The Long Take

Traduction : Josée Kamoun

En cette année mémorable par ces capacités asphyxiantes, on ne s’attendait pas à se retrouver le souffle court, happé par l’ouvrage de Robin Robertson. Né en 1955, poète britannique (écossais) et éditeur d’Irvine Welsh, de John Banville et James Kelman, Robin Robertson a publié en 2018 sa première œuvre de fiction, The Long Take (indéniablement inspiré par le cinéma, nous y reviendrons) en 2018 et aujourd’hui traduite en français. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un roman, dont il n’a pas la forme classique. Il ressemble plutôt à un long poème en prose ou à une succession de scènes cinématographiques, un script, sublimé par une langue merveilleuse d’épure et des éclairages NB travaillés jusque dans leur moindre grain.

« Il marche, Walker. C’est son nom et sa nature ». Jeune soldat canadien de retour des champs de bataille de la Seconde Guerre mondiale, Walker s’installe à New York en 1946. Hanté par la violence des combats, il peine à trouver sa place dans une Amérique où l’argent et la corruption règnent désormais en maîtres. Il se lance alors dans une odyssée qui le conduit à San Francisco puis Los Angeles, tente de gagner sa vie en travaillant dans la presse et côtoie le monde du cinéma et du film noir qui le fascine. Mais point de salut pour cette âme perdue, condamnée à errer dans un décor qui n’est autre que le reflet de son chaos intime.

Dès les premières pages, le lecteur comprend qu’on lui propose un objet littéraire inhabituel : un plan du quartier de Bunker Hill à Los Angeles, des photos urbaines d’époque, le sentiment d’affronter un roman choral alors qu’il n’y a que les pas de Walker à suivre, de retour en Amérique, loin de sa Nouvelle-Ecosse natale, à New York tout d’abord qu’il quitte bien vite pour atteindre un autre rivage, la Cité des Anges. Mais s’insèrent dans la scansion de son errance, des souvenirs d’enfance et de jeunesse, de l’environnement et de la vie rudes des pêcheurs de Nova Scotia, d’un destin familial et sentimental abandonné, des flashbacks de la guerre, de la vie de soldat, du débarquement en Normandie avec son régiment et des inserts urbains ou urbanistiques de ce qu’on suppose être un journal intime réduit à cet angle. Walker semble ainsi avoir plusieurs voix. C’est simplement qu’il a un présent à affronter et plusieurs passés à contenir.

Et il y a l’écriture de Robin Robertson. Un texte très découpé devient, sous sa plume, incroyable de vie. La matière, la lumière s’incarnent littéralement dans les mots. Trois lignes de dialogue, la prise est faite. C’est une photographie vintage ou une scène de film noir qui s’anime sous nos yeux. Imaginez un chef opérateur doté d’une incroyable capacité d’écriture nous en livrant le détail essentiel. Il est beaucoup question de cinéma dans le texte. L’auteur visiblement apprécie, Walker lui en est fan, ils ont tous deux leurs références. A L.A, le travail de Walker dans la presse l’amène à chroniquer les films et à rencontrer, souvent au hasard des tournages dans les rues, des réalisateurs.

Walker a la conscience chargée. Nous découvrirons ce qui le hante au fil du texte et c’est rapport à la guerre, en Normandie, ce qu’il y a vu, ce qu’il y a fait. Il fuit, cherche à s’étourdir. Walker veut se prouver qu’il appartient encore au règne des hommes. Il lui faut être le plus possible ce mec bien, à la coule. Mais si ça doit virer au pétard, il est prêt et sait jouer du poing.  Il s’est donné une mission : le journalisme. Parler de ses frères d’armes, qui revenus à la vie civile, sont nombreux à basculer dans la dèche. Le pays se transforme, il est en pleine crise de parano. Comme le dit un des protagonistes, il est parti combattre un ennemi outremer et il a désormais peur d’en trouver un autre dans le cadre de sa société et il est rouge celui-là. Los Angeles se prostitue aux politiciens véreux et aux promoteurs, l’argent et le crime coulent, poisseux dans les moindres interstices. Est-ce un hasard si Walker a choisi de s’installer à Bunker Hill, quartier historique, physiquement une rare élévation de terrain dans le plat de vallée où la mégapole s’étend,  Bunker Hill qui à terme est condamnée à être arasée totalement ? En attendant, marginaux, vieillards, gens de peu continuent à y vivre ou y vivoter et Hollywood profite de l’originalité de son décor, tunnels et funiculaire, vieilles façades. Le sursis de Bunker Hill est le sursis de Walker. Avant l’anéantissement total, il doit terminer quelque chose, se mettre en règle avec lui-même et les hommes. Walker est l’homme qui doit marcher jusqu’au bout de son chemin moral.

Certainement un des textes de l’année. Qui pourrait plaire à ceux qui aiment l’Amérique en littérature, le cinéma NB des années 40 et 50 et les phrases courtes, puissantes et poétiques. J’ai dit « qui pourrait plaire » ? Mettons « qui pourrait prendre à la gorge ».

Extrait 1

Il regardait le fleuve tout le jour guettant l’instant

Où l’eau est étale

Et les bouteilles à la surface tout à fait immobiles.

La gifle des vagues sur les vagues

Comme au loin crépiteraient

Des petits calibres ou des mortiers, comme claquerait une bâche mouillée.

A un bloc de là, au crépuscule de perle, on ne sait quelle pute

Massacrée pour un dollar ; elle danse à présent

Dans l’Hudson, à plat ventre.

Extrait 2

Laissant la nuit desserrer son étreinte

il a déambulé sur la 6e, devant Cole’s,

devant la gare routière

jusqu’à gagner l’East Side

en tournant dans Maple, Winston, Pedro Crocker.

Dans tous les coins sombres, le blanc de leurs yeux ;

La main tendue, tous tant qu’ils étaient.

Les nickels et les dimes qu’il a versés

dans leurs paumes ouvertes

n’ont fait aucun bruit, fluides

comme l’eau par cette chaleur,

évaporés

le temps qu’il s’éloigne.

Des hommes assis devant leur bouteille,

qui se tournent et se retournent dans leurs guenilles, suivant des yeux

les lumières des avions au-dessus de leur tête.

Des hommes alignés avec leur barda, répandus sur le trottoir

par rangs entiers, trop de hardes sur le dos,

toutes leurs hardes sur le dos.

Ils essaient de fermer l’œil un instant avant que tout recommence.

Ils essaient de toutes leurs forces.

Aucune trace de Billy nulle part.

Extrait 3

Ils reparlent de la guerre, ça les met de bonne humeur

Les cibles atteintes de justesse, les virées de permission, 

les endroits qu’ils ont vus, les choses qu’ils ont vues – si jeunes 

« Je n’ai eu peur que beaucoup plus tard » dit Walker,

et les deux autres confirment avec force – heureusement 

parce qu’il a été choqué de se l’entendre avouer tout à trac.

« Je vais vous dire ce qui me manque, encore maintenant. »

Al regardait ses mains.

« Cette proximité, cette entraide, voyez ?

Tous dans le même bateau, à veiller les uns sur les autres –

Ils appelaient ça comment les Français ? – la camaraderie.

– Ouais j’ai pas pu dormir pendant des années.

Y avait pas de gars à côté avec leurs fusils dans les lits d’à côté. »

Paotrsaout