To Calais, In Ordinary Time

Traduction héroïque de David Fauquemberg

Durablement sous le charme de son premier roman « Un acte d’amour », je n’ai pas résisté à la tentation de quitter un peu des contrées du Noir de plus en plus similaires pour retrouver l’Ecossais James Meek dans un nouveau fabuleux roman. Peut-être un peu éloigné des habitudes de Nyctalopes, le roman mérite néanmoins toute votre attention et un peu moins une chronique forcément maladroite et incomplète tant le propos comme sa forme sont d’une richesse qu’on ne rencontre plus souvent.

“Angleterre, 1348. Une gente dame, lectrice du Roman de la Rose, fuit un odieux mariage arrangé, un procureur écossais part pour Avignon et un jeune laboureur en quête de liberté intègre une compagnie d’archers qui a participé à la bataille de Crécy. Tous se retrouvent sur la route de Calais. Venant vers eux depuis l’autre rive de la Manche, la Mort noire, la peste qui va tuer la moitié de la population de l’Europe du Nord.”

Dès le départ, on saisit que le roman est englué dans une sale époque entre guerre de Cent Ans et ses sinistres déclinaisons de boucheries armées et de pillages de villages ennemis d’un côté et de l’autre la peste qui remonte la France avec son cortège d’hécatombes, son chapelet de tragédies et ces rumeurs folles déversées par l’absence de connaissances et les conneries de l’Eglise qui écrase le monde, le noyant dans l’obscurantisme. D’aucuns, ont fait du cocktail terrible de guerre et d’épidémie une occasion de parler de notre époque de COVID et de guerre en Ukraine. S’Il est avéré que Meek s’intéresse de longue date à la période médiévale de la Peste Noire, il est moins certain qu’il ait eu l’envie ou le loisir de nous parler en plus de notre époque. Néanmoins, sa narration permet de comparer les consciences collectives face à la pandémie, de déterminer les maîtres du discours, les gardiens de clés.

Or, et de manière surprenante une fois le décor peu enchanteur avisé, le thème principal et de loin, est l’Amour, sous plusieurs de ses formes avec une multitude d’apparences aimantes ou malheureuses. Le Roman de la Rose (honte au journaliste qui a vaillamment parlé du “Nom de la rose” hors propos et qui n’a absolument rien à voir) est dans les bagages, dans la tête et le cœur de Dame Bernardine qui rejoint la compagnie d’archers pour retrouver son amant. L’amour peut-être passionné comme celui de Bernardine, intéressé comme celui de son amant, épistolaire comme celui d’un clerc, compagnon de voyage qui s’en retourne en Avignon en freinant des quatre fers, peu pressé de rencontrer la Peste, très hésitant et flou pour Will engagé par les archers et déterminé à conquérir sa liberté d’homme, immoral et dégueulasse dans l’esprit et les agissements de Douceur, pire ordure de la belle bande de salopards que forment les archers.

Sur le fond, il est difficile et sûrement inutile de dire ce que raconte le roman. Disons brièvement que cette étrange équipée de soudards et de gens plus respectables traversant l’Angleterre, de concert, sans se comprendre ni s’apprécier s’apparente souvent, par ces différents tableaux à une grande farce médiévale empruntant aux Contes de Canterbury et au Décaméron de Boccace. L’humour, souvent présent, se décline dans des situations parfois très bouffonnes comme dans les répliques, les réflexions et les mercuriales outrées. Le voyage est long mais ne souffre d’aucune faiblesse tout en prenant parfois des chemins plus tortueux ou tout simplement un peu barrés. Les comportements, les attitudes, les croyances, les superstitions, les agissements, tout est matière à étonnement…

Mais, avant tout, ce qui rend exceptionnel ce roman, c’est la langue employée, un ravissement pour tous les amoureux des belles lettres. Trois dialectes ont été utilisés par James Meek dans la version originale: l’anglo-normand des propriétaires terriens et notables, le parler des paysans, l’anglais latinisant des clercs et il a fallu certainement un travail de fou à David Fauquemberg pour traduire pareille œuvre. Le résultat est divin et s’il faut quelques pages pour s’habituer à cette forme narrative qui semble revenue du néant, on peut ensuite se délecter de phrases complexes, aux sujets planqués, gavées de subordonnées sournoises, à des temps inusités et aux multiples formes verbales issues des formes les plus obscures du conditionnel ou du subjonctif. On jouit aussi d’un lexique ancien, parfois inconnu mais dont le sens apparaît très vite, comme un parent éloigné qu’on retrouve avec plaisir. Cette langue qui peut, par instants, paraître obscure permet aussi d’exprimer sans écarts de langage, certaines vérités comme Laurence, l’amant de Bernardine, assez mécontent.

“Votre persistance à me refuser la récompense de votre intimité, quand je vous démontrai pourtant à grand péril mon amour pour vous, est irritante au plus haut point, déclara Laurence, d’une voix haute et pleine d’impatience. Je commence à douter de la vigueur de vos sentiments envers moi.

…Soyez patient, dit-elle. J’ai besoin de m’accoutumer à la magnitude de ma dépendance à votre égard.”

Si pour le lecteur le bonheur est sur la route, les pèlerins, eux, ne la vivent pas de la même manière au fur et à mesure qu’ils semblent approcher la colère de Dieu. Roman exceptionnel, Vers Calais, en temps ordinaire, séduira au-delà du raisonnable les lecteurs exigeants et tous les amoureux des belles lettres.

Clete.