Chroniques noires et partisanes

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INFLAMMATION d’Eric Maneval / La Manufacture de Livres Collection Territori

La tectonique des plaques caractérise l’ensemble des mouvements des plaques plus ou moins rigides constituant la lithosphère terrestre. S’impliquent des mouvements de convection et des points de divergence. L’analogie face au déroulé du récit haletant d’Eric Maneval m’apparaissait comme autant de frictions, de doutes quant à la rencontre d’individus ayant un lien ténu pour certains et fort pour d’autres. Mais les surprises, les inflexions brutales, les découvertes insensées seront de mise dans un tourbillon d’où la lutte reste vaine….

« Je leur dirai que leur maman est partie et qu’elle a eu un accident. Voilà ce qui s’est passé, les enfants. Maman a eu un accident et elle est tombée dans la rivière. C’est la pure vérité. Elle est partie, et surtout ne me demandez pas pourquoi. Ne me demandez jamais pourquoi, parce que je n’en sais rien et ça me rend fou.

Liz disparaît un soir d’orage violent. Jean a tout juste le temps de la voir prendre le volant et s’enfuir sous les trombes d’eau.

Dans le courant de la nuit, une fois la ligne téléphonique rétablie, la voix de Liz hurlera dans un message : « Pardon, Jean ! Pardon ! »

Toutes les questions qui se mettront à hanter Jean à partir de cette nuit-là ne le mèneront qu’à l’angoisse et au doute, car on ne sait jamais si ce que l’on voit, d’autres le voient aussi. Et s’ils le voient, on n’est jamais certain qu’ils l’interprètent de la même façon que nous. Nous écoutons ce qu’ils en disent et nous continuons de croire ce que l’on a vu, mais qu’en est-il au juste ? On ne sait pas. Il en va ainsi des paysages, des choses et des êtres. Parfois des êtres qui nous entourent. Parfois de ceux qu’on aime plus que tout au monde depuis des années. »

Eric Maneval bouquiniste, guitariste et veilleur de nuit vivant à Marseille a reçu le Prix du polar lycéen d’Aubusson pour son roman Retour à la Nuit.

En entrant de plein pied dans le drame qui se joue, le lecteur est pris aux jugulaires et l’impression, sans emprunter d’antichambre, est nettement renforcée par le flou, par l’absence de repères géographiques et de détails rassurants autour d’un contexte encore indéfini. Un père de famille, heureux par bien des aspects, voit son épouse disparaître et rapidement conserve ce pressentiment que celle-ci ne reviendra pas. Il doit alors affronter des écueils multiples. L’angoisse de la perte, son repositionnement à l’intérieur de son foyer semble des passages obligés. Mais viennent se greffer des difficultés supplémentaires lestes ouvrant des portes vers l’inconnu. L’effet domino de découvertes effroyables, paradoxalement, galvanise le chef de famille.

Le récit magnifiquement construit, nous ballotte, nous essouffle, nous instille doute et questionnement dans un dédale dont on ose imaginer une issue favorable. Collé à la peine, notre empathie face à la dureté des événements et des rebondissements implose nos pulsations cardiaques, hypersécrète une sueur rance, des reflux gastriques amers. On est désarçonné mais notre propension de lecteur de roman noir se trouve comblée par ce sens narratif, la faculté de construction d’un récit étouffant sous l’égide d’une plume racée.

Terrifiant et troublant…

Chouchou.

P.S : choix de couverture musicale, non pas pour le titre, mais bien par l’atmosphère distillée par le titre choisi.

CAT 215 d’Antonin Varenne/ Territori

 

Huis clos pour un trio dans la densité, la moiteur, la touffeur de la forêt amazonienne guyanaise. L’ambivalence spatiale de l’infini du nord-ouest de l’Amérique du sud et la vie en vase clos surligne les paradoxes, les disparités, les dissonances des trois hères.

« Un jeune garagiste quitte la métropole pour rejoindre en Guyane son ancien patron.Celui-ci, devenu orpailleur, doit changer le moteur d’une monstrueuse pelle Caterpillar 215 qu’il a entrepris de faire convoyer par un ancien légionnaire et un énigmatique Brésilien.La machine est immobilisée loin de la mine sauvage.Luttant contre la jungle à la fois fragile et menaçante les hommes vont alors se battre contre leur propre folie, contre cette nature qui les fait souffrir et qu’ils torturent en vain au pied de la pelleteuse plantée au milieu de la forêt.Énorme quand ils se tiennent à côté, ridicule face à ce qui l’entoure.

L’appât du gain, l’éternel appât du gain, tel est l’origine banal du récit. Marc replonge, à contre cœur, dans les méandres géographiques et des hommes peuplant ces lieux de perdition.

La tierce formée dans l’étouffement de la profondeur de la jungle Guyanaise déclenche d’instinct et de facto des tensions palpables, imbibées de rancoeurs éthyliques, d’habitus autochtones et de déracinement métropolitain.

Ascension crescendo des acrimonies livrés aux vies, aux histoires et constructions individuelles, la nervosité et le quant à soi des protagonistes se griment de parures proches du kaléidoscope lysergique.

Antonin Varenne conserve cette propension à pousser son lecteur à la fébrilité, la lipothymie consciente pour finalement en extraire un jus exotique, certes aigre mais vivifiant !

Fibrillations de nos sens alertés, dans un rythme leste, hors temps, hors du temps, suffocant, proche de la rupture, de l’apoplexie… La nouvelle permet à nos imaginations de divaguer.

Suintant le fiel, l’amertume sous couvert d’une écriture ciselée pour le genre et riche d’une acuité propre à l’auteur qui démontre, une fois de plus, son habileté, sa spontanéité rhétorique et sa sensibilité. Pur et dur !

Chouchou.

 

 

 

 

CAVALIER SEUL de Fred et Nat Gevart/Territori

Court récit de la passion, des passions. On s’engouffre dans la douleur, douleur du corps, douleurs des âmes. L’écriture à quatre mains révèle, sans mièvrerie ni condescendance, la souffrance humorale des adeptes du sport extrême et y conjugue avec aisance et équilibre, une description sensible d’une relation tumultueuse.

« 1985. Par un soir d’hiver, la femme de Serge Ourozewski, gynécologue réputé, meurt en couches. Rongé par la culpab.ilité, Ourozewski part s’isoler dans la forêt de Saoû avec son fils Rémi, âgé de huit ans. Dans ce monde clos, Ourozewski bascule dans la folie. 

2014. Baptiste, un étudiant en médecine, participe à une épreuve d’Ultra-Trail dans le Vercors. Il termine deuxième derrière une mystérieuse jeune femme, Marion, qui disparaît sitôt la ligne d’arrivée franchie. 

2015. Baptiste prend sa revanche et remporte la course. Après une nuit passée ensemble, Marion disparaît de nouveau en lui donnant rendez-vous l’année suivante. Mais Baptiste ne parvient pas à l’oublier. Il s’installe à Die dans l’espoir de la retrouver. Un jour il découvre les reliefs abrupts de la Forêt de Saoû. Il y rencontre un coureur solitaire. Un homme à la vélocité exceptionnelle. 

En poursuivant Marion, Baptiste découvre peu à peu le terrible secret qui la lie à Rémi. La vérité surgira-t-elle au bout du chemin ? « 

Jeune étudiant en médecine, Baptiste a une passion celle de courir. Au détour d’un ultra-trail, des révélations sont mises à jour. La première renforce sa détermination pour les courses extrêmes et ses sensations inhérentes. La seconde personnifiée par Marion aiguise frénétiquement et passionnément son attirance physique pour elle.

Au coeur de cet entrelacs de sensations amoureuses se dresse des non-dits, des fêlures, des anfractuosités, des mystères gainés par exutoire de la course tel une allégorie vertigineuse, tourbillonnante.

Cavalier Seul pourrait se sous-titrer “Cavale en solo” car on assiste véritablement, de part et d’autre des protagonistes, à une fuite de leur passé, de leurs histoires, de leurs responsabilités. Personnages attachants, voire doués d’une attirance magnétique, les auteurs ont réussi le pari d’accoupler les thématiques du sport et celle des relations passionnelles ainsi que les vécus intra familiaux . Le résultat en a été de ce court récit une concrète alacrité de lecture.

J’y ai personnellement retrouvé des émotions, l’excitation, les sensations décrites à la pratique d’un sport qui au-delà de l’activité physique revêt un caractère addictif et jouissif malgré la dose d’ambivalence, de souffrances et de déconvenues en pareilles circonstances.

L’adjonction de cette tumultueuse passion amoureuse , qui paradoxalement assombrit l’horizon, “enfante” d’une addiction supplémentaire délétère.

On est bien face à un roman noir qui vous harponne le coeur, la pompe sanguine et la pompe aux sentiments incontrôlés. Jouissance de lecture sur un pan du roman noir peu , voire pas, empruntée, on en ressort ébloui le regard tourné vers l’adret et mélancolique quand celui-ci diverge vers l’ubac.

La haine, c’est juste de l’amour en rage”.

Chouchou.

 

 

BATTUES d’Antonin Varenne aux éditions écorce / manufacture des livres

C’est à « Quais du polar » que j’ai eu envie de lire ce livre. J’étais peut-être lassée par les polars ruraux, une mode comme une autre en littérature, mais qui dit mode dit parfois engouement surfait… Au cours d’une conférence, j’ai été frappée par la simplicité, l’authenticité et l’humour d’Antonin Varenne : il ne m’en faut parfois pas beaucoup pour me jeter sur un livre ! Et bien m’en a pris car ce « Battues » est une pépite : fort, noir et tout simplement beau.

La ville de R. se partage entre deux clans : les Messenet et les Courbier, grands propriétaires terriens et seuls fournisseurs d’emplois dans cette zone rurale sinistrée. C’est une petite commune où tout le monde se connaît, où les rancunes ont la peau dure et où tout se sait, ce que l’on ne sait pas on l’invente sans la moindre bienveillance. Un paysage somptueux mais une atmosphère lourde…

Rémi Parot, garde-chasse de R., défiguré à la suite d’un accident agricole à l’adolescence y a toujours vécu, c’est son grand-père qui y a acheté des terres. Mais il n’y est pas forcément le bienvenu, toujours un peu étranger après trois générations, l’intégration se fait lentement… Il est resté et s’est installé au fond des bois, loin des regards de la ville sur ce qu’il a pu sauver des terres de ses parents de l’appétit des requins locaux.

Michèle Messenet, elle, est partie pour être libre, anonyme, oublier… dans la dope surtout et elle revient après quelques années et un séjour en taule, les blessures toujours ouvertes, la rage, la hargne contre cette entité malfaisante qu’est R. : les racontars, l’impossibilité de vivre sa vie sans le jugement de tous et l’approbation des hobereaux du coin qui pensent qu’ils ont tous les pouvoirs, petits seigneurs qu’on laisse faire.

Et gare à ceux qui résistent : un militant écolo, opposé à l’exploitation intensive du bois, seule activité économique restante, disparaît. C’était un ami de Rémi qui va participer aux recherches et mener l’enquête.

« Les hommes laissèrent les distances se creuser entre eux et commencèrent à marcher d’un pas plus long et rapide. La pente dans le dos et n’y croyant plus vraiment, ils accéléraient naturellement, distançant Rémi qui continua à s’user les yeux sur le moindre morceau de terre, la moindre tache de couleur aperçue. Il pensait à Philippe, roulé dans un tas de feuilles mortes, sur un humus pourrissant, à quelques mètres de lui, peut-être, et lui revenait le souvenir de l’odeur du sang qui se mélangeait à celle de la prairie fauchée ; la douleur qui le ramenait à la conscience en des chocs déments ; la folie des secondes, coincé sous la ferraille. Il avait attendu, comme Philippe, peut-être, un œil fiché au ciel, se demandant si quelqu’un allait lui venir en aide ou s’il allait crever ici. »

Cette enquête va remuer bien des choses et remonter loin dans le passé : les vieilles haines, les conflits larvés, les humiliations ravalées vont décupler la ténacité de Rémi. Il va mener l’enquête façon pitbull et peut-être en profiter pour régler quelques comptes… Dans cette région de taiseux, on ne s’explique pas, on cogne voire on tire.

On est au far west. Le gendarme du coin, qui n’est pas du coin justement, en est réduit à compter les points, un peu ahuri par cette violence qui se déchaîne hors la loi, ici, on lave son linge sale en famille…

Antonin Varenne sait parfaitement rendre l’atmosphère étouffante de ces petits coins où la désertification a accentué le repli sur soi et où mai 68 n’a pas changé grand-chose. Tous ceux qui ont vécu dans ce genre de petite ville reconnaîtront l’ambiance, d’où qu’ils soient et c’est ce qui fait la force de ce récit qui se situe dans un territoire mais va bien au-delà, au cœur de la nature humaine et des passions qui l’animent. Les élites locales qui règnent en maîtres et sans contestation possible, qui s’en mettent plein les poches, petits suzerains corrompus et pleins de suffisance, on les retrouve partout.

Rémi, cowboy solitaire, justicier, mais pas seulement… va les combattre. Une autre force de ce roman ce sont les personnages, magnifiques! Ils sont tous terriblement humains avec des sentiments forts mais aussi des failles, des blessures et de grandes zones d’ombre.

Avec une écriture simple et fluide, Antonin Varenne construit brillamment son histoire en zigzaguant dans la chronologie, mêlant récit et dépositions, sans jamais nous perdre. Tout en disséquant cette petite société et les liens qui les unissent tous, il nous entraîne dans un western du Massif central et nous révèle peu à peu une sombre histoire dont personne ne sortira indemne.

Un magnifique roman noir qui n’a rien à envier aux grands romans américains.

Raccoon

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