C’est le troisième roman d’Ingrid Astier à la Série Noire. Les deux premiers « quai des enfers » et « angle mort » font partie d’une trilogie et concernent la brigade fluviale, ils présentent Paris vu de la Seine. Ici c’est vu des toits qu’on appréhende Paris avec Ranko, un monte-en-l’air de génie. Ingrid Astier avait, selon ses dires, prévu un petit roman : elle s’est laissée entraîner par son sujet, par ses personnages et, pour notre plus grand bonheur, nous offre un pavé de quelques six cents pages où le souffle de l’aventure s’engouffre dans un polar noir.

«Combien d’apocalypses peut-on porter en soi?

Aux abords de Paris, le convoi d’un riche Saoudien file dans la nuit. Survient une attaque sans précédent, digne des plus belles équipes. «Du grand albatros» pour le commandant Suarez et ses hommes de la brigade de répression du banditisme, stupéfaits par l’envergure de l’affaire. De quoi les détourner un temps de leur obsession du Gecko – une légende vivante qui se promène sur les toits de Paris, l’or aux doigts, comme si c’était chez lui, du dôme de l’Institut de France à l’église Saint-Eustache…

Derrière l’attaque sanglante, quel cerveau se cache?

Le butin le plus précieux du convoi n’est pourtant ni l’argent ni les diamants.

Mais une femme, Ylana, aussi belle qu’égarée.

Ranko est un solitaire endurci, à l’incroyable volonté. Mais aussi un homme à vif, atteint par l’histoire de l’ex-Yougoslavie.

L’attaque du convoi les réunit. Le destin de Ranko vient irrémédiablement de tourner.

Son oncle, Astrakan, scelle ce destin en lui offrant un jeu d’échecs. Le jeu de Svetozar Gligoric, le grand maître qui taillait ses pièces dans des bouchons de vin. Et lui demande de se battre – à la boxe et aux échecs, pour infiltrer le monde de l’art et dérober ses plus belles œuvres à Enki Bilal, le célèbre artiste.

La guerre et l’amour planent comme des vautours. »

Ingrid Astier nous présente toute une galerie de beaux personnages romanesques, romantiques avec leur part d’ombre, leurs failles, leurs angoisses, leurs secrets aussi. Ils ont tous une quête qu’ils poursuivent avec passion. Astrakan, chef d’une mafia violente qui ne se salit plus les mains mais collectionne avec ferveur, Ylana belle et mystérieuse, fan d’Enki Bilal au point de s’en inspirer pour sa coiffure, Suarez le flic à la brigade de répression des vols par effraction, mêlé au drame de façon personnelle, obsédé par le Gecko qui lui échappe sans cesse.

Et Ranko, bien sûr ! Traumatisé par la guerre en ex-Yougoslavie, il ne supporte plus la compagnie des humains et ne se sent libre que sur les toits. Il est devenu un cambrioleur de génie, réussissant ses coups dans les appartements les plus inaccessibles sans la moindre violence. Il s’est spécialisé dans les œuvres d’art car la beauté le fascine, le plaisir qu’il ressent à leur contact serait gâché par la propriété. Un personnage hors norme, captivant.

Ingrid Astier alterne les points de vue, construit son roman en suivant les uns et les autres. Elle nous fait rentrer dans leur intimité et les rend si humains, si attachants qu’on tremble pour le dénouement de cette enquête. On sait dès le début qu’il y aura forcément un perdant, comme aux échecs. On assiste au combat, subjugué. On n’est pas loin de la tragédie où chacun se précipite inexorablement vers son destin.

Les actions s’enchaînent : attaque de convoi, règlements de compte sanglants, filatures, cambriolages… on est bien dans un polar avec des nombreuses péripéties explosives qui dynamisent le roman. On est également dans l’univers noir et glauque des trafiquants, qui s’ils sont des esthètes quand ils trafiquent de l’art, n’en sont pas moins des chefs de gang violents.

Ingrid Astier réussit à tisser cette aventure époustouflante à des faits réels. Elle brode à partir d’un fait divers, d’un combat de chess boxing auquel elle a assisté… s’est documenté ou a carrément plongé dans l’univers de l’escalade, des échecs (on a même une vraie partie détaillée à la fin du livre, on est dans l’histoire), de la boxe…  On croise des personnages réels : Simon Nogeira, un freerunner, Scorpène, un joueur d’échecs et le plus connu : Enki Bilal, dont Ranko va dérober des toiles…

Chessboxers with dark horse- Enki Bilal

On découvre (enfin moi !) le chessboxing, un sport inventé par Enki Bilal qui marie la boxe et les échecs dans la recherche d’un équilibre parfait entre le corps et l’esprit, un sport fait pour Ranko, véritable ascète qui s’entraîne sans répit pour pouvoir s’élever au-dessus des hommes. Cette connaissance, cet ancrage dans la réalité donne au roman une force et une profondeur incroyables.

Un grand roman qui unit magnifiquement aventure et polar !

Raccoon