Traduction: Christophe Mercier.

Sans aucun doute, en lisant les dernières lignes de Smile, vous n’aurez qu’une envie : recommencer le livre depuis le début. Vous savez, il y a des films qui vous font cet effet parfois : non pas par un souci de compréhension mais parce que votre cerveau vient d’un coup d’être complètement retourné et vous vous dites que cerveau à l’envers vous lirez un nouveau bouquin.

Le narrateur, Victor Forde vient d’emménager dans le quartier de son enfance : séparée d’avec sa femme, il opère un retour dans ces rues ouvrières rongées par la crise et essaie tant bien que mal de s’installer dans une vie qui aurait été sienne s’il ne s’était pas lancé dans une carrière de journaliste et connu Rachel, la femme de sa vie.

L’une des premières choses à faire en tant que nouveau célibataire au milieu de la cinquantaine, se trouver une cantine. Victor jette son dévolu sur le Donnelly’s, « un bon vieux nom à l’ancienne ». Chaque fin d’après-midi il y va déguster sa pinte et se fondre dans le décor. Entouré de son nuage de solitude il semble l’accepter, le revendiquer même jusqu’à un certain point.

Et puis, un jour, inévitablement, quelqu’un le reconnaît : un certain Ed Fitzpatrick, ancien comparse des années collège à St Martin, chez les frères chrétiens.

Antipathique, grossier, indiscret : « T’as épousé cette nana (…) Putain de merde … Bien, bien. Ta putain de réussite est sans limites. » il révulse Victor et l’oblige à replonger violemment dans son passé de collégien chez les frères chrétiens :

« Bref, a-t-il dit . C’est celui qui enseignait le français qui avait envie de ton cul. C’est ça ?

J’avais envie de le frapper. J’avais envie de le tuer. Je sentais le cendrier en verre qui n’était plus sur la table depuis l’interdiction de fumer, décrétée dix ans plus tôt. Je sentais son poids dans ma main, dans mon bras, tandis que je le soulevais, que je me soulevais moi-même, et le lui écrasais sur la tête. »

Si Ed se marre c’est parce que Victor s’était vraisemblablement vu attribuer dans ses jeunes années une réputation de « pédé » suite à un compliment reçu de la part de ce fameux frère Murphy :

« Victor Forde, je ne peux jamais résister à ton sourire. »

Arrivé à ce stade du récit le lecteur ne peut s’empêcher de penser aux nombreux scandales qui ont secoué l’Église Catholique en Irlande, aux conséquences sur les jeunes ayant subi les assauts virils des prêtres ou des frères comme dans le collège de notre narrateur. La colère de Victor est donc légitime, ainsi que la répulsion que lui inspire ce témoin d’une vie apparemment oubliée.

Mais l’irruption de ce souvenir dans son quotidien pépère lui fait se remémorer d’autres pans de vie et notamment la rencontre avec Rachel, les débuts de leur vie ensemble, l’image de cette femme extraordinaire, indépendante et volontaire que l’on ne peut qu’aimer passionnément.

Á ses côtés, nous poursuivons un Victor d’abord très jeune, ensuite adulte, qui peine à construire une carrière, à « être quelqu’un », qui s’évertue à écrire Le Livre sur l’Irlande qui secouerait la société irlandaise toute entière. Il parvient à se faire un nom en prenant position pour l’avortement, en mentionnant dans une émission radio l’agression sexuelle subie lors de ses années de collège mais Victor a toujours l’air de faire du sur place à côté d’une Rachel dont l’énergie et la force de travail semblent s’accroître au fil des ans.

Alors que les souvenirs s’égrènent, le narrateur parvient au fur et à mesure à intégrer un groupe d’hommes, des habitués du Donnely’s et semble se construire, pour la première fois de sa vie, un cercle d’amis, retrouver une vie laissée entre parenthèses il y a bien longtemps.

Ce faisant il tente d’éviter autant que possible Ed Fitzpatrick tout en le cherchant du regard et en appréhendant son apparition. Et lorsqu’on a l’impression qu’un semblant d’équilibre est en train de s’installer, que nous allons enfin apprendre la raison de sa séparation avec Rachel (son petit côté loser ? son traumatisme d’enfance ? l’apparition d’un tierce personne qui aurait fait voler le couple en éclats ?) Roddy Doyle nous sert la fin. Et quelle fin ! Je n’en dirai pas plus, évidemment, si ce n’est que je ne m’y attendais pas et que je l’ai vécue comme un uppercut bien visé. Et que j’ai encore du mal à me relever.

« Il nous écoutait avec un large sourire. Un large sourire, pas un demi-sourire. Le mot « inapproprié » n’a fait son apparition que des années plus tard. Mais ce large sourire était inapproprié. Il était tout à fait inapproprié. Murphy était nargué et taquiné par une salle pleine de garçons, et il adorait ça. »

Monica.