichuan. En 1995, il sort diplômé de l’École supérieure des Beaux-Arts du Guizhou mais a commencé sa première BD pendant ses études. De 1997 à 2005, il fut rédacteur en chef ou responsable de plusieurs magazines spécialisés. À partir de 2007, il devient dessinateur indépendant. De 1999 à 2008, il a été lauréat de divers prix BD chinois. Il a aujourd’hui à son actif plus de 20 albums (Le clown, Au fond du rêve, Sombre futur… pour ses adaptations françaises), certaines par la maison d’édition iséroise Mosquito.

Chine, 1937. L’empire du Japon attaque son voisin continental et envahit la partie orientale de son territoire. Les Japonais bombardent militaires et civils. Dans le pays, très affaibli, c’est le chaos. L’ingénieur Fan et sa femme Mingfeng, une actrice d’opéra traditionnel, très populaire, traversent le fleuve Yangtsé, lorsqu’un obus japonais envoie leur bateau par le fond. Fan survit au naufrage. Effondré par la perte de son épouse, il décide d’utiliser toutes ses connaissances techniques pour la ramener à la vie sous la forme d’un automate. Il intègre une troupe d’opéra itinérante et anime le double de Mingfeng depuis les coulisses. Dans la ville où la troupe se produit, sévissent des bandes de gamins livrés à eux-mêmes, qui trafiquent avec les aviateurs américains postés non loin de là. Un des enfants va se rapprocher de Fan qui lui confie son secret tandis que le potentat local intrigue pour passer une nuit avec la belle actrice qu’il ne sait pas factice…

Il faut se féliciter d’avoir un auteur ancré dans son sujet, qui a donc contextualisé son histoire. Elle nous en apprend. La guerre est en Chine, en 1937. Le front est loin dans cette histoire mais fluide selon la conception raciste des guerriers japonais, engagés dans une action totale. Les civils sont une cible, n’importe où. Ce n’est pas évoqué ici mais 1937 c’est aussi l’année des massacres dans la ville de Nankin… La Chine est malade depuis des décennies. Les puissances occidentales n’en ont-elles pas profité aussi les décennies auparavant ? Dans les satrapies émiettées d’une pourtant république règne le désordre, nourri par la pauvreté. Ces bandes de délinquants orphelins en sont la preuve. Morveux, ils chapardent et trafiquent. Plus âgés, ils assassinent et trafiquent… L’auteur nous en donne un échantillon pittoresque, prêt à tout pour bouffer, bellement incarné également par leur effronterie et la verdeur exotique de leur langage. Plus familière, au moins dans le fantasme, est la Chine des adultes, entre débrouille, corruption et persistances millénaires. On y apprend également la présence de pilotes de guerre américains, appréciés de la population pour leur participation à la défense de leur pays, mettant à mal l’idée d’une Amérique isolationniste en ces années 1930 et 1940 (jusqu’à ce que Pearl Harbor bouleverse vraiment tout). Sur le terrain, certains Américains en profitent pour mener des activités banalement humaines et lucratives dans un tel contexte : le marché noir. Au final, l’histoire propose une variété de personnages et se trouve à la croisée de plusieurs genres : reconstitution historique très vivante, aventure, fantastique de veine classique…

Puisqu’il sera fréquent d’aborder cet aspect, le découpage scénaristique est très « cinématographique », multipliant les plans rapprochés, moyens, d’ensemble pour un résultat hautement dynamique, favorable à la mise en valeur de l’action. Et pour parfaire l’ensemble – ce qui n’est pas la moindre qualité de cet album de grande taille, bien fourni en pages (plus d’1kg de BD tout de même…) – le graphisme NB est tout simplement somp-tu-eux. Pour cette chronique « noire et partisane » nouvelle génération, il fallait bien ça.

Little Bic Man.

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