Les écrits de Woodrell sont de plus en plus durs, terminée la période de ses débuts avec des romans un peu plus « légers ». Que ce soit « Un hiver de glace », « le manuel du hors la loi » comme « Un feu d’origine inconnue », il vaut mieux être habitué à ce genre de littérature décrivant avec précision et talent, désenchantement et souvent horreur la vie des rejetés du rêve américain dans les Ozarks, à différentes époques du XXème siècle. Ce nouveau roman est une sorte d’exorcisme pour lui puisque sa famille fut directement victime lors d’un fait divers réel similaire à celui raconté dans ce court mais combien puissant roman de 185 pages. Il s’agit de l’explosion du dancing de West plain dans le Missouri en 1928 qui fit 39 victimes et dont les raisons n’ont jamais été réellement trouvées.

De nombreux journalistes, historiens et écrivains se sont penchés sur cette tragédie sans jamais trouver les véritables coupables. Ce bled perdu des Ozarks continue de célébrer ces amants disparus à jamais en plein milieu d’une danse comme l’excellent groupe du Missouri Ha Ha Tonka (que j’avais déjà associé à Woodrell) qui leur rend hommage dans une chanson intitulée 1928 et directement inspirée par la tragédie :

« April 13th, 1928
It fell upon a Friday it’s always been such a very ominous date
Just off the court square
the best kids in this town are there

They heard the blast for miles around
Soon people started showing
We will always dance over this town
They’ll just have no way of knowing

now we’re really moving
I am really moving
It ain’t life we’re losing
I wish I could prove that.”

Missouri, 1929 : travailleurs, petits bourgeois, cul-terreux, prêtres et hors-la-loi se côtoient dans la petite ville ordinaire et misérable de West Table. Cet été-là, un terrible incendie ravage le Arbor Dance Hall.
Trente années plus tard, Alma raconte le drame à son petit-fils Alek : les corps carbonisés propulsés dans les airs, sa sœur Ruby et ses amours coupables, les errements de l’enquête, la vérité enfin.

C’est donc un roman dur que vous allez lire car vous verrez tout de suite que l’égalité des chances à la naissance n’a pas réellement cours dans la région. De toute façon, beaucoup de principes louables de démocraties bien pensantes n’ont pas atteint ces régions dans les années 30 voire après. Une grande partie de la population tente de survivre dans des conditions misérables décrites dans de nombreux romans sur le Sud ou le Midwest, donc ce n’est pas, loin de là, un roman original mais par contre il est très représentatif de l’œuvre de Woodrell dans le sens où c’est écrit de façon réaliste , désenchantée et authentique avec des scènes non pas seulement émouvantes mais atrocement poignantes comme Alma pleurant allongée dans la neige sur la tombe fraîche de son fils ou la lente et insupportable agonie d’un enfant atteint de leucémie implorant Dieu de le laisser partir tandis que ses frères se réfugient hors de la maison pour pouvoir dormir la nuit sans entendre sa douleur.

C’est aussi un bel hommage aux victimes par le biais de courts chapitres racontant brièvement l’histoire de ces personnes ou ces couples d’amoureux anonymes dont la vie est partie en fumée pendant des moments de liesse. Mais, c’est avant tout un super polar, au vocabulaire précis, au propos limpide(comme Richard Price qui sait aussi si bien raconter la douleur humaine) , où on va nous conter les rumeurs, nous montrer les différents suspects puisqu’il s’agit d’une explosion d’origine criminelle pour finalement nous amener vers la triste vérité qui est bien sûr encore plus terrible et navrante qu’on peut tenter de l’imaginer en suivant les pistes initiées par l’auteur (mafia, prédicateur, folie…). Woodrell montre bien que ces morts ne sont finalement pas très importantes pour les autorités, des victimes d’une colère divine représentée par ce feu et dont un simulacre d’enquête ne parviendra pas à honorer la mémoire. Et comme dans tout roman de Daniel Woodrell, aux moments les plus sinistres et lugubres, se glissent quelques pointes d’humour très réussies mais qui laissent un peu honteux ou penaud quand on sait la raison et le moment de notre sourire.

Woodrell décrit les mêmes gens que la plupart des auteurs écrivant sur ces diverses tendances de pauvres blancs du Sud mais pas sous l’angle de la folie comme Pollock, ni sous l’angle de l’addiction aux drogues de Bill. Lui s’attache à montrer toute la misère qui s’abat dès la naissance sur ces populations (on est proche de Chris Offutt) et tente de montrer l’humanité qui se cache sous des comportements souvent animaux et de montrer la dignité de ceux qui luttent « vers un aube radieuse» (clin d’œil à Burke bien légitime et de rigueur !).

On loue, à raison, Ron Rash un peu partout mais Woodrell, grand monsieur, sûr et certain, c’est la classe au-dessus. Un trop court grand roman noir qui inspire respect et admiration.

Et même si je regrette la disparition de types extraordinaires comme Harry Crews, Larry Brown, James Crumley, tant qu’il y aura des mecs de la trempe de James Lee Burke, James Sallis, Cormac McCarthy et Daniel Woodrell, mes lectures, mes musiques, mes pensées, mes rêves et mes regrets voleront inlassablement vers ces régions .

Wollanup

 

Ha Ha Tonka, 1928, Live à Saint Louis Missouri.