Chroniques noires et partisanes

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TERRES NOIRES de Sébastien Raizer / Série Noire / Gallimard

“Sur le point de quitter l’Europe, Dimitri Gallois et Luna Yamada sont victimes d’un règlement de compte sanglant. Mafia serbe, armée privée américaine, groupe bancaire basé au Luxembourg : la véritable cible de cette collusion toxique est Santo Serra, à la tête d’une branche stratégique de la ‘Ndrangheta, et c’est avec lui que Dimitri et Luna vont tenter de briser l’engrenage mortel qui les happe.

Lorsque l’horizon semble s’éclaircir, Luna disparaît au cours d’une embuscade. Pour la retrouver, Dimitri va fouler les terres les plus noires de la sauvagerie et de la folie contemporaines.”

Terres Noires est le troisième volet de la trilogie Dimitri Gallois, son final. Dans sa postface Sébastien Raizer préfère le terme de triptyque:

“Les nuits rouges” traite de crise, “Mécanique mort” de crime, “Terres noires” de guerre. C’est davantage un triptyque qu’une trilogie: trois portraits selon trois thèmes. Ces thèmes sont indissociables et forment le cœur noir de l’Occident”.  

Si ce volume est salement empreint de la violence et de l’aveuglement de la guerre, avec en arrière-plan l’Ukraine, il est néanmoins totalement dépendant des deux premiers. Il serait vain et regrettable de rentrer dans l’histoire sans avoir lu les deux premiers et cela malgré les apports didactiques éclairés de l’auteur. Commencez par Les nuits rouges parce qu’il est sûrement le plus touchant, le plus personnel de Sébastien Raizer, originaire de cette région des trois frontières de la Moselle et enchaînez par Mécanique mort parce qu’on y découvre l’internationale nébuleuse du crime mafias, banques et officines paramilitaires qui engendrent le cauchemar que nous allons vivre.

Les trois romans semblent obéir à un crescendo dans la violence comme dans la dénonciation du libéralisme et cet épisode est certainement le plus dur, le plus létal. On ne meurt pas d’une simple balle dans le buffet chez Sébastien, il sait y faire pour jouer avec nos nerfs… et là, son théâtre de l’horreur est particulièrement réussi dans sa démence et outrageusement vicieux dans sa répétition.

Si Sébastien Raizer cite souvent Joy Division dans ses propos, ici on n’est plus dans la furie de Rammstein (cité également). L’écrit est scandé, hurlé, semé de citations assassines souvent pertinentes mais aussi parfois nettement moins efficientes car sorties de leur contexte ou totalement déplacées (une leçon de démocratie donnée par le représentant permanent de la Chine aux Nations Unies à propos de la guerre en Ukraine… pffff). Mais même si pour une fois on n’est pas du tout en phase avec le discours politique qui accompagne l’histoire, on ne peut que reconnaître qu’il enrichit le récit, le rend plus sauvage, plus furieux, une sorte de mantra logique dans la progression d’un roman contre le symbole du libéralisme : les USA tout en offrant un argumentaire recevable, développé à un époque par Le Monde Diplomatique en France.

Le roman, redoutable, n’est pas à mettre entre toutes les mains d’une part par l’explosion meurtrière particulièrement vicelarde qu’il mûrit et d’autre part par la complexité des forces, des fractions qui l’animent. Mais Sébastien Raizer reste droit dans ses bottes, se moque du consensuel, se concentre sur sa diatribe, montre une autre vision du monde et offre une histoire éprouvante et très prenante, un cauchemar halluciné et hallucinant.

Clete.

MÉCANIQUE MORT de Sébastien Raizer / Série Noire

Nyctalopes suit Sébastien Raizer depuis longtemps à travers des chroniques et des entretiens et chaque nouvelle parution du plus japonais des auteurs de la Série Noire est un petit plaisir dont on apprécie la récurrence. 

“Après trois ans passés en Asie, Dimitri Gallois revient à Thionville, afin de se recueillir sur les tombes de son père et de son frère pour apaiser son âme tourmentée. Mais ce retour réveille de vieilles haines et provoque un regain de violence entre des clans ennemis qui avaient conclu une paix toute relative. Vengeance, trafic de drogue, opium de synthèse, banquier corrompu, mafia albanaise et ‘Ndrangheta, Dimitri va-t-il réussir à échapper à cette terrifiante mécanique de mort ?« 

Mécanique mort est la suite de Les nuits rouges paru en 2020 et c’est une première surprise tant le premier roman ne laissait pas poindre ce deuxième opus qui s’avère finalement très pertinent. Dans Les nuits rouges, Raizer, par le biais d’un cold case, s’intéressait surtout au démembrement industriel de la Lorraine à l’orée des années 80, de la panade qui s’ensuivit pour les populations sinistrées et oubliées par les institutions et par la quasi-totalité de la classe politique. S’y greffait aussi un peu du monde de la dope dans une ville de Thionville un peu zombie. 

Pour Mécanique mort, Raizer a juste modifié la focale, passant du local de Thionville à un territoire plus vaste : la Lorraine ainsi que la Sarre et le Haut Palatinat voisins, abandonnant sa vindicte sur les politiques pour mieux se concentrer sur la finance et sur une banque en particulier. Vous la reconnaîtrez aisément en apprenant ses comportements encore plus voyous que ses concurrents et ses accointances prouvées avec les mafias pour le blanchiment et autres opérations crapuleuses liées à l’apparition du fléau fentanyl sur la région. 

Dimitri Gallois débarque en fantôme à Thionville mais rapidement les liens anciens, les comptes à régler et le danger de son retour sur un équilibre local animent un récit percutant, dur, où la violence (et il vaut mieux en être averti) ouvre sur le cauchemar, la barbarie la plus sale. Parallèlement à l’intrigue, Raizer assène des propos forts sur la marche du monde, sur les banques, sur la face cachée du libéralisme. 

On est donc dans un roman aussi abouti que Les Nuits rouges, balançant entre résilience et colère, mais avec l’ajout non négligeable de passages humoristiques et de personnalités très solaires. Reste à savoir si ces éclaircies dans un tableau salement moche et sombre porteront, mais force est de constater qu’elles montrent une certaine tendresse totalement nouvelle chez le romancier. Ajoutez-y quelques passages dignes d’un tour operator et vous comprendrez l’amour de la Lorraine de Sébastien Raizer. Il est originaire de ce coin de France et parfois l’histoire de Dimitri Gallois, sa tendresse masquée, semblent ressembler à la catharsis de Sébastien Raizer. 

Il aura donc fallu qu’il s’installe à l’autre bout de la planète pour qu’il écrive avec insistance sur ses origines, son terroir. Alors, manier le sabre, vivre une pratique bouddhiste accomplie, couper le gazon au ciseau dans des temples, vivre au sushiland, c’est bien, mais rien ne vaut une petite mirabelle Sébastien, non ?

Pur et dur, tout ce qu’on espère toujours en ouvrant une Série Noire.

Clete.

PS: 2022 de feu à la SN, Raizer maintenant et à venir DOA et Chainas !!!

MON JAPON À MOI par Sébastien Raizer.

On suit Sébastien Raizer dans son parcours à la Série Noire depuis longtemps. On échange fréquemment et c’est ainsi qu’est née l’idée d’adapter notre questionnaire « Mon Amérique à moi » à son expérience de vie au Japon. Sébastien a répondu bien au delà de nos attentes et nous fait partager sa passion pour l’empire du soleil levant. Qu’il en soit mille fois remercié.

***

S. RAIZER by UMA KINOSHITA

Cher Clete,

Je te remercie pour ton invitation.

« Mon Japon à moi » est assez proche de ce que le jésuite portugais Luís Fróis décrivait en l’an 1585 dans Européens et Japonais – Traité sur les contradictions & différences de mœurs : « Nombre de leurs coutumes sont si étrangères & lointaines des nôtres qu’il semble presque incroyable qu’il puisse y avoir tant d’oppositions chez des gens d’une aussi grande police, vivacité d’esprit & sagesse naturelle comme ils ont. »

D’abord, les réponses à tes questions, en rafale :

● Première prise de conscience d’une attirance pour le Japon :

Pas d’attirance, une évidence.

● Une image :

Les côtes japonaises depuis l’avion Séoul-Ōsaka

● Un événement marquant : 

Le tremblement de terre du premier jour passé au Japon

● Un roman :

Le Grondement de la montagne, de Kawabata Yasunari

● Un auteur : 

Tanizaki Jun’ichirō

● Un film :

Mishima, de Paul Schrader

● Un réalisateur : 

Ozu Yasujirō

Une série : 

La série originale des films Gojira

● Un disque : 

L’album imaginaire des Rallizes Dénudés

● Un musicien ou un groupe : 

Nisennenmondai

● Un personnage de fiction :

Le Roi-singe de La Pérégrination vers l’Ouest 

● Un personnage historique : 

Saigō Takamori, « le dernier samouraï »

● Une ville, une région : 

Kyōto pour la ville, Kagoshima pour la région 

● Un souvenir, une anecdote : 

Le trombone, le point sur le i et l’existence improbable du réel

● Le meilleur du Japon : 

L’ombre

● Le pire du Japon : 

L’effet « Solaris »

● Un mot : 

無. Mu est impossible à définir à l’aide de mots. Habituellement, on le traduit par « néant », mais un néant total, parfait, absolu, qui est aussi le tout — et inversement. Plus insaisissable que 空 (), qui est le vide (par rapport au plein).

Toutes ces réponses sont en fait liées par une intuition qui serait l’essence de « Mon Japon à moi », et qui tient en un mot : le zen. Le zen serait le point aveugle du tour d’horizon que tu proposes — en ajoutant un peintre, un philosophe, et plusieurs photographes, en modifiant l’ordre des questions et, pourquoi pas, les réponses…

● Un disque

« La musique du Japon est la plus horrible que l’on puisse entendre. » Luís Fróis

Le disque fantôme des dix titres d’un groupe mythique de Kyōto : Les Rallizes Dénudés (du japonais hadaka no rarīzu, adaptation improbable et incertaine des « valises nues », voire des « valises sans poignée »).

Ce groupe à la carrière ultra-sporadique surpasse en radicalisme tout ce que l’underground et l’avant-garde ont produit en un demi-siècle — sauf peut-être Throbbing Gristle.

Les Rallizes Dénudés sont formés en 1967 à l’université Dōshisha de Kyōto par Mizutani Takashi (chant, guitare) et Wakabayashi Moriyaki (basse). Ce dernier a vécu (vit ?) en Corée du Nord après avoir détourné un Boeing 737 de la Japan Airlines au départ de Tōkyō, le 30 mars 1970, avec un commando de l’Armée rouge japonaise. Ils ont été accueillis en héros à Pyongyang.

Viscéralement anti-américain, le groupe double son radicalisme politique d’un extrémisme musical.

Refus d’enregistrer en studio, morceaux de plus de dix minutes qualifiés de doom psych ou noise rock, murs de guitares comme des typhons métalliques, hallucinés et dissonants, et pourtant mystérieusement magnétiques. Le son est à la fois totalement pourri et sublime. On pense à des œuvres d’art brut : une rythmique ultra-schématique et des déluges de guitares saturées qui improvisent une théorie du chaos, noire et lysergique.

À quelques exceptions près, il n’existe que des enregistrements de concerts, et quelques archéologues sont parvenus à reconstruire ce qu’ont pu être leurs prestations, notamment Heavier Than A Death In The Family.

Mizutani, qui décrivait les Rallizes Dénudés comme un « groupe de musique tzigane radicale » et prônait des « performances guérilla », aurait donné un dernier concert — toujours avec les dix mêmes morceaux sans cesse distordus — en… 1996.

Bref, le parangon du groupe culte. Si on ne connaît pas, mieux vaut commencer par Night Of The Assassins :

Par ailleurs, un excellent livre vient de sortir sur la noise japonaise : Micro Japon de Michel Henritzi.

● Un musicien ou un groupe

Nisennenmondai. La musique de ce trio de Japonaises, c’est les vibrations de Tōkyō. Je fais court, mais elles sont dans quasiment tous mes livres, notamment dans la trilogie des Équinoxes, où elles font partie intégrante du psychisme de plusieurs personnages.

Basse, batterie, guitare et boucles : de l’hypnose métronomique. Leur Boiler Room est un joyau inusable :

Ajoutons un genre musical : l’enka, les chansons populaires de l’ère Shōwa — qui n’est pas seulement le titre d’un très bon roman de Murakami Ryū, traduit par Sylvain Cardonnel aux éditions Picquier.

La chanson Shōwa karesusuki (« Les herbes flétries de l’ère Shōwa ») émeut tout l’Archipel depuis 1975 et la sortie du film éponyme :

● Une série

« Les Japonais croient que sous la mer, il y a un royaume de lézards doués de raison. » Luís Fróis

Gojira. Cette série de films est fascinante, avec au départ une idée foutraque et géniale : un monstre gorille-baleine qui se nourrit de radioactivité (gorira+kujira=gojira). Une déclinaison de pop-culture cartoon avec un fond tragique, une liberté narrative assumée et une inventivité réjouissante (papillon divin, monstre à trois têtes, cyborg avec une scie circulaire sur le ventre…).

Dans le genre des kaijū eiga, les films de monstres, il y a aussi Ebirah, le crustacé géant de Duel dans les mers du sud (Fukuda Jun, 1966, compris dans la série Gojira), ou Frankenstein vs. Baragon, le dinosaure mutant (Honda Ishirō, 1965).

Le tout premier Gojira (Honda Ishirō, 1954) a été allègrement caviardé par les Américains pour sa sortie hors Japon : il était exclu que ce soient leurs bombes nucléaires qui aient réveillé la créature infernale — mais c’est pourtant ce qu’il s’est passé : les bombardements atomiques sur les populations de Hiroshima et Nagasaki ont créé un monstre mutant dans la psyché japonaise.

Il existe bien d’autres séries de kaijū eiga, et dans l’une d’elles, Gamera, ce sont des bombes nucléaires russes qui s’écrasent au pôle Nord et réveillent un monstre aux allures de tortue…

Il a fallu attendre 1997 pour la sortie en France de la version originale du tout premier Gojira, grâce au travail de Christophe Gans et HK Vidéo. De tous les films de la série, Mothra vs. Godzilla est un sommet, y compris pour sa bande-annonce :

Dans un autre genre, la série des films consacrés à Miyamoto Musashi, notamment ceux de Mizoguchi Kenji, Inagaki Hiroshi (trois films) et Uchida Tomu (six films). 

Détail révélateur : le tout premier film de la série, en 1943, s’appelait À deux sabres (Nitōryū kaigen), soit une référence directe à la spécificité de l’école fondée par Musashi, qui se battait avec un katana, sabre long, et un wakizashi, sabre de longueur intermédiaire. Le dernier film consacré à Musashi est sorti en 2020 et s’appelle Crazy Samurai Musashi — il est surtout une performance : un plan-séquence de 77 minutes où Musashi affronte 400 adversaires au cours de l’une de ses batailles les plus célèbres (l’autre étant son duel face à Sasaki Kojirō), qui a eu lieu à Kyōto en 1604 (dans ce film, il n’a qu’un seul sabre, et en réalité, il n’a vaincu « que » 50 ou 80 élèves de l’école de sabre Yoshioka, près du sanctuaire Ichijō-ji de Kyōto).

Voici le lien vers le film de Mizoguchi (1944, sous-titré en anglais) :

● Un réalisateur

Ozu Yasujirō.

Chaque plan de chaque film est une œuvre d’art.

Un film d’Ozu, c’est l’essence du regard et de la perception qui se déploient dans la culture et l’imaginaire japonais, tels qu’on peut les ressentir dans des manifestations aussi variées que les haïkus de Bashō, les peintures de l’ukiyo-e, le silence des contemplations (paysages, saisons, gens) et la simplicité de leur objet. On perçoit aussi la part lugubre de la psyché, des contradictions insolubles, des rites, des croyances, et bien sûr, la part lugubre… des paysages, des saisons, des gens.

Pour en revenir aux films d’Ozu : tout y est à la fois parfait et invisible. C’est simple et somptueux. Sur le fond comme sur la forme, du scénario à la mise en scène, il atteint l’essence de ses personnages sans les toucher. Les ombres, les silences, les objets : Ozu en produit une esthétique unique.

Par le biais des genres abordés, son œuvre est un continent, comme celle de Tanizaki en littérature. On peut passer sa vie à traverser, sillonner, découvrir ce continent. Ce qui est vertigineux, c’est qu’on a l’impression qu’il est rempli de sommets, et que l’on ne cesse de passer de l’un à l’autre. Un continent de monts Fuji — des centaines de montagnes sont appelées « Fuji » au Japon, en hommage à Fuji-san (le mont Iwate est Nanbu Fuji, le mont Yōtei est Ezo Fuji, le mont Iwaki est Tsugaru Fuji, etc.)

Et Ozu est loin d’être le seul continent. Que ce soit le cinéma, la littérature, la photo, la peinture, chaque art japonais est une galaxie impossible à cartographier, un monde flottant en soi dans lequel on ne peut pas vraiment se déplacer avec la géographie, le plan et la boussole occidentales. Chacun y invente son propre voyage, mystique et amnésique.

● Un film

Cette histoire de monde flottant, impossible à cartographier, me permet de citer plusieurs films.

Ceux de Sono Sion, dont Guilty Of Romance et Himizu (mais là aussi, le continent est vaste). Poésie explosive, à la limite du delirium macabre, et à chaque fois, le tour de force est de rester (à peu près) sur les rails…

Et dans l’immense tempête cométaire de films totalement cinglés, Electric Dragon 80 000 Volts de Ishii Sōgo. Dragon Eye Morrison et Thunderbolt Buddha qui se shootent à coup de mégavolts pour se battre en duel, c’est unique — et la bande-son est exceptionnelle :

J’avais spontanément cité Mishima de Paul Schrader. Son sous-titre est « une vie en quatre chapitres ». Ce film vaut tout spécialement parce que la biographie de Mishima y est décapée par son œuvre même — dont le seppuku fait partie. Il suffit de relire n’importe lequel de ses textes des années 60 pour s’en rendre compte. Ou même ses premiers écrits. Et parmi ses derniers essais, Défense de la culture est sans équivoque à ce sujet — mais le lire sans bien connaître Mishima peut se révéler périlleux. Tout comme s’acharner vouloir faire rentrer dans des concepts occidentaux l’homme et l’œuvre, qui ne font qu’un. Mais on s’éloigne de la question du film…

Il y a quantité d’autres Fuji-san dans le continent cinématographique japonais, que ce soit Naruse Mikio (Le Grondement de la montagne, Nuages flottants), Kurosawa Akira (Les hommes qui marchèrent sur la queue du tigre, Rashōmon, Le Château de l’araignée, Ran — pour n’en citer que quatre).

Plus récemment, Le Samouraï du crépuscule de Yamada Yōji renouait avec le genre historique et intime (même s’il y a de très bons films sur la Restauration de Meiji), en racontant l’histoire d’un samouraï pauvre et frappé par le destin, qui fait face à son sort dans l’incompréhension générale.

● Un roman

« Notre encre est liquide ; la leur est en bâtonnets et on la broie pour écrire. » Luís Fróis

Je ne sais plus si le premier roman japonais que j’ai lu était Confession d’un masque ou Le Pavillon d’Or.

En tout cas, le premier livre, c’était juste avant et c’était un essai autobiographique : Le Soleil et l’Acier. J’étais adolescent et sans comprendre tout ce que je lisais, j’étais fasciné. Je l’ai lu et relu pendant des années. Le texte s’essouffle vers la fin, où Mishima aborde des sujets qu’il a mieux traités ailleurs, dans d’autres textes des années 60 et notamment dans Le Japon moderne et l’éthique samouraï. Mais le début de ce testament littéraire est sans équivalent. Toute la lucidité terrifiante de Mishima s’y exprime, ainsi que son don de styliste hors pair. La plume maniée comme un sabre : ce sont des pages inoubliables.

Un autre livre occupe une place à part : c’est Kyōto de Kawabata Yasunari, lorsque je l’ai relu à… Kyōto. L’effet de réel que l’on ne peut pas avoir en le lisant en France est sidérant. Je me délectais d’une lecture très lente et en me promenant, j’entendais le roman résonner dans les rues et les ruelles de Sanjō, je voyais les deux jumelles Naeko et Chieko se rencontrer à Gion, l’atelier, la maison traditionnelle, le père, le jeune homme occupé à la broderie de la ceinture, les cryptomères sur les flancs des montagnes qui entourent la ville, et surtout la galerie couverte de Sanjō-Teramachi et le ryokan (hôtel traditionnel, auberge) où Kawabata a écrit ce livre. Je suis même allé chercher les deux violettes qui poussent au creux du tronc d’arbre, évoquées en ouverture du roman, et qui symbolisent certes les deux jumelles, mais aussi le Japon traditionnel et le Japon de l’après-guerre. C’est ce qui amène certains critiques à faire une lecture politique de l’œuvre, ce qu’on ne peut réfuter, mais selon moi, aucune lecture transversale n’est valide. Il n’y a pas de prisme, seulement des kaléidoscopes. C’est un tout, sensuel, émotionnel, social, humain, tragique et élégiaque, tout en restant une épure, une symphonie du silence.

Du coup, j’ai relu tout Kawabata, et tout Mishima, tout Tanizaki, et tout Natsume Sōseki.

Ça m’a pris environ deux ans et dans cette double immersion, c’est un autre roman de Kawabata qui a eu une résonance incroyable : Le Grondement de la montagne. Les œufs de serpent, la nuque de la belle-fille, les torrents d’émotions troubles et les vertiges de meurtrissures, de mort et de souillures… enveloppés d’un silence et d’un calme souverains. Ce roman fragmenté et sublime est devenu un film de Naruse… 

Et puis, il y a Soleil couchant de Dazai Osamu, dans la traduction de Didier Chiche parue aux Belles Lettres, et toute l’œuvre de Dazai Osamu d’ailleurs, ainsi que Nuages flottants de Hayashi Fumiko, traduit par Corinne Atlan chez Picquier — un puissant roman d’amour tourmenté dans le Japon en ruines de l’après-guerre, également filmé par Naruse. Portraits saisissants d’hommes et de femmes, d’ambiances, de rêves et de désespoirs, entremêlés dans une histoire déliée comme un fleuve. Les images du Tōkyō populaire qui se reconstruit sur ses propres cendres sont inoubliables, tout comme la profondeur et la subtilité des personnages peints par Hayashi Fumiko — une écrivaine majeure malheureusement très peu traduite en français.

Et puis, il y a un genre particulier à l’ère Meiji, qui a vu la naissance de la littérature japonaise contemporaine, notamment avec Natsume Sōseki, habitée par une obsession pour la question de l’identité japonaise. Confronté à l’Occident après sept siècles de fermeture (avant le bakufu, ou shogunat, qui dura du xiie au xixe siècle, le pays n’avait eu des échanges qu’avec la Chine et la Corée), le Japon de l’ère Meiji se redéfinit lui-même, notamment par le biais de la littérature : Le Livre du thé de Okakura Kakuzō (1906), Bushidō, l’âme du Japon, de Nitobe Inazō (1900), ou le très célèbre Je suis un chat de Natsume Sōseki (1906), même s’ils ont le souci de présenter la culture japonaise à l’Occident, sont fondamentalement des redéfinitions du Japon par lui-même. (L’arrivée du bonze dans le récit du chat de Natsume marque un profond tournant dans la lecture, qui commence par une suite d’aventures rocambolesques à l’humour acerbe.) Le même phénomène se reproduira après-guerre avec Le Chrysanthème et le Sabre de l’anthropologue Ruth Benedict, à laquelle les autorités militaires américaines ont commandé une étude pour leur expliquer la mentalité nippone : les Japonais y ont lu avec curiosité et avidité la façon dont les Occidentaux les percevaient, alors qu’ils venaient justement d’être successivement privés de leurs fondations culturelles : le sabre et le chrysanthème (l’empereur).

● Un auteur

« Nous étudions divers arts et sciences dans nos livres ; eux passent toute leur vie à connaître le cœur des caractères. » Luís Fróis

Mishima Yukio. J’aurais pu choisir Tanizaki ou Kawabata ou Natsume — tout comme pour la question du livre, j’aurais pu choisir La Pérégrination vers l’Ouest, une merveille parmi les quatre classiques de la littérature chinoise.

Mais restons avec Mishima.

J’aurais pu répondre à quasiment toutes les questions avec lui.

Un disque : la bande originale composée par Philip Glass pour le film de Paul Schrader.

Un film : Mishima de Paul Schrader.

Un réalisateur : Mishima, pour Rites d’amour et de mort.

Une ville : Mishima, au pied du mont Fuji.

Un évènement marquant : la visite de la maison de Mishima à Tōkyō, peu après mon arrivée au Japon.

Un souvenir, une anecdote : la visite du bureau du général Mashita, dans le quartier général des Forces d’autodéfense à Tōkyō, là où Mishima s’est donné la mort, le 25 novembre 1970. Je l’ai visité le 25 novembre 2020, soit cinquante ans exactement après son seppuku — et à l’heure près j’imagine, puisque c’était également en fin de matinée. D’abord, la visite du hall officiel, où une employée explique où se tenait l’empereur et comment les sculptures du plafond rendaient hommage à l’endroit où il s’asseyait ; le détail des rayures sur le parquet lorsque l’armée américaine a transformé l’endroit en tribunal de guerre ; l’exposition des tenues des soldats japonais au travers de l’histoire ; un film sur le bâtiment, sa construction, ses transformations, sa rénovation, etc. Mais pas un mot sur Mishima. Seule allusion : « Après la guerre, des incidents ont eu lieu entre ces murs ». J’ai reçu une attestation qui stipulait que j’avais effectué la visite, une carte postale avec une photo des bâtiments, deux ou trois bricoles en souvenir…

Tout au début, l’employée a précisé que le bâtiment original avait été déplacé, pierre par pierre, lors de la rénovation de l’ensemble du complexe, à la fin des années 90. En fait, seuls la façade et le premier étage ont été conservés — soit une petite partie d’un bâtiment en forme de carré avec une croix au milieu. Je me suis dit qu’ils avaient également amputé l’histoire, mais que ce n’était pas possible vu le retentissement de l’événement… Et nous sommes montés au premier étage, où il y a trois bureaux. Dont celui, au centre, du général Mashita. Et une fois là, le déluge. Les traces de coups de sabre sur les montants en bois de la porte, le déroulé de la prise d’otage, l’assaut repoussé, la fenêtre utilisée par Mishima pour passer sur le balcon et faire sa harangue aux soldats (celle de gauche, qui s’ouvrait en coulissant à l’époque)… Et puis, le silence. Rien au sujet du discours qu’il a hurlé sous le vacarme des hélicoptères et les huées des soldats, ni au sujet des deux suicides (Mishima et Morita). L’employée avait fini de raconter son histoire et ne devait plus dire un mot sur le sujet. Le terme seppuku n’a pas été prononcé. J’ai regardé le tapis, qui était d’un rouge cramoisi. Il avait été changé.

Même réponse pour la question du Personnage de fiction : Mishima Yukio. Enfant malingre et sensible de la grande bourgeoisie de Tōkyō, il s’est réinventé pour incarner les mythes dont l’a nourri sa grand-mère, qui l’a élevé de sa naissance à ses douze ans : l’esprit samouraï — elle était issue d’une famille liée au clan Fujiwara — et le théâtre japonais, principalement. Il a fait de son corps un corps de guerrier et de son œuvre, un prodigieux théâtre de « la nuit, de la mort et du sang », dont son suicide est le point d’orgue. Et dans ce théâtre, il n’a cessé de porter un masque « plus vrai que ses propres chairs », selon son expression.

Mais personnage de fiction, Mishima l’est également devenu dans la culture occidentale. Personne au Japon ne l’a jamais perçu comme une icône homosexuelle et nationaliste. En France, il est enfermé, à coup de clichés devenus caricatures, dans la prison communautariste gay, à côté de la cellule de Jean Genet. Mais ce n’est que le reflet de la culture française dans le miroir du Japon. On ne peut pas se tromper ou se leurrer davantage à son sujet : c’est prendre le théâtre d’ombres de Mishima pour la réalité, ses fantasmagories et ses fictions pour son être profond. Ici, il est un autre : un écrivain extrêmement brillant qui a sorti ses tripes à l’extrême. Un chauffeur de taxi japonais m’a confié que le principal reproche que l’on pouvait faire à Mishima, c’était d’être allé trop loin : il en a trop révélé sur le Japon.

Mishima est un personnage de fiction bien plus vaste que ce que l’on imagine et se représente : il est le Japon. Il a voulu être et incarner le Japon. Et il y est parvenu. Un passage de son essai Défense de la culture (1968) est édifiant à ce sujet. Pour en résumer les idées principales : 

– La culture japonaise est forme, et cette forme recèle son âme, ses œuvres d’art, ses gestes et ses modes d’action. (« La littérature est un élément essentiel qui modèle la culture en tant que forme. »)

– La culture japonaise est une forme spirituelle et non matérielle, composée « d’œuvres purement formelles qui naissent, durent et s’effacent en un court instant », et se répètent à l’infini. Il n’y a pas de distinction entre l’original et la copie. « Cette culture qui est avant tout forme se mue en un mode d’agir dont l’essence est l’effacement. »

– La culture japonaise raconte une histoire unique : celle du Japon. « La culture japonaise suppose un sujet créateur libre dont la main est animée par la transmission des formes. » Ce sujet créateur « n’existe pas seulement dans les œuvres d’art mais aussi dans les couches profondes de la culture qui comprennent les actes et la vie ».

C’est tout cela, l’auteur Mishima Yukio.

● Un personnage de fiction

Un jour de printemps, il y a quatre ans, une jeune fille attendait à un carrefour. Sur le bas de son tee-shirt, qui tombait pile au niveau de ses fesses, il était écrit : « All you and me are fiction ».

Prenons un personnage de fiction qui ne laisse aucun doute quant à sa nature : le singe de La Pérégrination vers l’Ouest. Il est né d’un rocher frappé par la foudre, a pénétré les arcades du Tao, a foutu un bordel sans nom dans le royaume de Bouddha, qui l’a enfermé sous cinq montagnes pendant cinq cents ans, durant lesquels il a été nourri de bronze fondu et de pilules de fer. Ensuite, Kannon l’a chargé d’accompagner le moine chinois taoïste Xuán Zàng (Tripitaka de l’Empire des Tang, dans la version française) vers les terres de l’Ouest (l’Inde) à la recherche des rouleaux sacrés du bouddhisme.

Ce personnage est génial. Immortel, pétri d’avanies, colérique et sage, bagarreur et plein d’humanité. Il est doté de pouvoirs dantesques, peut terrasser des armées entières et des monstres prodigieux — on en revient aux kaijū eiga… Le moine chinois est quant à lui un gentil falot auquel le singe fait la leçon :

Comme les étoiles, les mouches ou les flammes,

Comme une illusion, une goutte de rosée ou une bulle,

Comme un rêve, un éclair ou un nuage :

Ainsi devrait-on voir tous les phénomènes.

Il s’appelle Songokū en japonais, Sun Wukong en chinois (« l’enfant qui a atteint la compréhension du néant »), et Singet en français (ou le Roi-singe, le Duc du Tonnerre, Pupilles d’Or, le disciple). Il faut souligner le travail de traduction d’André Lévy pour l’édition de la Pléiade : remarquable. (Certes, c’est LE roman de la civilisation chinoise, élaboré du vie au xvie siècle, mais cette dernière a énormément influencé la construction de la culture japonaise.)

● Un photographe

« Leurs images sont horribles et terrifiantes avec des figures de diables fulminant dans les flammes. » Luís Fróis

Eikō Hosoe ! Mais je me limite aux artistes de Kyōto, sans quoi je parlerais du travail singulier de Uma Kinoshita, notamment sa série en cours depuis presque dix ans sur Okuma-machi, la ville abandonnée — et interdite — où se trouve la centrale nucléaire de Fukushima-Daiichi. C’est un travail très profond sur le langage de la nature — assez violent en l’occurrence. Dès le premier regard, le spectateur est dépouillé et projeté dans ces paysages et dans la tempête d’émotions figées qui les hantent. C’est une expérience peu commune.

À découvrir ici (Mementos of Happiness et les autres séries) : 

https://www.umakinoshita.com/

À Kyōto, la première grande découverte, c’est Yoshida Akihito, lors de l’édition 2017 du festival Kyotographie. Le livre et l’exposition The Absence of Two (Une double absence, Xavier Barral, 2019) ont fait beaucoup parler d’eux en France et en Europe. J’en choisi donc trois autres, qui représentent chacun une direction cardinale du continent photographique de Kyōto.

Yuna Yagi a suivi une formation d’architecte à New York et à Berlin avant de revenir à Kyōto pour se consacrer à la photo. Elle parle souvent du regard et parvient à faire vibrer ce qu’elle nous donne à voir (Collapsing World, Blanc/Black). Elle parle de zen, également, et de ma — , un concept d’espace-temps, de mouvement immobile et d’impermanence. Mais dans ses photos mutiques, c’est une esthétique japonaise totalement rafraîchie qui happe le spectateur. Son épure est une hypnose. Dans un fracas de silence, tout devient minéral, sur le point de se dissoudre ou de s’évaporer, et une vibration essentielle sourd des visions qu’elle capte (Landscape of Kishira).

À découvrir ici :

https://yunayagi.com

Eriko Koga a étudié la littérature française avant de s’engager dans la photo. Chacun de ses projets est nourri d’images qui s’entrechoquent, résonnent, s’assemblent pour former une histoire sans début ni fin, comme l’ensō (le cercle) du zen — Eriko vit d’ailleurs dans un temple, et a beaucoup photographié le mont Kōya (Issan). Dans TRYADHVAN, un mot sanskrit qui désigne les « trois mondes » du bouddhisme (l’indissociabilité du passé, du présent et du futur), elle a saisi les états entremêlés de vie et de mort dans la nature et, à travers son regard, les lie à l’être intime du spectateur. Dernièrement, BELL plongeait allègrement dans la narration en adaptant la légende d’Anchin et Kiyohime…

À découvrir ici :

https://kogaeriko.com

Enfin, Kai Fusayoshi, légende de Kyōto, qu’il arpente et photographie sans relâche (« comme un chien qui pisse », dit l’un de ses amis) depuis plus de quarante ans. Avec un cœur de poète et un œil de faucon, il saisit comme personne la magie invisible du quotidien. Il a commencé par des expositions sauvages au bord de la rivière, et l’an dernier le festival Kyotographie lui a rendu hommage en installant trois immenses panneaux contenant des centaines de ses clichés, à l’endroit même de ses premiers faits d’armes. 

À découvrir ici (Kai est très actif sur Facebook également, et dans son bar de Kiyamachi, Hachimonjiya) : 

http://kaifusayoshi.website

● Première prise de conscience d’une attirance pour le Japon 

« Chez nous, l’invité rend grâce à son hôte ; au Japon, c’est le contraire. » Luís Fróis

Pas une attirance, une fulgurance.

La première phrase de Japon, empire de l’harmonie de Corinne Atlan est, de mémoire :

« Lorsque je suis arrivée au Japon, je me suis sentie complètement chez moi et en même temps, de l’autre côté de la lune. »

J’ai l’impression que dans ma mémoire, il y a toujours eu des rumeurs quant à l’existence de cet autre côté de la lune, à commencer par les anime. Je serais curieux de savoir combien de personnes ont le souvenir du 3 juillet 1978, par exemple. On se faisait chier au-delà du soutenable avec Lolek et Bolek et les Japonais nous balancent Goldorak… qui n’était pourtant qu’un succédané de Mazinger Z et n’a guère eu de succès au Japon :

https://youtu.be/opt3S11yaQg

Il y avait le karaté, les mythes des samouraïs, du seppuku (que l’on appelait alors hara-kiri, incorrectement), des ninjas et des geishas. La série Shogun… Le zen, les performances technologiques et économiques sidérantes, le bullet-train, les robots, le perfectionnisme, une forme d’outrance dans l’imaginaire, etc. 

Mais cela ne formait pas ce que j’appellerais une attirance. Plutôt la conscience de l’existence d’un univers à la fois unique et hors de portée, lointain et étrangement réel. Un univers tellement éloigné que l’attirance était impensable…

Et cet univers restait parfaitement idéal, tel qu’on peut l’appréhender à 10 000 kilomètres de distance. Parfaitement idéal, parce que c’était l’ailleurs parfait. Et c’était très bien comme ça. Je n’ai jamais eu l’idée ni le désir d’apprendre la langue japonaise en France, par exemple. Seule entorse : le karaté, que j’excusais en me disant que je n’avais pas un sensei japonais mais un instructeur lorrain. La condition pour que le Japon reste parfait en tant qu’ailleurs, c’était qu’il demeure lointain, idéal, intouché. C’était je crois son seul rôle : symboliser l’ailleurs.

Paradoxalement, ce sont les romans qui me donnaient une impression de proximité. J’y lisais une poésie de sang et de raffinement sublime, d’amour et de mort, ressentais un souffle d’absolu, entendais un écho intime, clair et profond.

Je me souviens avoir découvert Mishima dans une revue de karaté, justement. Le cliché de l’écrivain-samouraï est sans doute le moins faux de ceux qui encombrent sa « biographie ». Des années plus tard, j’ai appris que le bunburyo-dō (la double voie de l’art et de la guerre, de la plume et du sabre) était une tradition développée durant l’ère d’Edo et la Pax Tokugawa… (À propos de biographies : celle d’Henry Scott-Stokes, Mort et vie de Mishima, est une référence, et la plus complète est Persona de Inose Naoki, le seul à avoir eu accès à l’intégralité des archives de l’écrivain — disponible en anglais. Celle de John Nathan est une supercherie.)

En bref, comme pour énormément de monde, le Japon était un monde et une culture complètement à part et incompréhensibles.

Mais il devait bien exister une forme d’attraction magnétique, l’équivalent physique de la représentation mentale de cet ailleurs total. Comme l’un des fils de notre méta-histoire, que l’on pressent sans la comprendre.

Pendant une quinzaine d’années, j’ai voyagé d’ouest en est — et je ne m’en suis rendu compte que plus tard. Amérique du Nord et du Sud, Maghreb, Moyen-Orient, Asie du Sud-Est, Corée… Je ne pensais pas au Japon alors, mais à Montréal, New York, Caracas, l’Amazonie, le Sahara, la mer Rouge, puis la mer Jaune…

Et des années plus tard, le 30 juillet 2014, en arrivant à Kyōto… Ça faisait déjà un moment que j’étais en Asie, donc je n’étais pas anesthésié par le décalage horaire. La sensation unique de ce moment est toujours aussi vive. La chaleur de l’air dans le soir d’été, du poids du sol devant la gare, les mouvements du monde flottant environnant… Et, posé au sommet de la Kyoto Tower, ce vaisseau spatial bleu et vert qui illuminait la nuit : ce n’était pas l’autre côté de la lune, c’était une autre planète.

Le lendemain, une heure après un tremblement de terre et un alignement des équinoxes, je rencontrai Sachiyo devant le Pavillon d’argent. Une évidence qui s’ajoutait à une autre : mon centre de gravité avait toujours été ici, de l’autre côté de la lune.

C’était il y a sept ans. C’était hier.

Et hier comme il y a sept ans, j’ai toujours la pleine sensation de ce basho, comme le dit le philosophe Nishida Kitarō : la place existentielle, l’endroit véritable, l’espace d’épanouissement — l’eau, l’air et le feu de l’armée de dragons.

Évidemment, cette sensation ne suffit pas. Elle peut être évidence, fulgurance, mais elle n’est que condition initiale. 

C’est là qu’intervient la notion de (voie, chemin, comme dans bushidō, voie du guerrier, chadō, voie du thé, kadō, voie de l’arrangement floral, kōdō, voie de l’encens, shodō, voie de la calligraphie, etc.) Très tôt, il y a d’abord eu le zen, puis le iaidō (voie du sabre).

C’est par le zen que je suis arrivé au plus près du Japon, et que je suis entré pleinement dans « le monde flottant », avec une boussole à trois aiguilles : zazen, sabre, écriture.

Il y a quelque temps, j’ai ressenti que je faisais partie du Japon corps et âme — je resterai à jamais un étranger, même en obtenant la nationalité japonaise. Plus précisément, j’ai eu l’intuition que les frontières entre moi et le Japon s’étaient nettement amenuisées. Avec les années, les molécules qui composent mon corps ont été produites au Japon. Le même processus est à l’œuvre avec la conscience et l’imaginaire. C’est insensible, invisible, et soudain, j’ai réalisé que je faisais partie de ce corps social et culturel, que le chez moi que j’ai ressenti dès le premier jour, le basho, était devenu, sans que je m’en aperçoive, un processus plein et entier, un mouvement perpétuel et harmonieux — l’harmonie n’existant pas sans contradictions.

Pour reprendre une formule célèbre, tout le zen n’est que zazen, la méditation assise. Et je crois que le zen est l’essence de toutes les voies — cela se confirme au niveau historique : il y a un avant et un après Sen no Rikyū, celui qui a transformé la cérémonie du thé en voie, en art de la vie. Après lui, soit à partir de la fin du xvie siècle, tous les se sont formalisés : le tir à l’arc, le sabre, la calligraphie, etc., sont devenus des voies. C’est Rikyū qui introduit ce qu’on appellera les notions subtiles de wabi et de sabi. C’est en un sens son approche de la voie du thé qui a cristallisé ce que l’on nommera bien plus tard l’esthétique japonaise. (Le Secret du maître de thé de Yamamoto Kenichi, paru au Mercure de France, est une très bonne biographie romancée de Sen no Rikyū.)

Et l’inspiration subatomique de ces est le zen, qui les imprègne en profondeur.

Récemment, Mochizuki-san, le bonze responsable du temple Kōshō-ji, où je pratique zazen chaque matin à l’aube, m’a demandé ce qu’était selon moi le zen (il me retournait la question que je me proposais de lui poser dans le cadre d’une courte vidéo). Mon niveau de japonais m’a heureusement empêché de lui faire une réponse métaphysique : si chacun des (y compris la vie) est un fruit, le zen en est le noyau. (Il a accepté de faire la vidéo.)

En décomposant le kanji signifiant zen (禅), on lit shimesu et hitoe : « manifester ou exprimer l’unité ».

La pratique du zen est le zazen : la méditation assise (座禅).

Le zen est une branche spécifique du bouddhisme japonais, et on ne peut comprendre l’un et l’autre (le zen et le Japon) qu’en les pratiquant.

Zazen est un outil : ni une religion, ni un dogme, ni une idéologie, ni une formule magique. Zazen, c’est s’asseoir et respirer, et c’est tout le zen. 

Quand j’ai commencé à pratiquer zazen chaque matin à l’aube, j’ai eu besoin d’écrire ce qu’il se passait, comme pour mieux m’imprégner de l’expérience et mieux la comprendre.

C’est le récit La Caverne aux chauves-souris sous la montagne noire : qu’est-ce qu’il se passe quand on fait zazen tous les matins ? Qu’est-ce que cela produit comme effets sur notre corps, notre esprit, notre rapport à nous-mêmes, aux autres, sur notre relation à nos énergies profondes et aux dynamiques à l’œuvre dans le monde ? Qu’est-ce que cette expérience fait émerger ?

On connaît la réponse : une voie de l’esprit, l’esprit de la vie, la vie même. Mais on ne la comprend pas tant qu’on n’en a pas fait soi-même l’expérience. C’est exactement la même chose pour le Japon.

Chris Marker disait que la meilleure façon de connaître le Japon, c’était de l’inventer. Dans l’absolu, il n’a pas tort et sa remarque est aussi valable pour connaître la Laponie ou percer les arcanes du tarot, mais il y a une chose essentielle qu’il ne dit qu’au travers de ses films, et que l’on pourrait formuler ainsi : la seule façon d’apercevoir le Japon, c’est d’enlever ses lunettes d’Occidental, sans quoi on ne voit strictement rien — que l’on soit à Paris ou à Tōkyō.

Ce n’est pas évident — on peut passer sa vie en croyant être au Japon alors qu’en réalité, on n’est nulle part, ou dans des limbes soliptiques entre l’Occident et « un ailleurs que l’on nomme “Japon” ». En plein dans l’effet « Solaris ».

C’est là un phénomène bien réel (plus on est déstabilisé par le fait d’être ailleurs, plus on se raccroche à d’où l’on vient), et il suffit de lire le discours et le vocabulaire de la presse anglaise, américaine, française, pour s’apercevoir qu’ils sont en porte à faux avec la réalité des articulations politiques, sociales, culturelles, comme avec l’histoire — le livre Moderne sans être occidental de Pierre-François Souyri éclaire très bien cette question.

Mes lunettes occidentales, c’était de voir le Japon au travers du prisme Mishima. Ma chance, c’était que cet « ailleurs » a immédiatement été mon « chez moi », mais aussi de pouvoir aborder toute la complexité du « cas » Mishima.

Les Japonais avec qui je discute régulièrement ou au hasard de rencontres sont très curieux de savoir quel est mon Japon, et ce sont souvent les trois mêmes questions qui reviennent : pourquoi est-ce que je vis au Japon, est-ce que je suis marié à une Japonaise et qu’est-ce que je fais au Japon. Mais ce qu’ils veulent vraiment savoir, c’est le regard qu’un étranger porte sur leur pays. Je leur dis que ma femme est Japonaise, que je suis écrivain, que je pratique le iaidō et le zazen. Ça leur suffit pour savoir qui je suis. Alors, ils me parlent de leur virée à Ōsaka ou des paris qu’ils ont fait sur les courses de bateaux à Ōtsu.

● Une image

« Toutes leurs images sont dorées de haut en bas. » Luís Fróis

Les côtes japonaises depuis l’avion Séoul-Ōsaka. Des côtes bleu noir découpées sur la mer du Japon, très claire.

● Un événement marquant

« Nous coupons le melon dans sa longueur ; les Japonais le font en travers. » Luís Fróis

Ils le sont tous. Et jamais là où on pourrait les attendre.

J’ai couru le marathon de Kyōto en 2015, ça devait être mon douzième ou treizième, je m’attendais à ce que ce soit un évènement marquant : raté. C’est un parcours pour touristes, avec passage obligé devant toute une série de temples, qui ne prend pas en compte la difficulté de courir 42 kilomètres et 195 mètres. 

J’étais 1ère dan lorsque j’ai participé à ma première compétition de iaidō à Kyōto, et je m’attendais à me faire sortir dès le premier tour. J’ai gagné la finale. Quand j’étais 2e dan, je suis également arrivé en finale et je me suis fait atomiser par une jeune femme. C’est encore plus marquant — et un bon souvenir, évidemment.

Un soir de février 2015, je parlais (encore) de Saigō Takamori et Sachiyo me dit tranquillement que c’était son arrière-arrière-grand-père.

● Un personnage historique

Saigō Takamori, le dernier samouraï. L’avant-dernier chapitre du superbe livre d’Ivan Morris, La noblesse de l’échec, lui est consacré. 

● Une ville, une région

Kyōto pour la ville, Kagoshima pour la région (celle de Saigō Takamori, au sud de l’île de Kyūshū), Yakushima pour l’île.

● Un souvenir, une anecdote

« Nous gardons comme un trésor les pierreries et les bijoux d’or et d’argent ; les Japonais conservent de vieux chaudrons, des porcelaines anciennes et cassées, des récipients de terre cuite, etc. » Luís Fróis

L’anecdote date de ce matin. Je vais à la banque, je remplis un formulaire pour expliquer la raison de ma venue, je vérifie trois fois que tout est nickel. Deux minutes plus tard, l’employée revient avec ledit formulaire sur lequel elle a collé deux papiers de couleur. Devant mon nom écrit en katakana, le syllabaire utilisé notamment pour les noms et mots étrangers, elle a marqué OK. Mais il y a un problème avec mon nom écrit en roman. J’ai mis un point sur le I de RAIZER et au Japon, un I majuscule surmonté d’un point, ça pose problème. Elle me tend un stylo pour que je relie le point et la barre verticale. Elle vérifie scrupuleusement le résultat et le verdict tombe : Kirei ni narimashita ! (« C’est propre ! », « Tout est en ordre ! »). J’ai pu me rendre à la borne interactive pour traiter l’affaire qui m’amenait…

Il y a quelques années, l’employé d’une agence de voyage m’a rendu un trombone que j’avais laissé lors de ma première venue, trois semaines auparavant.

Il y a trois ans, dans le Shinkansen, j’ai demandé à un passager de changer de place avec lui pour être à côté de Sachiyo. L’homme a refusé catégoriquement : son numéro de ticket (il le montrait pour prouver ses dires) correspondait à son numéro de siège et il ne pouvait pas en être autrement. Le plus marquant, c’était l’angoisse dans ses yeux à l’idée de foutre un chaos monstre dans l’horlogerie impeccable de l’univers.

Je me suis demandé si ce genre de choses n’arrivaient qu’aux étrangers, comme une démonstration de l’implacable perfectionnisme nippon. Mes amis japonais me disent que non. Hormis la panique du passager du Shinkansen (en cas de catastrophe ferroviaire, il serait mort à la place d’un gaijin ? Et je prendrais sa place dans le monde (in)visible ?), ce genre de cocasserie, sous des dehors on ne peut plus sérieux, est fondamentalement une politesse, une forme de lien et un référent commun, mais surtout un jeu et un échange de codes, comme une bonne partie des interactions sociales.

Cela me rappelle l’une des premières intuitions tectoniques que j’ai eues lorsque je ne parlais pas du tout le japonais : le réel est l’objet de soins et d’attentions d’autant plus maniaques qu’on ne croit pas en son existence.

● Le meilleur du Japon

« Les Européens se délectent de poules, de perdrix, de pâtés et de viande blanche ; les Japonais, de chacals, de grues, de singes, de chats et de goémon cru. » Luís Fróis

La nourriture japonaise (和食, washoku). La nourriture dit énormément de choses d’une culture. Et plus spécifiquement, mais c’est un goût personnel, le shōjin ryōri. C’est de l’art, et bien davantage.

J’ai cité l’ombre, au début. Il suffit de dire que c’est également un art.

● Le pire du Japon

C’est ce que j’appellerais l’effet « Solaris ». Comme la planète dans le livre et le film du même nom, le Japon joue un rôle de miroir psychique. Il renvoie à la perfection tous les fantasmes qu’on y projette. La meilleure façon de s’en prémunir depuis la France : la revue Zoom Japon, en ligne et gratuite : 

https://zoomjapon.info/

● Un mot

Un mot de Lao-Tseu, tiré du Tao-tö king. Il parle de « l’espace entre le ciel et la terre », mais cela s’applique aussi au Japon :

Plus on en parle, plus vite on aboutit à l’impasse.

Mieux vaut s’insérer en son intérieur.

Mu, c’est celui qui m’est venu à l’esprit au tout début. Plus qu’un mot, c’est une conception qui dépasse ce que les Japonais appellent le « logical mind » occidental, nom qu’ils donnent à l’impérieuse et indépassable rationalité. Pour autant, cette conception n’est pas totalement absente de la culture occidentale. Par exemple dans les Augures d’innocence de William Blake : « un monde dans un grain de sable, un ciel dans une fleur sauvage, l’infini dans la paume de la main, et l’éternité dans une heure ». Ou dans « l’univers dans une coquille de noix » de Shakespeare. Et bien d’autres. Il y a dans cette notion intuitive quelque chose d’universel auquel la culture japonaise a fait subir un double traitement : l’épure et l’extrême.

Par exemple, l’épure et l’extrême des mots de William Blake seraient ceux du philosophe Nishida Kitarō : « L’absolu se réalise exactement là où il se nie absolument ».

Et Nishida amène à Matière et mémoire de Bergson, dont la pensée est, comme celle du philosophe fondateur de l’école de Kyōto, imprégnée de zen.

Concluons avec le mot indispensable : arigatō gozaimasu. C’est le premier que j’ai appris : merci.

Merci pour cet exercice, qui n’est pas aussi simple qu’il paraît — définir des choses fixes dans un monde qui ne l’est pas — discerner une série de vagues immobiles dans un monde flottant.

Terminons avec un peintre : Maruyama Ōkyo, un maître d’ukiyo-e (« images du monde flottant »). Il y a quelques années, j’ai cru aller voir une grande rétrospective de ses œuvres, à Kyōto. En réalité, je suis entré dans l’univers de ses peintures. 

S. RAIZER by UMA KINOSHITA

Entretien réalisé par mail en mai 2021.

Clete.

LA CAVERNE AUX CHAUVES-SOURIS SOUS LA MONTAGNE NOIRE de Sébastien Raizer / Editions du Relié.

Sébastien Raizer, l’auteur de polars de la Série Noire a quitté la France il y a quelques années pour s’installer à Kyoto au Japon. Si ce changement de vie n’interfère point sur la continuité de son œuvre noire, de la trilogie de “L’alignement des équinoxes” au récent “Les Nuits rouges”, sont par ailleurs apparus d’autres ouvrages de réflexion ou de fiction mettant l’accent sur cet environnement oriental. Depuis 2014, date de son installation au pays du soleil levant, sont sortis “petit éloge du zen” chez Folio, la novella “3 minutes, 7 secondes” à la Manufacture de livres ainsi que “ Confession japonaise” au Mercure de France.

“La caverne aux chauves-souris sous la montagne noire” se déroule en avril 2020, pendant la période de grand effroi de la première vague du COVID. C’est à ce moment-là, propice certainement à la réflexion et à la méditation, que Sébastien Raizer va commencer à faire “zazen” comme il me l’écrivait à l’époque. Et c’est à cette expérience, nommée “version hardcore du zen” par Leonard Cohen, autre adepte de la méditation que nous convie l’auteur. Dans ces pages, se glisseront aussi quelques paragraphes sur “la voie du sabre” empruntée aussi par l’auteur.

“La caverne aux chauves-souris sous la montagne noire” se veut avant tout un journal, où jour après jour, il nous fait part, clairement, de son vécu, de ses espoirs, de ses doutes, de ses incompréhensions et parfois de ses certitudes. Agrémenté par des haïkus, des citations, des histoires d’un autre temps, le livre nous immerge dans l’expérience de l’auteur, qui s’y dévoile de façon pudique mais aussi parfois avec amusement ou perplexité.

“Pas besoin de carnet, de stylo, de lignes poétiques, ni de photos. Si le stylo m’a aidé à faire mes premiers pas, il est maintenant temps de le lâcher.”

Cet ouvrage est humble, mesuré. Il n’a pas la volonté d’universalité mais s’applique à être la mise en lumière de l’expérience d’un homme dans la recherche de soi. Ce court récit n’est peut-être pas un sommet dans l’œuvre littéraire de l’auteur mais s’avère un allié utile si on s’intéresse au parcours de l’homme.

“Vous n’avez besoin ni d’encens, ni de prières, ni d’invocations du nom du Bouddha, ni de confession, ni d’écritures saintes. Asseyez-vous et méditez” _ Dogen,1231.

Clete

PS : Sébastien Raizer nous parlera de son Japon ce week-end dans un entretien au contenu certainement très riche comme à chaque fois qu’il intervient.

Entretien avec Sébastien Raizer pour LES NUITS ROUGES à la Série Noire.

copyright Uma Kinoshita

On avait déjà fait un entretien avec lui en 2017 mais un nouveau polar de Sébastien Raizer « Les nuits rouges », c’était vraiment l’occasion de le questionner sur ce très bon roman et sur ses dernières productions « 3 minutes, 7 secondes » et « Confession japonaise ».

1- Depuis la trilogie des Équinoxes, on vous a lu dans le ciel asiatique pour la novella 3 minutes, 7 secondes parue à la Manufacture de Livres, puis au Japon pour le roman Confession japonaise, publié au Mercure de France. Comme vous résidez au Japon depuis quelques années, on pensait saluer votre retour à la SN avec un polar nippon et puisvous débarquez dans la Lorraine daujourdhui, encore hantée par le marasme de la crise sidérurgique de la fin des années 70. Pourquoi ? Votre expérience à Kyōto nouvrait pas les portes à une intrigue noire locale ?

En plus, je ne projetais pas d’écrire Les Nuits rouges sous forme de polar !

En novembre 2015, Aurélien Masson, qui dirigeait la Série Noire, était chez moi à Kyōto. On était en plein dans la trilogie des Équinoxes. Sagittarius allait sortir au mois de mai suivant et on parlait de Minuit à contre-jour, le troisième volume. Au cours d’une discussion, j’ai évoqué mon enfance, le Nord-Est de la France, la crise de la sidérurgie, l’impact terrible des multiples mensonges et trahisons politiques sur la vie de toute la région, et leurs effets qui perdurent encore, près de quatre décennies plus tard — tout comme l’incurie politique et les trahisons syndicales, d’ailleurs. Je lui racontais, en gros, que cette crise était l’archétype de tous les démantèlements suivants, industriels d’abord, structurels ensuite : services publics, infrastructures, écoles, hôpitaux, Ehpad, etc. Et que ce que l’on nomme la « crise » est fondamentalement constitutive du capitalisme, tout comme le chômage, les conflits, la destruction de la biosphère et finalement, d’une humanité dans laquelle l’individu n’a déjà plus grand chose d’humain, mais est devenu une ressource comparable aux fossiles, une simple donnée de la destruction de masse, une variable d’ajustement dans l’anéantissement par le profit. Au siècle dernier, la lobotomie était transorbitale, puis elle est devenue chimique et aujourd’hui, elle est électronique. L’une des étapes cruciales de ce processus généralisé de négation de l’humain au profit du capital, c’est le protocole établi pour le priver de son outil de travail. Aurélien m’a immédiatement affirmé que je devais écrire un roman sur le sujet. Je lui ai répondu que c’était un projet lointain. Il a insisté. J’ai terminé Les Nuits rouges exactement trois ans plus tard, après avoir écrit les autres livres que vous citez.

Finalement, Aurélien Masson avait raison. Il fallait écrire Les Nuits rouges à ce moment-là de ma vie, et sous forme de polar.

2- Écrit-on mieux à partir de son expérience personnelle ? L’éloignement géographique incite-t-il à une réflexion personnelle décentrée de son passé ? 

On écrit toujours à partir de son expérience personnelle. On met ses propres tripes sur la table, pas celles d’un auteur imaginaire. Bien sûr, toute la richesse vient de la capacité à étendre le champ de son empathie le plus largement possible. Si on ne peut pas être profondément ému par la parole, le geste ou le regard d’un inconnu, on est limité à une écriture de l’ego peu enthousiasmante. Il faut des collisions sensibles avec ce qui nous entoure, ce qui nous est extérieur, le plus possible.

L’éloignement, donc. Géographique, temporel, intérieur… Ce sont clairement des conditions favorables pour atteindre le cœur de ce que je tenais à exprimer. Même si je n’avais que 9 ans, j’ai un vécu et un ressenti très vifs, très précis de cette année 1979, qu’il était difficile de mettre en mots. Je ne tenais pas spécialement à écrire que tout pouvoir, et surtout politique, ne repose fondamentalement que sur le cynisme, le mensonge et la trahison, voire la maladie mentale pure et simple — c’est une tautologie qui ne fait pas vraiment avancer les choses. Ce qui m’intéressait, c’était les chairs, les corps, les larmes et le sang, les espoirs, la formidable force de vie, la colère des gens de toute une région. La parole politique est irrévocablement vile et obscène en regard de la force de vie qui s’est exprimée dans la révolte des ouvriers. Et elle l’est toujours, dans une forme de plus en plus dégradée, et violemment condamnable. Burroughs parle des mots devenus comme un puzzle émietté jusqu’à l’absurde : c’est exactement le discours politique d’aujourd’hui. Le tournant,  c’est Mitterrand, qui après être arrivé au pouvoir par la force tranquille de la manipulation, du mensonge et du cynisme, vend l’intégralité du pouvoir politique à la finance. Eltsine a fait la même chose avec l’URSS, et la liste est longue. C’est un hold-up mondial. Depuis, la parole politique s’amenuise à mesure que la finance lui dévore son pouvoir, pour arriver aux aberrations d’aujourd’hui, qui ne sont plus que des gesticulations ineptes, des doubles injonctions vides de sens. Je me demande sincèrement qui peut encore croire en cette farce tragique jouée par de la canaille en col blanc et aux mains sales, et dictée par le véritable pouvoir, qui est financier. Ou plutôt : est-ce que les médias qui répètent ces turpitudes jusqu’à l’ivresse croient vraiment qu’il y a encore quelqu’un pour les écouter ? Désormais, le mensonge n’est plus dans ce flux permanent de déclarations improvisées qui rivalisent avec les Shadoks (« à force d’échouer, ça finira bien par marcher » est leur unique programme). Le mensonge est dans la parole elle-même, qui voudrait se faire passer pour maîtrisée et performative. Le mensonge, c’est de parler comme un maître quand on est le laquais de la finance, servile jusqu’à l’ignominie. D’ailleurs, le Discours du Bourget constitue un passage tragicomique à la fois dans la vie politique française et dans Les Nuits rouges

Je m’éloigne du sujet, mais il me paraissait nécessaire de rappeler ces évidences. Il est peut-être également utile de dire d’où je parle. Depuis le zendō et le dōjō que je fréquente quotidiennement. Zen, sabre et plume. Et rien d’autre.

Pour revenir à la question d’éloignement, j’ai fini par comprendre pourquoi ces mots de Dazai Osamu se sont imprimés en moi : « Il sentait toujours la terre noire de son pays natal », écrit-il. Natif d’Aomori, son arrivée dans le Tōkyō des années 1930 a produit quelques anecdotes savoureuses. En écrivant Les Nuits rouges, j’ai senti avec une acuité et une intensité particulières la terre noire de mon pays natal, alors que je vis à dix mille kilomètres. Peut-être aussi du fait que la nature japonaise a peu d’odeurs… Et avec la mémoire de ces forêts sombres, de ces champs écrasés de soleil, de l’asphalte, des usines et du métal, c’est toute l’atmosphère de l’époque qui s’est reconstituée, avec une quantité incroyable de souvenirs, de gestes, de mots, d’ambiances. J’entendais des voix, des discussions, des harangues. Tout ce que j’avais perçu et inconsciemment enregistré en 1979 a nourri l’écriture des Nuits rouges. L’éloignement géographique et temporel a paradoxalement permis un rapprochement intérieur inédit. Je parierais qu’Aurélien Masson l’avait pressenti.

À propos de « 3 minutes, 7 secondes« .

Après Lalignement des équinoxes, trilogie volumineuse, on vous retrouve en 2018 avec 3 minutes, 7 secondes,  mais vous n’offrez quune novella et de surcroît, plus à la Série Noire mais à la Manufacture de LivresIl y a une explication ?

Une explication simplissime : la Série Noire ne publie pas de novella. Stefanie Delestré, qui succède à Aurélien, m’a confirmé qu’elle ne projetait pas d’en inscrire au catalogue de la collection. Je pouvais donc en publier ailleurs, même en étant sous contrat avec Gallimard.

Une fois 3 minutes, 7 secondes terminé, on constate très vite que ce nest pas juste lhistoire dun crash et que ce petit entretien sera sûrement utile pour donner quelques clés supplémentaires sur votre volonté. Mais, tout dabord et tout simplement, comment est née cette histoire ?

Le déclencheur, c’est Pierre Fourniaud, de la Manufacture de Livres, qui me demande en septembre 2017 si j’ai une novella dans mes tiroirs. J’avais écrit une histoire inspirée du vécu du soldat japonais Hirō Onoda, qui a continué la Deuxième guerre mondiale jusqu’en 1974, seul sur une île des Philippines. D’ailleurs, j’ai ensuite traduit son récit stupéfiant pour la Manufacture de Livres. Plutôt que de reprendre ladite novella, j’en ai écrite une autre dans le vol qui me ramenait au Japon. Je n’ai pas pu résister à l’idée de la concordance totale du réel et de la fiction : écrire un texte en douze heures, dans un seul segment spatio-temporel, ce qui est également un impératif de la novella : une seule intrigue unie dans le temps et l’espace, mais avec la possibilité de multiplier les personnages et les explorations psychologiques. C’est ce que j’ai fait avec ce qui m’entourait. Stewards, hôtesses, passagers sont devenus des personnages de fiction. Évidemment, je les ai intégralement violés — du moins psychologiquement, mais ils n’en savent rien. Sauf le commandant de bord et le copilote, que j’ai inventés de A à Z. Je me suis moi-même dépouillé et fictionnalisé pour « créer » l’un des personnages. Le plus drôle, c’est l’arrivée à Osaka. Je rallume mon téléphone et je lis le message d’un ami qui me conseille de ne pas traîner pour rentrer à Kyōto, car un typhon approche. Je survole les infos et j’apprends que la Corée du Nord vient de procéder à un tir de missile. Soit exactement l’histoire que je viens d’écrire dans l’avion. Une histoire réelle aspirée dans une fiction, à son tour aspirée dans une réalité plus vaste. Le tout en direct. Welcome back home !

Si cette œuvre semble, au premier abord, très différente, on saperçoit vite quon retrouve des thèmes, des « obsessions » déjà lues chez vous. Nest-on pas ici aussi dans une nouvelle métaphore du kōan « face au gouffre un pas en avant », qui ponctue chaque histoire de la trilogie des Équinoxes ? La mort serait-elle uniquement un passage, un voyage ?

Si c’est un passage, on est déjà en plein dedans. C’est d’ailleurs l’un des thèmes de Confession japonaise. Dans 3 minutes, 7 secondes, il y a autant d’obsessions que de personnages. Toutes ont un point commun : la mort révèle le sentiment de réalité d’une vie. La mort imminente, dans le cas des passagers de cet avion. C’est un raccourci fulgurant qui permet de sonder de façon violente, crue et directe la psyché des personnages. Plus de temps pour les faux-semblants, les mensonges, les excuses, plus le temps de fabriquer des justifications, des illusions. Plus le temps de fuir. Le révélateur absolu est déjà en action. Donc oui, face au gouffre, un pas en avant. Ce kōan est très sibyllin, très subtil, malgré son aspect brutal. Dans Lalignement des équinoxes, Wolf, l’un des personnages principaux, le comprend de différentes façons. L’une d’elles est : on ne se retrouve pas face à un gouffre par hasard. C’est un rendez-vous que l’on a sans doute provoqué sans en avoir conscience. Il faut donc aller explorer la réalité qu’il contient. Mais il y a beaucoup de lectures possibles de cette phrase de Dōgen. En japonais, elle se formule aussi de cette façon : « arrivé au sommet d’un bambou de cent pieds, continue de grimper ».

Tous ces personnages qui vont connaître la mort en même temps, sont déjà bien dépeints, créant très rapidement un réel intérêt pour les fragments de vie racontés, nont sûrement pas été choisis au hasard. On a un peu l’impression de voir au moins deux visages du Japon, lun éternel et lautre plus moderne, des codes, des morales différentes mais cest sûrement beaucoup plus pointu

Surtout le commandant de bord et le copilote, et c’est tout à fait intentionnel. J’ai un peu forcé le trait entre deux générations, l’une traditionaliste, l’autre occidentaliste, et toutes les deux également perdues. En réalité, ces deux caractères cohabitent profondément chez de nombreux Japonais, et cela forme un équilibre. Bien que souvent, l’occidentalisme ne soit qu’un vernis : grattez un peu, et vous vous retrouvez face à une personne de l’ère d’Edo. Commandant de bord et copilote sont comme les deux hémisphères d’un seul cerveau : l’un ne va pas sans l’autre. Pareillement, j’ai fait en sorte que tous les personnages, aussi différents et singuliers soient-ils, forment les différentes facettes d’une seule et même persona.

Sans rien dévoiler de lintrigue, vous nous offrez aussi un petit éclairage géopolitique de cette région de lAsie. Quelles sont les craintes des Japonais ?

Les Japonais se méfient de tout et n’ont peur de rien… ! Les enjeux japonais actuels sont les mêmes qu’avant la Deuxième guerre mondiale : créer une sphère de coprospérité indo-pacifique. Mais il y a eu entre temps un changement majeur : la position de la Chine, devenue hégémonique, et dont la puissance économique, technologique et militaire, alliée à un régime crypto-totalitaire, est perçue comme une menace par le reste de l’Asie. Pour le dire en deux mots, c’est un allié dangereux. La sphère de coprospérité indo-pacifique devait garantir l’indépendance de l’Asie vis-à-vis de l’Occident. Désormais, elle prend lentement et timidement la forme d’une garantie contre la domination mondiale chinoise.

Avec Internet maintenant, même très loin comme vous à Kyōto, on nest plus jamais vraiment isolé des siens, de ses racines. Néanmoins, des aspects de votre vie française vous manquent-ils et bien sûr, quand vous rentrez en France, quelle part du Japon vous fait défaut ?

Rien ne me manque de la France. Ma vie est pleinement japonaise. Chaque fois que j’allais en France pour la sortie d’un livre, c’était le Japon tout entier qui me manquait. Je m’accrochais au jet-lag : tiens, c’est l’heure où le soleil se lève. La cloche du temple Kōshōji, le début de la méditation zen, l’heure du iaidō, le chien et la chatte qui me cherchent dans le bureau, l’heure du déjeuner des milans au bord de la rivière, les lueurs du crépuscule, l’effervescence de Kiyamachi-dōri… Je sentais dans mes chairs que tout cela avait lieu et que c’était ma véritable place.

Vous avez été co-fondateur des éditions du Camion Blanc, « L’éditeur qui véhicule le rock ! » et donc vous ny couperez pas. Quelle zik pour illustrer 3 minutes, 7 secondes ?

Le Boiler Room de Nisennenmondai.

November 25th: The Last Day de Philip Glass.

Aerian de Maximum The Hormone.

Everything In Its Right Place de Radiohead, dans la version enregistrée en 2008 à Saitama.

À propos de « Confession japonaise« .

Paru en 2019 au Mercure de France, Confession japonaise est une lacune dans les chroniques de Nyctalopes, peut-être trop japonais pour nos esprits occidentauxPourriez-vous nous le vendre, nous expliquer notre erreur? 

(Sourire) Un ami japonais et francophone l’a lu et s’est exclamé : « C’est incroyable, c’est roman japonais ! » Je prenais ça pour un compliment, mais je sentais que quelque chose le gênait. « Vous êtes auteur japonais, mais vous n’êtes pas Japonais ! » ll avait l’air à la fois fier et contrarié, c’était assez drôle.

Si on tient à utiliser des couleurs, Confession japonaise est un roman noir dans la littérature blanche. Il contient une part réaliste et une part fantasmagorique – la seconde étant tout aussi réelle que la première. Ce roman repose sur l’absence de hiatus entre le monde flottant et le monde invisible, celui des humains et des esprits, de l’histoire et de la légende : c’est le même monde et cela s’exprime de façon très concrète. C’est sans doute ce qui est difficile à concevoir pour un esprit occidental.

C’est l’idée qu’il n’y a pas de frontière entre la vie et la mort, que les deux états ou territoires s’imbriquent et communiquent en permanence. On peut le constater dans la vie quotidienne, surtout à Kyōto. Les mythes sont aussi réels que l’histoire, ils ont même sans doute plus de poids dans l’inconscient collectif. Juste un exemple : j’ai récemment vu une exposition de photos de Koga Eriko, intitulée BELL, qui nous fait voir la légende d’Anchin dans le Japon d’aujourd’hui. Il est admis de façon absolument équivalente que son amoureuse Kiyohime s’est transformée en serpent pour le suivre, et que la chose est simultanément impossible. Et cette contradiction va de soi : elle n’en est pas une, en fin de compte.

De la même façon, le narrateur de Confession japonaise vit à la fois dans le monde flottant (visible, celui des vivants, que l’on appelle le « nôtre ») et dans le monde invisible, celui des morts, des esprits, des démons, obake, yōkai, oni, tengu et consorts. Tout ce qu’il voit, expérimente, les personnes qu’il rencontre lui apparaissent soit sous leur aspect et comportement « flottant », soit « invisible ». Tout a commencé pour le narrateur avec le tremblement de terre de Kobe en 1995. Il avait 5 ans et ses parents ainsi que sa petite sœur ont été emportés au royaume des morts. Il est incapable de distinguer les deux mondes, jusqu’à ce qu’il rencontre une jeune femme absolument fascinante — qui est également une renarde, une incarnation d’Inari… Là, l’histoire devient violemment noire. Et solaire, par la même.

Des projets littéraires, des amorces de romans, est-il trop tôt pour en parler ? Vous traduisez aussi pour la SN, un roman qui vous a particulièrement séduit ?

Le dernier roman traduit pour la Série Noire est un excellent souvenir — de lecture comme de traduction. C’est Seules les proies s’enfuient, de Neely Tucker. Une pleine cohérence entre l’histoire et le style, une dynamique narrative qui démultiplie le cadre initial sans le briser, une narration sobre, rugueuse et intense. Nickel.

J’ai écrit plusieurs textes depuis Les Nuits rouges. D’abord un « roman japonais », Ame no neko (Un chat de pluie), que je vais reprendre de fond en comble pour lui donner sa tonalité exacte, maintenant que j’en connais la fin. Ensuite, j’ai rédigé un long texte qui sert de base à un projet plus vaste. Et au printemps prochain doit sortir un récit sur le zen et le sabre, La Caverne aux chauves-souris sous la montagne noire. Une approche pragmatique de la méditation zen en tant qu’expérience totale.

Pour revenir brièvement à votre première question, celle de l’inspiration. Au Japon, on évolue entre de multiples couches d’histoire, de mythologie, de folklore, on trouve des veines narratives partout, à la fois totalement disparates et unies par l’esprit japonais, pour le dire rapidement. Et tout cela se manifeste dans le quotidien. C’est en étant à l’écoute de ces expressions qu’on laisse le roman naître de lui-même… avant de le saisir à la gorge. J’étais en train d’écouter Les Nuits rouges depuis pas mal d’années quand Aurélien Masson m’a poussé à passer à l’action. Déjà pour Lalignement des équinoxes, j’avais l’impression qu’il connaissait le manuscrit avant même que je ne l’écrive. C’est le don de l’éditeur total : celui de lire les manuscrits qui sont en vous.

Je vous remercie.

(Je viens d’apprendre la fermeture des librairies pendant le deuxième confinement. Leur credo est donc : détruisons tout, et on n’aura plus besoin d’échouer. Comme s’il fallait encore des preuves de la soumission absolue des hommes politiques aux GAFAM, dans ce cas précis, ou à Barclays, Capital Group Companies, FMR Corp., AXA, State Street Corp., etc. Tristes, tristes et stupides fossoyeurs. Et le jury Femina décerne quand même son prix, qui ne profitera qu’à Amazon — no comment. Jeff Bezos, champion de la défiscalisation et du salariat au rabais, mais aussi ministre de la Culture, de l’Économie, des Phynances et du Commerce, vous salue bien. Rajoutons Fuck Off And Die de Darkthrone à la play-list. Ouvrir les librairies, avec toutes les précautions sanitaires requises, c’est un acte de désobéissance qui refuse  le système de mort culturelle et sociale à l’œuvre depuis des décennies. Il ne saurait plus être question de quémander les conditions de la survie aux laquais de la morgue affairiste.)

Merci à Sébastien pour sa grande disponibilité et la richesse de ses propos.

Entretien réalisé par échange de mails octobre/ novembre 2020.

Clete.

LES NUITS ROUGES de Sébastien Raizer / Série Noire.

Les amateurs de polars ont découvert le Sébastien Raizer romancier en 2015 avec “L’alignement des équinoxes” qui débutait la colossale “Trilogie des équinoxes” close en 2017. On le retrouvait en 2018 avec “3 minutes, 7 secondes” terrible novella mais nous laissant un peu sur notre faim. En fait, il s’agissait de son premier écrit parlant de l’Asie qu’il vivait au quotidien depuis son départ au Japon en 2014. Suivit “Confession japonaise” où il fit sienne la philosophie japonaise des mondes flottants et des mondes invisibles mais on n’était plus dans le noir où il avait brillé durant une trilogie aussi passionnante qu’ éprouvante où les maux de l’esprit s’affichaient en pleine lumière. Ce retour à la Série Noire en 2020 devait dans la logique nous emmener du côté de Kyoto où il réside depuis plusieurs années maintenant… Mais Sébastien Raizer est un mec franchement imprévisible au parcours passionnant mais très inattendu.

“Dans le bassin post industriel du nord-est de la France, les travaux d’arasement du crassier mettent au jour un corps momifié depuis 1979. Il s’agit du cadavre d’un syndicaliste, père de jumeaux qui ont donc grandi avec un mensonge dans une région économiquement et socialement dévastée. Brouillés depuis des années, Alexis est employé dans un réseau bancaire du Luxembourg et Dimitri végète et trempe dans la came.

Pour comprendre et venger son père, celui-ci replonge dans les combats et les trahisons de cette année 79 – au plus fort de la révolte des ouvriers de la sidérurgie – qui, loin d’avoir cessé, ont pris un tour nettement plus cynique. À coups de pistolet-arbalète, il va relancer les nuits rouges de la colère, déchaîner des monstres toujours aux aguets, assoiffés de pouvoir et de violence.”

Sébastien débarque donc là où on ne l’attendait pas forcément et quel retour magistral ! Si la trilogie des équinoxes était brillante pour qui s’accrochait, pour qui trouvait son chemin dans ce labyrinthe des esprits tortueux, ce gouffre des psychés maltraitées, dérangées, certains, (pas le moment, pas bon pour le moral…) avaient peut-être abandonné cette traversée des enfers des travers de la nature humaine. Ici, l’auteur a ôté de son propos tout ce qui allait très (trop?) loin dans les dérives, les délires, pour offrir un polar pur jus, le genre de roman que vous avez envie d’offrir à vos potes parce que vous savez qu’ils adhèreront de suite à la qualité de l’intrigue, aux personnages complexes, au discours très politique, à la dénonciation du massacre d’une région, à la rage à peine contenue de l’auteur.

“Ils ont tué le tissu social, la conscience de classe, la solidarité, la culture ouvrière, la notion de révolte. Ils nous ont hypnotisés par la peur jusqu’à nous faire oublier notre propre pouvoir. Il n’y a plus rien.”

“Les nuits rouges”, comme les lumières nocturnes des aciéries lorraines avant leur extinction, rouges comme les moments de guerre contre l’état et ses bras armés, gendarmes et CRS en dragonnade comme sous la monarchie ; rouges comme les étendards des centrales syndicales complices de l’infâme, rouges comme les cauchemars sous Mandrax de Dimitri, rouges comme “ Tchac ! Tchac !” le sang qui gicle de la morsure du carreau d’un pistolet-arbalète.

Partant conjointement de la découverte macabre d’un mort restée mystérieuse pendant quarante ans et d’une affaire contemporaine de came, Sébastien Raizer bâtit une histoire incroyablement complète, passionnante, mariant vraiment pour le meilleur la mémoire de combats ouvriers oubliés et le délabrement moral et économique des “survivants” et de leurs familles quatre décennies plus tard. C’est un roman engagé, cognant avec la même colère sur la droite et sur la gauche, mettant dans la même poubelle les syndicats. Et en même temps, on lit un polar très actuel avec les ravages du fentanyl, saloperie cent fois plus puissante que la morphine et faisant de vous un zombie dès la même prise. 

Les flics de Thionville menés par un Keller débarquant dans la région sinistrée et peu au fait du passé récent, mènent les deux enquêtes et, très vite, on s’engouffre dans un côté sombre que l’on ne quittera plus vraiment. C’est fort, très fort, on sent bien la colère si peu contenue quand Raizer parle de la tragédie de 1979 et on le suit, très mal à l’aise, dans le chaos mental de certains personnages particulièrement frappants.

En fait, il serait très illusoire de penser vous convaincre mais on peut envisager “les nuits rouges “ comme un préquel de “Lorraine Connection” de Dominique Manotti avec qui on peut aisément l’apparenter. De même, si vous avez aimé le génial “Empire des chimères” d’Antoine Chainas, vous retrouverez certains passages “bien” barrés et le portrait blafard de mondes désenchantés. De manière plus générale et parce qu’ils ne sont pas légion, ne ratez pas le polar français de l’année.

Polar pur jus !

Clete.

PS:entretien avec Sébastien Raizer à venir.

3 MINUTES, 7 SECONDES de Sébastien Raizer / La manufacture de livres.

“Sébastien Raizer est le cofondateur des Éditions du Camion Blanc, qui ont publié des cargaisons d’ouvrages sur le rock, et de la collection Camion Noir, aliénée aux cultures sombres.Il est l’auteur de la trilogie transréaliste des « Équinoxes » à la Série Noire (L’alignement des équinoxes, Sagittarius, Minuit à contre-jour), ainsi que d’un Petit éloge du zen.Il vit à Kyoto où il pratique le iaido et le zazen.” Présentation de  La manufacture de livres.

Entretien avec l’auteur septembre 2017.

Sébastien Raizer s’est fait connaître du plus grand public par sa trilogie des Equinoxes, oeuvre imposante, impressionnante et très exigeante. Aussi après lecture, est-il curieux de de le voir rompre le silence, rejoindre les rivages occidentaux, les étals des librairies françaises avec uniquement une novella.

Ceci dit, “ 3 minutes 7 secondes” prolonge cette réflexion personnelle lue précédemment, alimentée par un souffle oriental qu’il respire maintenant tous les jours. Si vous ne connaissez pas Sébastien Raizer, le propos, plus facilement abordable ici, sera certainement une belle manière d’entrer dans l’univers complexe de l’auteur tandis que les aficionados retrouveront certaines thématiques, évolueront dans une certaine paramnésie douce.

“Au crépuscule, le vol MU 729 a quitté Shanghai pour rejoindre Kyoto. Mais tandis que l’appareil survole la mer de Chine, un missile balistique nord-coréen prend le Boeing 777 pour cible. L’information est transmise au pilote. Dans quelques instants, l’appareil sera détruit. Aucune échappatoire.
À bord de l’avion, trois cent seize passagers vivent leurs derniers instants. Il ne leur reste que 3 minutes et 7 secondes pour savoir quel sens donner à ces ultimes moments.”

Le commandant de bord, son second, des membres du  personnel navigant, un photographe hollandais, un jeune Américain, les protagonistes de cette “chronique d’un mort annoncée”. Trois minutes et 7 secondes avant le chaos, le néant .

Plusieurs destins confrontés à la fin, la manière de chacun d’aborder cette issue fatale… On est très loin d’un roman catastrophe. Dans cet avion, les personnes ne sont plus sur Terre mais ne sont pas mortes non plus. C’est ce passage vers le néant, cet état instable et hautement déstabilisant qui  est raconté: les considérations de chacun, les souvenirs, les regrets, les ultimes désirs pour quitter la vie parfois très antagonistes, les cruelles terribles dernières trahisons. C’est du grand art, puissamment troublant !

“Chaque voyage est d’abord un voyage en soi. »

壮大

Wollanup.

 

Entretien avec Sébastien Raizer à l’occasion de la sortie de MINUIT À CONTRE JOUR/ Série Noire.

Notre appétence littéraire nécessite des univers, des personnalités marquées et déterminantes pour accéder au plaisir de lecture. Cet échange avec le géniteur de L’ Alignement des Équinoxes nous permettra de mieux comprendre et de saisir la genèse de cette trilogie.

Je tiens à remercier Christelle Mata pour son entregent et sa bienveillance.

Bonjour Sébastien Raizer, pouvez vous nous retracer votre parcours ?

Après une classe prépa scientifique, j’ai directement bifurqué pour créer les éditions du Camion Blanc avec un ami. En fait au départ j’ai écrit un livre sur Joy Division qui s’appelait « Lumières et ténèbres », on a mis à contribution des détenus de longue peine afin d’imprimer l’ouvrage fruit d’un travail d’archives communs. J’ai donc fait Camion Blanc de 1992 à 2013, puis publié un roman chez Verticales, chez Grasset en 2001 et après ces romans je continuais à écrire de façon expérimentale afin de trouver un territoire rassemblant différentes polarisations. (représentées par Mishima, Burroughs, K. Dick) Jusqu’à la rencontre avec Aurélien Masson qui me propose d’écrire une novella puis l’écriture d’une Série Noire complète avec un seul mot d’ordre : « Lâche les chevaux ! ».

Le polar, le roman noir est partout mais avec un double mouvement expansion/ perte de substance. Je voulais foncer dans l’inconnu absolu. Le premier grain de sable, un embryon d’idée c’était la vipère et en rapport avec qui avait été écrit sur les serial-killers, le mal de fiction, je ne voulais pas de cliché de l’incarnation du mal. La Vipère devait être un personnage luciférien mais de lumière et ensuite le personnage de Wolf est venu naturellement comme le pendant de la Vipère. C’est ensuite que j’ai été bloqué car il me manquait un truc capital tel la pierre noire de l’Odyssée de l’Espace. Ce moteur se devait d’être métaphysique, existentiel, par les trois mots physique, psychique et le territoire spirituel. Les personnages sont venus naturellement, spontanément avec leur regard, leurs failles, leur passé, leurs douleurs, leurs angles morts. J’ai surtout écouté je ne voulais pas être interventionniste, je ne voulais pas absolument que ça se passe comme ça, j’ai écouté le monde dans lequel ils évoluaient et cette écoute c’est ce qui a nourri le texte. Ce qui reste du livre c’est le frottement entre la réalité  et l’histoire intime.

 

Dans ce troisième volet j’ai la sensation que la notion humaine des protagonistes prend une ampleur majorée. Est-ce que c’était une volonté initiale de clore ce triptyque de cette manière ?

Ouais je suis parfaitement d’accord mais c’est pas une volonté, je n’imprime pas MA volonté, je ne suis pas un marionnettiste, je les écoute mais ce qui m’intéresse c’est la réalité événementielle du volume III et c’est peut-être pourquoi j’ai voulu creuser, d’aller chercher au fond d’eux. Surtout il y en a un qui me touche beaucoup c’est Markus d’où le message qu’il envoie à Wolf à travers la chanson de David Bowie.

 

Derrière cette « cyber société » contemporaine décrite, diriez vous que votre projet était un conte philosophique teinté d’une critique sociale ?

Oui c’est très juste et vous vous rendrez compte de la pertinence de la question à la clôture de la lecture, c’est un roman de sécession. Si on raisonne sous l’angle politique on ne réforme pas ce monde pourri, on fait un pas de côté et on laisse crever, même le critiquer c’est le nourrir.

 

De ces lectures, j’ai ressenti des accointances avec l’ouvrage « Les racines du mal » de Maurice Dantec. Avez vous des piliers, des totems chez les écrivains fondant votre identité littéraire ?

Oui alors les trois polarisations ce sont Mishima, Burroughs et Philip K. Dick. D’ailleurs, dans les trois livres, il y a une citation de chacun des trois auteurs avec de la musique.  Quand j’ai lu « Les racines du mal » boum la claque et la « Sirène rouge »…

 

Vos récits sont ponctués, rythmés, par l’omniprésence musicale. Quel est son rôle dans la trame de vos ouvrages ?

Dans la trame pas vraiment. Je vais donner des exemples précis. Dans l’épigraphe des bouquins, Nick Cave pour le premier, Ministry dans le second et Leonard Cohen dans le troisième pour moi chacune de ces chansons c’est l’essence de l’esprit, de la tonalité que je veux mettre dans le livre ensuite dans chaque partie, là c’est plus centré sur un personnage. J’ai découvert Hemingway à 11 ans, l’année d’après je découvrais The Cure

 

La culture et vote ancrage nippons ont-elles une influence consciente sur cette trilogie ?

C’est assez bizarre en fait parce que forcément l’endroit où on vit nous influence, nous imprègne et nous façonne, bien que c’est un phénomène qui prend du temps sans doute mais la toute première novella qu’Aurélien (Masson) m’ait demandé c’était une histoire japonaise « Comment j’ai gagné la guerre du pacifique » où politique, histoire, mythologie sont trois choses qui, au Japon, sont inséparables. C’est les héros tragiques qu’ils vénèrent. Mais après le fait de vivre au Japon, effectivement, déjà le rapport au langage devient beaucoup plus intense, pour la première fois, j’avais une sensation physique des mots. La sensation de vide devant cette langue étrangère a comme créé une sensibilité accrue, des sensations telluriques sur les Japonais, la société ça m’a modifié. C’est une autre planète mais en même temps c’est chez moi. Je sens que de plus en plus ça infuse, ça change la façon d’écrire.

 

Le triptyque balaie un certains nombres de thématiques : l’écologie, les OGM, le pouvoir des réseaux informatiques, les politiques. Ces thèmes correspondent-ils à vos propres combats ?

A mes préoccupations, oui. Quand je vivais en France il était hors de question que je mette les pieds dans un supermarché. C’est complètement incohérent de publier sur FaceBook des pétitions ou des trucs que la planète est en train de crever et d’avoir sa carte du Monoprix. J’ai commencé à m’intéresser à ça en devenant végétarien, c’était tout con, j’achetais un magazine de course à pied pour préparer un marathon et je vois “éviter la viande rouge” c’est plein de toxines stockées. Il n’y a qu’un argument c’est que l’on se sent beaucoup mieux, sans parler des massacres du bétail c’est vraiment de la barbarie à l’état pur. Cela rejoint le politique, c’est une action politique, notre carte bleue a éminemment plus de pouvoirs que notre carte d’électeur et donc on fait de la politique à chaque fois que l’on se sert de notre carte bleue. On nourrit le système ou on fait sécession avec le système alternatif. En creusant encore plus dans “Minuit à contre jour” toutes les infos d’Antoine Marquez que lui balance La Vipère elles sont référencées, elles sont complètement folles mais elles sont référencées car ce sont des faits, c’est sourcé. Et derrière il faut agir en conséquence, le lien entre le mot et l’action est très, très, fort au Japon, une promesse cela n’existe pas.

Il y a comme une sorte de gimmick qui s’insère dans l’intégralité de votre ouvrage : « Face au gouffre un pas en avant ». Pouvez vous nous expliquer sa signification et le fait qu’il ponctue la trilogie ?

En fait c’est un koan, que l’on retrouve dans Petit éloge du Zen (sortie concomitante avec Minuit à contre jour aux éditions Folio) , ce sont des phrases qui ont l’air absurde, contradictoire. Si on se trouve face au gouffre ce n’est pas un hasard, c’est la fin d’une réalité, on fait ce pas en avant afin de rentrer dans une nouvelle réalité. Le koan sert à la méditation zen renzaï. C’est mon envie de foncer dans un absolu c’est aussi : face au gouffre un pas en avant. Les choses ont grandi de manière organique, je ne suis que le co-auteur du livre tout le reste c’est écrit par les informations que j’ai écoutées, que les personnages ont reçues, la façon dont ils ont réagi, c’est ça qui a construit le livre. Ca fait combien de décennies que l’on tourne autour du gouffre ?

A l’instar de notre site, pourriez-vous nous proposer un titre, un album qui pourrait correspondre à « Minuit à contre Jour » ou celui qui vous a accompagné lors de son écriture ? (Ou du moment !)

Le dernier qui me reste, j’ai beaucoup regardé la vidéo en écrivant le passage sur Markus, la vidéo tournée par Mick Rock « Life On Mars » que je trouve sublime, y’a rien Bowie tout seul, blanc, costume bleu ciel, il remplit l’espace à lui tout seul et cette chanson est absolument sublime.

Merci à vous.

Entretien réalisé chez Gallimard le 13 septembre 2017.

Chouchou.

MINUIT A CONTRE JOUR de Sébastien Raizer / Série Noire / Volume III de l’ ALIGNEMENT DES ÉQUINOXES.

« Le gang paradoxal a explosé. 
De retour du Laos où elle est allée chercher Liwayway, la fillette qu’elle était à l’âge de quatre ans lorsque des miliciens ont abattu ses parents, Silver est immédiatement dirigée par le commissaire Lacroix sur une enquête qui implique un groupe radical rouge-brun et le site Shoot To Kill, listant des personnalités à abattre et élaboré par Antoine Marquez, théoricien du chaos social. 
Wolf, son coéquipier à la Brigade criminelle et alter ego absolu, se trouve plongé dans un coma profond suite à une overdose de neurotoxine hallucinogène, l’arme existentielle de la Vipère dont l’élève, Diane, s’est faite l’archange noire. 
Lacroix est obsédé par l’idée de récupérer la neurotoxine, mais la Vipère et Karen, la fille samouraï, ont poussé le réel nettement plus loin qu’il ne peut l’imaginer. 
Silver va s’engouffrer dans des représentations du monde divergentes et mutuellement exclusives, en attendant le réveil de Wolf qui, perdu dans l’univers parfait du néant, enregistre les mélodies de l’alignement des équinoxes. 
Roman du transréalisme, Minuit à contre-jour frotte comme des silex les confusions avec lesquelles l’Occident se fascine pour son propre crépuscule. Ses héros sont les aventuriers d’une rupture idéologique. »

Le monde possède et présente des strates existentielles qui gouvernent notre destinée et les interactions avec autrui. Quand bien même elles peuvent être parasitées par des forces antagonistes, le fil d’Ariane se déroule.

Avidement on attendait la clôture de cette trilogie et le premier sentiment m’est apparu dès le chapitre d’ouverture, dès les paragraphes d’introduction. Mon intime ressenti m’a éclairé sur cette volonté, acquise ou initiale, d’afficher le profil psychologique des protagonistes de manière plus marquée. On pourrait, aussi, émettre l’hypothèse, suivant les lectures des deux tomes précédents, que notre faculté d’intégration des codes de l’auteur nous permette de posséder les outils ad hoc à une immersion franche.

Notre société empreinte du chaos social ouvre des portes au transréalisme sur l’idiome que l’ordre cardinal peut être bouleversé. Face aux acteurs de cette fresque plus incarnés qu’auparavant notre attachement, notre empathie, face à des désarrois inconscients, pour certains, n’en est que forcément plus viscérale. Les dits personnages s’amplifient dans leur humanité à l’intérieur de cette bulle cyber-punk où violence et recherche d’une évolution aux antipodes du darwinisme s’adhèrent. Politique, problèmes sociaux, sociétaux, technologies coexistent narrant une déliquescence qui pourrait paraître programmée. La critique serait-elle vaine ou alimenterait-elle une descente inexorable de valeurs communes à notre espèce. Notre existence parfois en marge, qui affiche une vanité, un orgueil, un mépris des autres formes de vie instille concomitamment notre perte insidieuse. Le tellurique devrait être le cœur de l’homme. Et c’est en cela qu’une certaine volonté de lutter contre un déterminisme influe sur les rapports à nos prochains et notre propre construction.

Sébastien Raizer réalise le symposium de problématiques en y insufflant un regard sur ses congénères maudits. Maudits peut-être mais qui paradoxalement restent porteurs d’un espoir. Sans être interventionniste, il porte ce regard sur ces fragments cosmiques qui sont un et indivisible composant inéluctablement ce cosmos. Il forge sous un habillage foisonnant de références une pensée qui frise l’universalité, sait prendre le recul fondamental sur les événements en la retranscrivant avec cette faculté personnelle à casser les codes du genre. Roman noir beaucoup plus social que ses atours pourraient le suggérer et ce troisième volet reste, en ce qui me concerne, le plus attachant, le plus sensitif.

Achèvement très réussi d’un triptyque ambitieux !

Chouchou.

 

SAGITTARIUS (L’alignement des équinoxes- Livre II) de Sébastien Raizer / SN

Entrons dans cette cyber société contemporaine où prévaut le conte philosophique incluant une modernité technologique et une influence prépondérante d’une psycho-criminalité. On est en proie à des réminiscences des « Racines du mal » de  Dantec et à, dans une moindre mesure, « Le travail du furet » de Jean Pierre Andrevon.

« Les neurotoxines hallucinogènes de la « Vipère » sont encore actives. Neuf mois après le suicide de ce dernier, Diane Lempereur, sa dernière élève, recrute Joana, une jeune synesthète (dont les perceptions sensorielles fusionnent). Tandis que Silver, toujours boxeuse mais nettement moins zen, est happée par le processus de la loi de l’alignement, Wolf, son coéquipier de la Brigade criminelle, cherche son chemin au milieu du chaos pour contrecarrer les plans de Diane. Entre réel et virtuel, les faux-semblants sont plus retors que jamais.”

Au sein de ce groupe de flics complémentaires, interlopes engagé dans une quête effrénée d’une neurotoxine. La liane Laotienne, le geek psychotique, le supérieur ancien commando seront épaulés par des personnages secondaires utilisés comme des outils, des vecteurs de leur objectif. Cette quête se révélera t-elle une échapatoire euristique ou un enjeu de possession des psychés dans ce monde dicté par les sens et leurs interactions…

On observe, au décours de notre lecture en filigrane , une critique sous jacente acerbe des propriétés ubiquitaires des pouvoirs du réseau informatique.

On vogue entre le réel et l’imaginaire et l’on s’échoue sur des remparts construits par l’homme pour l’homme.

La cadence littéraire de l’ouvrage reside dans la stimulation d’une macro conscience qui en retrait d’un champ lexical fourni mette à l’épreuve salutaire votre concentration, se dévoile une trame plus humaine et réaliste qu’il n’y parait. Un voile caligineux, sombre de nos sociétés actuelles s’abaisse et ouvre nos esprits à des réalités concrètes des maux de celle-ci.

Le cerveau conscient traite sept segments d’informations par seconde. L’inconscient en traite onze millions. La loi de l’alignement te donne accès à ces onze millions de segments d’onformations par seconde. Tu sentiras les ondes de l’espace lointain comme le vent qui entre par la fenêtre. Tu verras la vérité transparente de chaque être vivant. Ca c’est beaucoup moins agréable.”

Face au gouffre, un pas en avant/ face à une équation à inconnues multiples, plongez!

De son écriture stroboscopique, syncopée, Sébastien Raizer s’insinue dans notre matière blanche et relie nos dendrites synaptiques dans un assemblage pyrotechnique haut en couleurs et vecteurs d’une lecture magnétique absorbé par un dark métal, ponctuées d’un post rock.

On réside dans un paradoxe de tempo où rythme de l’histoire et rythme de lecture coalescent débouchent sur la jouissance d’avoir pénétré son monde d’écriture, d’éveil philosophique. Soumis à une épreuve profonde de concentration qui nous révèle à nos capacités cognitives et mnésiques, on l’en ressort ragaillardi d’avoir participer à cette aventure en tant que spectateur.

Chouchou.

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