Chroniques noires et partisanes

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LE JEU DE LA RUMEUR de Thomas Mullen / Rivages Noir

The Rumor Game

Traduction: Pierre Bondil

On avait été très impressionné par La dernière ville sur Terre, premier roman de Thomas Mullen, lauréat du James Fenimore Cooper Prize de la fiction historique en 2007 et sorti en 2023 chez Rivages. Cette histoire de confinement d’une communauté pendant la terrible épidémie de fièvre espagnole au début du vingtième siècle permettait de façon assez troublante une comparaison avec la période Covid d’où nous sortions. Mais, si on excepte une incursion dans la SF, c’est sa solide série polar entamée avec Darktown et basée sur la ségrégation raciale dans le berceau du KKK à Atlanta à la fin des années 40 qui lui a donné ses lettres de noblesse chez les amateurs de polars.

Boston, 1943. La journaliste Anne Lemire rédige la « Clinique des rumeurs », une rubrique qui réfute les nombreux on-dit circulant en ville, qu’ils soient des mensonges propagés par des espions de l’Axe ou de simples ragots nés de la peur et de l’ignorance. L’agent spécial Devon Mulvey, l’un des rares catholiques du FBI, passe ses semaines à prévenir le sabotage industriel et ses dimanches à débusquer les ecclésiastiques à la loyauté suspecte. Lorsque l’histoire d’Anne sur la propagande nazie croise l’enquête de Devon sur la mort d’un ouvrier

Les lecteurs de Thomas Mullen savent que l’Américain offre toujours un décor hyper soigné, complet, le plus proche de la réalité historique et que cette minutie, malgré le talent de l’auteur, donne parfois des pages qui peuvent sembler trop explicatives. L’expérience vous prouvera le contraire, tous ces détails permettant de mieux comprendre le comportement de certains personnages et les méchants choix cornéliens qu’ils seront obligés de faire. La passion ou la raison, le pays ou la famille, le devoir ou le cœur. Alors, peut-être que l’aspect historique et sociétal avec ses communautés irlandaise, juive et italienne qui se défient, s’agressent, prend parfois quelque peu le pas sur l’aspect polar mais le talent de conteur de Mullen fait très bien passer tous ces messages venus des trottoirs, entrepôts et bistrots bostoniens.

« Les Noirs sont paresseux. Les Irlandais s’enivrent. Les Italiens sont des criminels. Les juifs sont des vampires. »

C’est dans ce cadre bostonien bouillant d’opposition à l’entrée en guerre en Europe des soldats américains en 1943 qu’Anne Lemire, juive, journaliste spécialisée dans le démontage des « fake news » les plus crétines mais aussi les plus pernicieuses et Devon Mulvey agent catholique irlandais du FBI vont se rencontrer et unir leurs forces pour savoir la vérité autour d’un groupuscule pronazi et antisémite. L’intrigue, de premier plan, séduira tous les amoureux de grandes fresques. Bien sûr, chacun verra une multitude de parallèles possibles avec la situation actuelle : la désinformation, l’antisémitisme ; la politique extérieure ricaine et bien d’autres aspects qui permettront peut-être de mieux appréhender cette identité américaine.

On ne va pas se mentir, ce roman se mérite parfois mais le plaisir est bien supérieur à l’effort consenti en début de lecture. Dans une note superbe de fin, Mullen explique que les noms des principaux personnages ont été choisis dans son propre arbre généalogique, grands-parents et arrière-grands-parents. On comprend mieux le soin apporté aux esquisses d’Anne Lemire et Devon Mulvey…

Un grand roman historique et politique doublé d’un bon polar, premier volume d’une trilogie, Thomas Mullen la grande classe !

Clete.

LA DERNIÈRE VILLE SUR TERRE de Thomas Mullen / Rivages

The Last Town on Earth

Traduction: Pierre Bondil

Thomas Mullen a acquis une certaine reconnaissance chez les amateurs de polars avec sa trilogie Darktown racontant l’histoire des premiers flics noirs dans le Deep South à Atlanta et dont Sony Pictures a acquis les droits pour une série. Comme l’auteur originaire de Rhode Island et vivant à Atlanta n’en était pas à son coup d’essai, le succès de la trilogie et l’actualité mondiale des dernières années ont incité Rivages à sortir ce grand et beau roman sur un pan de l’histoire américaine qu’est La dernière ville sur Terre.

“1918, État de Washington. Au cœur des forêts du Nord-Ouest Pacifique se trouve une ville industrielle appelée Commonwealth, conçue comme un refuge pour les travailleurs et les syndicalistes.

Pour Philip Worthy, le fils adoptif du fondateur de la scierie, c’est le seul endroit au monde où il peut compter sur une famille aimante. Et pourtant, les idéaux qui définissent cet avant-poste sont menacés de toutes parts. Le président Wilson a fait entrer son pays dans la Première Guerre mondiale et, avec la peur des espions, la loyauté de tous les Américains est remise en question.

Mais une autre menace s’est abattue sur la région : la grippe espagnole. Lorsque les habitants de Commonwealth votent en faveur d’une quarantaine, des gardes sont postés sur l’unique route menant à la ville. Philip Worthy aura la malchance d’être en service lorsqu’un soldat se présentera pour demander l’asile.”

Certains lecteurs, ayant associé le nom de Mullen à des polars, seront certainement un peu désarçonnés par ce roman, le premier de l’auteur. On n’est plus dans le procédural, l’investigation sous relents de racisme. Néanmoins, le volet social et politique présent dans la trilogie est ici à son zénith. Pour cette communauté au fond des bois, c’est l’heure des choix : s’isoler pour se sauver ou continuer à vivre dans la peur de la contagion. La pandémie de grippe espagnole fera beaucoup plus de victimes que la première guerre mondiale. Il est évident que la tragédie du COVID vient de suite à l’esprit et ne nous lâche plus pendant 500 pages. Nous voyons ici, sur ce petit territoire qui décide de vivre en autarcie, tous les comportements, toutes les réactions, toutes les interrogations, tout le complotisme, tous les mensonges, toutes les oppositions, toutes les fuites, toute la panique que nous avons vécus il y a peu, tout sauf les vaccins et l’action étatique. C’est impressionnant, troublant. Parallèlement, Mullen montre les mouvements sociaux notamment celui des suffragettes, la répression dans le sang des mouvements syndicaux, les modèles de société qui éclosent en balbutiant, la relation au travail. Surtout apparaît cette forte opposition populaire somme toute très légitime, gommée de l’histoire officielle, à l’idée d’aller se faire massacrer dans les tranchées françaises pour que les financiers ricains récupèrent leurs avoirs européens.

On ne peut s’empêcher de penser à deux autres grands romans du catalogue Rivages dans un registre très proche : Nous ne sommes rien, soyons tout du regretté Valerio Evangelisti et le magnifique Un pays à l’aube de Dennis Lehane à une époque où il n’écrivait pas encore des bouquins ressemblant trop à des scénars prêts à l’emploi.

Par la petite lorgnette de l’histoire tragique de la communauté de Commonwealth, ce sont toutes les pièces du puzzle américain qui apparaissent et se mettent en place. L’aube d’un pays peuplé de parias, d’exclus, de maudits, d’aventuriers et qui, dans la souffrance, dans les épreuves, dans la violence et sur les cendres d’une Europe bouffie de suffisance qui s’entretue, va devenir le pays le plus puissant du monde.

Un grand roman américain.

Clete.

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