Alan Parks est un auteur de polars écossais qui a initié en 2017 un série en douze parties racontant la criminalité à Glasgow en 1974 dans les enquêtes d’un flic nommé Harry McCoy. Chaque affaire représente un mois de l’année. Commencée en 2017 avec Janvier noir,elle s’est poursuivie avec L’enfant de février, Bobby Mars forever et Les morts d’avril pour nous amener à ce Joli mois de mai dont Rivages n’a pas su bien rendre la dureté et la justesse d’un titre original May God Forgive.
« Le voile du deuil s’est abattu sur Glasgow: un salon de coiffure a été ravagé par un incendie qui fait 5 morts. Lorsque trois jeunes sont arrêtés, la foule de déchaîne. Mais sur le trajet vers la prison, le fourgon cellulaire est attaqué et les trois jeunes gens enlevés. Le corps de l’un d’eux est retrouvé le lendemain. L’inspecteur Harry McCoy n’a que peu de temps pour empêcher les deux autres de subir le même sort. »
Cinquième volet de la saga McCoy Joli mois de mai est certainement le plus réussi de la série. Depuis le début, tout en appréciant les histoires de Parks, il était impossible de ne pas le comparer à William McIlvanney et à sa série Laidlaw mettant un flic éponyme enquêtant dans les bas-fonds de Glasgow dans les années 70. Et on ne pouvait que déplorer que Parks n’avait pas encore bien su se détacher de ce lourd héritage et que ce McCoy n’était encore qu’une copie un peu pâle de Laidlaw. Et puis ce Joli mois de mai, d’un niveau bien supérieur aux précédents et nettement plus pointu dans son intrigue, permet de relativiser un peu une opinion peut-être prononcée prématurément comme parfois. J’ignore si c’est parce que l’affaire s’avère particulièrement tordue et éprouvante pour le lecteur. L’enquête est menée au comptoir, au fond des bières, de pub en pub et McCoy n’a pas trop le temps de se soucier de ses cauchemars intimes et familiaux. Il développe par contre une belle humanité quasiment insolite dans une Glasgow bien sale.
Joli mois de mai séduira les nombreux fans de Parks et pourrait aussi s’avérer être la meilleure manière d’entrer dans l’univers de l’Ecossais. Attention, ça pique un peu quand même.
Clete
Un petit truc en plus : tous ceux qui auront aimé ce roman pourront se jeter sur l’impeccable Retour de flamme de Liam McIlvanney racontant également un incendie criminel faisant des victimes innocentes commis à Glasgow en 1975…
Texas forever, La maison du soleil levant, Robicheaux, New Iberia Blues, Une cathédrale à soi, Les jaloux. Depuis ses débuts, Nyctalopes a toujours été au rendez-vous des sorties de James Lee Burke que je considère, et de très loin, comme le meilleur auteur de noir ricain, tendance un peu cowboy du sud, à cheval entre Texas et Louisiane avec quelques incursions jusque dans le Montana ou au Colorado comme ici.
James Lee Burke a écrit, depuis ses débuts… en 1965, plus d’une quarantaine de romans dont certains sont toujours inédits en France. L’homme, que je pense immortel, a quand même 88 ans et s’il est aidé maintenant par sa fille Alafair également romancière, ses livraisons annuelles s’apparentent néanmoins à de petits miracles. Par ailleurs, une info qui ravira les fans, Robicheaux revient dans deux jours dans les librairies américaines dans une histoire au titre sobre mais prometteur « Clete ».
James Lee Burke est surtout connu pour sa série autour des enquêtes de Dave Robicheaux qui, aidé de son pote Clete Purcel, s’oppose aux puissants et défend les pauvres et les déshérités du bayou de Louisiane à New Iberia. Le top pour beaucoup de fans de Burke. Il a aussi écrit une autre série autour de la famille Holland, originaire du Texas et que l’on retrouve à différentes époques de l’histoire américaine ou texane. Dans cette saga Holland viennent se glisser trois romans autour de Aaron Holland Broussard que l’on a découvert ado des années 50 dans Les jaloux et qu’on retrouve adulte dans le Colorado, au milieu des années 60. La fin de cette trilogie, Every cloak rolled in blood, est déjà sortie outre atlantique.
« L’Ouest américain des années 1960 donne encore l’impression d’une nature édénique. Le romancier Aaron Holland Broussard (de la célèbre famille Holland) fait « la route » à bord de wagons de marchandises, pour trouver l’inspiration. Il s’arrête dans la région de Denver où il va faire la connaissance de Joanne McDuffy, une jeune étudiante douée pour la peinture. Ils éprouvent une attirance réciproque quasi immédiate… » mais chez Burke, il n’y a jamais très loin de l’Eden à l’enfer et Aaron va le connaître pour sauver Anne Jo, victime de ses mauvaises fréquentations. Une fois de plus les grands thèmes de Burke : la résilience, la rédemption, la filiation sont encore au rendez-vous. Son héros Aaron, écrivain en herbe, a beaucoup de traits de caractère identiques à Robicheaux. Certaines anecdotes ou situations ont déjà été racontées mais une fois de plus le talent de l’écrivain fait son œuvre et dès les premières pages, le vieux Jim, roi de l’incipit vous embarque. Les figures du mal sont, une fois de plus, terrifiantes et la crainte est amplifiée par des petits passages plus obscurs, à la limite du surnaturel, où on ne sait plus où est la réalité, la vérité.
Comme toujours chez Burke, les héros représentent le bien qui part en croisade contre les représentants du mal qui sont connus, identifiés dès le départ. Ces derniers temps, Burke y ajoute des pincées de surnaturel à doses homépathiques. Le roman prend son essor autour de ce combat cruel qui se termine souvent, mais pas toujours, par une fusillade digne d’un western.
Tout en restant assez succinct sur cette belle histoire où Aaron découvre la douleur de la désillusion et la cruauté de l’homme, ajoutons qu’ Un autre Eden, écrit par la plume mélancolique belle à en pleurer d’un James Lee Burke au sommet de son art porte un titre qui l’habille parfaitement.
« Depuis cette nuit dans le canyon, je n’ai jamais craint la mort, et elle ne me fait plus broyer du noir. J’irai même plus loin. Depuis cette nuit, je n’ai plus jamais eu peur de rien, ni dans ce monde ni dans le monde à venir. »
Six ans séparent Fille de de Que la guerre est jolieparu en 2018. L’auteur est donc plutôt rare peut-être parce que l’homme Christian Roux a plusieurs cordes à son arc, exerçant aussi son talent en tant que scénariste, auteur, compositeur et interprète. Sachons donc apprécier à sa juste valeur la rareté de ce nouveau roman.
« Sam, 26 ans, est une solitaire. Mécanicienne hors pair, elle tient un garage sur les hauteurs de Cassis et semble mener une vie tranquille. Mais un jour, son passé ressurgit sous les traits de Franck, un homme qu’elle aurait souhaité ne jamais revoir, tout comme son père Antoine. Adolescente, elle a fait partie de leur bande de braqueurs, puis à 20 ans, elle les a quittés. Juste après son départ, un coup a mal tourné, Antoine a dû planquer le butin tandis que Franck s’est retrouvé derrière les barreaux. Aujourd’hui Franck veut récupérer le magot. Hélas Antoine a plus ou moins perdu la mémoire à la suite d’une crise cardiaque. Qui d’autre que Sam pour tenter de la lui rafraîchir ? »
Road trip, Fille de nous balade sur les routes les plus discrètes de France en compagnie de Sam jeune femme au caractère bien trempé et d’Antoine son père tous deux plongés dans le théâtre du passé, sur les chemins de la vérité. Un voyage périlleux pour retrouver la cache d’un trésor perdu dans les méandres du cerveau quasiment cramé d’Antoine et un retour aux origines du drame qui a scellé l’explosion de la famille : la fuite de Sam, la disparition de sa mère, le casse raté, l’arrestation… six ans plus tôt. Petit à petit, on entre dans le mystère et on se frotte à la douleur de Sam, aux horreurs du passé, aux erreurs coupables.
Il est certain que le thème du roman est loin d’être original mais on ne demande pas non plus aux auteurs de refaire le monde à chaque roman. Dans la multitude des histoires de relation filiale, de notion de famille, d’héritage du sang seuls le talent et l’écriture vous sauvent d’un possible ennui. Mais aucun souci, Christian Roux a déjà prouvé sa maîtrise à maintes reprises. Néanmoins, par la voix de Sam, il prévient le lecteur venu s’aventurer.
« Que les choses soient bien claires mon vieux. Je ne reviens pas. Je ne suis pas là pour jouer la grande dégoulinade hollywoodienne entre le pépère et sa fifille qui enfin se comprennent, se sont toujours aimés, mais la vie et blablabla et blablabla… Dès qu’on a retrouvé ce putain de trésor planqué dans ta putain de mémoire, tu rentres dans ton trou à rats, moi dans le mien, et basta, fin de l’histoire. » Il en sera bien autrement et de manière bien plus tragique durant 150 pages sèches, sans dorures, sans artifices faciles et pourtant si attachantes quand le narrateur puis l’auteur interpellent malicieusement le lecteur.
“Londres, 1935. Leon Geats travaille à la brigade des Mœurs & Night-clubs de la police de Westminster. Misanthrope et hargneux, il dirige la racaille de Soho – un quartier peuplé de prostituées, de jazzmen et de mafieux – selon un code moral élastique. Lorsque le corps d’une femme est retrouvé au-dessus d’un club, les inspecteurs de la Criminelle ont vite fait de classer l’affaire, ignorant qu’il s’agit de la première victime d’une longue série. En collaboration avec un collègue de la Brigade Volante et une officière de police, Geats se consacre à la recherche d’un tueur pervers et insaisissable.”
Comme Ian Rankin sur la quatrième de couverture et de nombreuses critiques, on ne peut qu’ admettre que l’on a ici un roman à placer aux côtés du Quatuor de Los Angeles de James Ellroy. On quitte néanmoins Los Angeles pour se retrouver sur les bords de la Tamise à Londres et plus exactement dans le quartier de Soho. Si le début et l’épilogue se déroulent en 2002, l’histoire se situe bien en amont, dans les années trente puis pendant la période du Blitz de la seconde guerre mondiale. S’y rajouteront quelques chapitres dans les années 60.
Comme chez Ellroy, des femmes massacrées, des ambiances et comportements troubles et troublants, des flics pourris jusqu’à la moelle dont on espère la mort dans les plus grands tourments, des mafias, des services secrets sans états d’âme, le côté obscur des êtres, une description pointue de la ville et d’une certaine marge évoluant dans les quartiers chauds. L’histoire s’anime sur la poursuite du tueur particulièrement dégueulasse “le brigadier”agissant comme un fantôme sans laisser d’autres traces que l’effroi et le malaise que sa barbarie déclenche.
Sur sa piste, habités par leur enquête jusqu’à l’aliénation, trois flics qui vont aussi former un très troublant triangle passionnel, ajoutant d’étranges perversions dans une atmosphère qui en est déjà saturée. Le trio est à la poursuite du tueur mais le vrai héros du roman, c’est Leon Geats. Longtemps, très longtemps qu’on ne nous avait pas offert un si beau personnage de flic. Très grand Leon Geats! un vrai chien qui ne lâche pas, utilisant la méthode dure, assénant la violence autant qu’il l’encaisse, se montrant trouble, retors, secret et dans le même temps, si bellement humain. Un seigneur.
Le roman est dense, les personnages nombreux, les bonds dans le temps déstabilisants, les rebondissements parfois divins, la psyché des trois flics, magnifiquement développée ou astucieusement voilée dépasse souvent en intensité dramatique la chasse à l’homme, un bonheur de noir.
Comme tout bon élixir, Vine Street se savoure, se laisse apprivoiser lentement pour enfin développer les effluves puissantes d’une intrigue complexe et passionnante.
Parfois, dans le choix des romans, on se plante plusieurs fois de suite. Mais on sait tous aussi qu’un jour, on déniche le roman fabuleux qui phagocyte votre temps bien après, ce genre d’histoire qui vous prend dès la première page, puis qui vous colle…. Oui, vous connaissez, bien sûr. Nous, lecteurs compulsifs, abusifs, vivons pour le prochain roman qui va nous combler, nous chavirer, nous rendre humbles, pensifs et admiratifs. Et il y a donc, luxe plus rare, des moments où, par hasard, en escapade loin de vos plaines coutumières ou de vos trottoirs sombres, nous nous prenons le grand choc, la lumière, le bus dans la tronche.
À travers les chroniques de Nyctalopes, nous tentons de vous associer à nos coups de cœur, nos passions, nos univers, mais on le sait tous : comme les goûts et les couleurs, les lieux, les thèmes, les personnages, l’empathie, la compréhension, le style ne se partagent pas… Néanmoins, si vous avez envie de bronzer intelligemment cet été, j’ose prétendre que j’ai trois romans qui vous laisseront peut être pantois. Même si vous vous en foutez de la corruption en Catalogne, enfilez-vous Indépendancede Javier Cercas pour la classe de ce polar. La vie des archers anglais du 15ème siècle n’est pas au centre de vos intérêts ou passions, je le conçois bien, mais ne ratez pas le propos brillant et ô combien actuel et universel de James Meek dans Vers Calais, en temps ordinaire. Et bien sûr, on y vient, cette autre merveille qu’est La nuit du hibou de la Coréenne Hye-Young Pyun lauréate du prix Shirley Jackson pour Le jardin et dont le précédent roman La loi des signes sort ce mois-ci en Rivages poche.
L’avocat Yi Ha-in part à la recherche de son frère disparu, employé comme garde forestier dans un village de montagne. Personne, sur place, ne semble se souvenir de lui. Mais Ha-in n’a pas oublié les derniers mots de son frère au téléphone, évoquant un hibou et des arbres menaçants.
Le nouveau garde forestier, In-su, est un père indigne et alcoolique, sujet aux accès de violence et aux hallucinations. Secoué par la disparition de son prédécesseur, il commence à douter de tout lorsqu’il découvre à son poste un papier sur lequel est écrit cette phrase énigmatique : « Un hibou vit dans la forêt. »
La quatrième de couverture est particulièrement ratée, mais c’était une mission impossible et je ne jette pas la pierre, bien embarrassé à tenter de parler d’un roman sans effleurer tout ce qui en fait un vrai bonheur. Cette proposition de l’éditeur indique juste l’entrée du chemin, un repère pour s’engouffrer dans un roman où tout est troublant, où tout semble faux, dissimulé. La vérité d’un instant n’est pas forcément la vérité de tous les instants. La nuit du hibou n’est pas un polar bien que s’y déroulent des activités criminelles. Pas vraiment non plus un roman d’épouvante comme le dit Rivages qui l’apparente à Stephen King, bel argument commercial certes mais bien inexact. Non, non et non. Ici, vous entrez dans la famille d’auteurs très rares, qui vous bluffent sans artifices, vous alertent par de petites phrases anodines, vous fourguent un roman très loin de ce que vous attendiez, vous offrant des éléments qui vont faire votre vérité en fin de lecture. Une vérité ouais, mais une parmi tant d’autres… bref, des romans autres, très rares, comme ceux de James Sallis à qui La nuit du hibou peut être franchement apparenté.
Ne faites pas confiance à Hye-Young Pyun et à sa plume vénéneuse. Elle passe son roman à vous embrouiller. Ne vous attachez pas aux personnages tous maudits ou désespérés. On les perd… les uns s’en vont, les autres disparaissent, le reliquat meurt accidentellement… ou peut-être pas. Et dans l’ombre, observant les heurs et malheurs des pauvres hères vivant à ses côtés, règne une immense forêt. Ah oui, combien de fois, on s’est déjà fadé des histoires de forêts croqueuses de mouflets, mais ici, ce n’est pas du grand-guignol. La forêt agit ou peut-être pas, mais c’est pourtant le véritable personnage principal. Hautement symbolique et vivante, elle règle la vie et régule tous les cauchemars des damnés. On lui prête sans doute beaucoup trop d’importance… ou pas.
Roman exceptionnel, La nuit du hibou se savoure jusqu’au dernier mot, tout au bout de la nuit.
“Dans « Le Carré des indigents, nous retrouvons l’inspecteur principal Claude Schneider, protagoniste récurrent des romans d’Hugues Pagan. Nous sommes dans les années 1970, peu avant la mort de Pompidou et l’accession de Giscard au pouvoir. Schneider est un jeune officier de police judiciaire, il a travaillé à Paris et vient d’être muté dans une ville moyenne de l’est de la France, une ville qu’il connaît bien. Dès sa prise de fonctions, un père éploré vient signaler la disparition de sa fille Betty, une adolescente sérieuse et sans histoires. Elle revenait de la bibliothèque sur son Solex, elle n’est jamais rentrée. Schneider a déjà l’intuition qu’elle est morte. De fait le cadavre de la jeune fille est retrouvé peu après, atrocement mutilé au niveau de la gorge.”
Lire Pagan après ces trop nombreuses années de silence où il s’était inscrit dans une carrière de scénariste pour la tv est un plaisir non feint. Tous ceux qui ont déjà goûté sa plume noire et chirurgicale y retourneront certainement. Un peu comme Dominique Manotti qui est retournée avec bonheur vers son personnage fétiche de flic Daquin pour le faire évoluer dans la France de Pompidou dans « Marseille 73 », Hugues Pagan, après l’année 79 dans « Profil perdu », nous entraîne encore plus loin dans le temps avec Schneider. Nous sommes dans l’Est de la France en 1973, dans une tranche d’histoire où le pouvoir sait la maladie du président et où on spécule sur le temps pendant lequel il va pouvoir encore tenir les rênes. Pompidou grille ses dernières Winston tandis que Giscard accorde son accordéon et s’apprête à se taper l’incruste, le soir, dans les familles.
C’est aussi l’année où l’auteur a entamé lui-même une carrière de plus de deux décennies dans la police. Si les polars écrits par des flics ne sont pas forcément meilleurs que les autres, ils ont néanmoins le goût très prononcé de l’authentique, du vécu, du ressenti. Chez Pagan, avec les années, la plume s’est magnifiée pour mieux prononcer le trait sombre et mieux exposer ces petits bijoux de littérature noire tandis que l’expérience professionnelle et la connaissance de l’époque garantissent l’authenticité de la tragédie humaine racontée.
Hugues Pagan écrit la vie très durement. Fin observateur, il montre la douleur, la violence, la mort ordinaires. C’est triste, sale, très moche. Néanmoins le roman prend une dimension plus humaine, émouvante par l’entêtement de Schneider à résoudre une affaire dont tout le monde se fiche. Une petite ado, fille de prolo, de surcroît coco, l’ennemi intérieur du moment…
L’ambiance des films de Melville, un Schneider glaçant à l’allure de Delon dans “le samouraï”, un solide roman, un peu figé néanmoins, et une belle page d’histoire sociale.
« Ce fut Jan Soutchiline qui fit coulisser la portière, et largement. Guerman le força aussitôt à reculer avec le canon du Saïga et,depuis le marchepied, l’obligea à se rasseoir sur son siège.
— Qu’est-ce qui te prend, l’Allemand ? s’étonna Jan. Tu débloques ?
— Les gars, c’est un braquage, expliqua Guerman avec un soupir. J’ai pas envie de vous descendre, mais je pourrais sans mal vous estropier. Vous me connaissez, non ?«
Entre 1979 et 1989, l’URSS intervient économiquement et bien sûr militairement en Afghanistan, pays frère à cette époque là. Ces combats, parmi les derniers de la Guerre Froide, feront des milliers de morts, militaires comme civils, de blessés et de réfugiés.
Les jeunes anciens combattants russes revenus vivants sont surnommés les Afghans, et sont très souvent mal aimés et craints par la population. Un peu partout émerge l’idée d’une fraternité afghane parmi ceux qui ont perdu leur jeunesse dans ce pays qu’ils ne connaissaient pas.
Le problème du retour des soldats à la vie civile contemporaine après d’âpres combats sans réelles victoires est récurrent en littérature, Kevin Powers il y a quelques années, Sébastien Vidal plus récemment, l’ont brillamment traité. Alexeï Ivanov y ajoute, et ça m’a plu, une histoire de la Russie post-communiste, de la chute du régime à l’avènement d’un capitalisme tumultueux avec ses luttes de pouvoirs et ses méthodes mafieuses.
« Le dernier afghan » prend place à Batouiev, une ville fictive de Russie centrale fortement inspirée par Iekaterinbourg et son histoire depuis une trentaine d’années. À son retour des combats en 1986, le jeune officier Sergueï Likholiétov, un invraisemblable roublard, met sur pied le Komintern, une amicale d’afghans, tous marqués et abîmés par ce qu’ils ont vu, fait et subi. Sous couvert de fraternité, il développe une économie de marché et infiltre, souvent violemment, avec ses dizaines de gars, tous les secteurs de Batouiev. Ce qui donne lieu à des scènes rocambolesques à plusieurs moments : la prise de contrôle d’un marché couvert avec des bulldozers, les règlements de compte avec des rivaux, etc. Les flingues comme la picole sont de sortie. Voilà pour la toile de fond du roman.
De ce groupe et de cette histoire d’anciens combattants, Alexeï Ivanov extirpe le taiseux Guerman Niévoline, dit l’Allemand, et fait défiler sa vie devant nous. De son service militaire en Afghanistan au milieu des années 80, jusqu’à une période récente. Mais plutôt que de faire banal et chronologique, il a découpé en tranches la vie de son personnage, secoué le tout, et nous charge de recoller les pièces dans le but louable de nous divertir.
« Les arbres étaient bordés de brouillard. Tout en tirant la carriole, Guerman, le souffle court, songeait à l’étrangeté de sa situation. L’ex-soldat qu’il était, ancien combattant d’Afghanistan, se retrouvait en plein automne, dans une forêt déserte, à tirer au milieu d’un taillis compact d’aulnes et de sorbiers une charrette de jardinage contenant une montagne de fric insensée. Comment sa vie avait-elle pu tourner ainsi ?«
Guerman Niévoline est sans cesse présent, tour à tour au cœur de l’action ou simple figurant. Il semble ordinaire, subir le cours de sa vie. Sauf qu’à un moment subir ne lui convient plus, et là son intelligence se met en branle. Redoutable intelligence qui tente de parer à toutes les éventualités jusqu’à faire fi de la fraternité afghane. Dès le début du roman, on le voit dérober des sacs remplis de billets, en attachant ses anciens compagnons d’armes dans le fourgon de transport de fonds dont il est le chauffeur.
Le traitement des personnages est particulièrement réussi, beaucoup se voient comme des héros, certains en sont, d’autres ne sont que des flambeurs, la plupart sont bruts de décoffrage, souvent machos, remplis de bière et de vodka. Les quelques femmes du roman ne sont pas mieux loties, ce sont des harpies, des teigneuses, à l’exception de Tatiana Koudiélina qui flotte tel un songe du début à la fin.
La lecture se doit d’être attentive, Ivanov construit sa galerie de personnages tout au long du roman, et beaucoup réservent quelques surprises, bonnes et mauvaises.
« Le dernier Afghan » est donc diablement réussi. Ivanov est habile à raconter plusieurs histoires, à jouer avec nous, à feindre de nous égarer mais, toujours, il glisse au détour d’une phrase un détail, une allusion qui nous repêche. C’est un travail de haute couture que sa façon de lier, de mêler des histoires de guerre à celles du quotidien d’une autre époque, des scènes de western urbain en 1991 à celle d’un braquage tranquille en 2008. Ces récits souvent très réalistes, comme celui de la rencontre entre Niévoline et Likholiétov lors d’une longue séquence de combat, sont de véritables nouvelles et pourraient quasiment être lues séparément.
C’est un pavé brutal, âpre, on s’enfonce profondément dans le noir, mais grâce au talent de raconteur d’histoires de l’auteur, c’est absolument passionnant.
NicoTag
A roman puzzle, clip puzzle. Voici le dernier titre de Wonderflu, une pépite de l’indie-rock français.
“Surnommée « Mignonne », ce qui ne lui va pas comme un gant, Sarah Jane Pullman a déjà trop vécu pour son jeune âge : famille dysfonctionnelle, fugue à l’adolescence, crimes, petits boulots dans des fast-food… on se demande comment elle parvient à redresser la barre. Elle y arrive et, à sa grande surprise, est engagée comme agent au poste de police de la petite ville de Farr. Lorsque le shérif titulaire disparaît, c’est elle qui prend sa place. Mais Sarah Jane ne se satisfait pas de la situation. Cet homme, Cal, était son mentor, son appui, et elle ne peut accepter qu’il se soit évanoui dans la nature. Elle va découvrir des choses qu’elle ne soupçonnait pas…”
James Sallis est un très grand auteur dont les romans ne se laissent pas facilement apprivoiser malgré ou peut-être à cause des ancrages dans le texte : leur forme, leur fond, leur moment d’apparition, leur subjectivité, des paroles, des répliques, des indices et des pensées qui ne sont plus vraiment celles des personnages mais de Sallis lui-même phagocytant sa propre intrigue partiellement policière pour interroger le lecteur, l’amener à réfléchir à une vérité que, pas plus que les personnages, il n’atteindra finalement jamais. Alors, une fois de plus, et autant vous prévenir, certains ne passeront pas la page cinquante tandis que d’autres se délecteront avec dévotion du discours, de la méthode, des indices, de l’histoire et de son dénouement.
Si Sarah Jane peut paraître en ligne directe du précédent Willnot, il se distingue néanmoins par la présence, pour la première fois de sa carrière, d’une héroïne féminine. Ce nouveau challenge novateur souffre néanmoins de certains manques pour nous permettre de croire au vécu et à l’histoire d’une femme tels que l’on peut se plaire à les imaginer. Par contre, exploitant le même thème des disparitions pour le pousser vers une universalité, Sallis montre l’incompréhension, le chagrin ou la colère causée par l’absence soudaine et sans explication, par la maladie, le suicide, la mort subite, la fuite ou le crime non résolu. Incluant ses propres interrogations existentielles, sublimées par son écriture magique paraissant foutraque alors qu’elle est le résultat de choix littéraires totalement assumés, elle place le lecteur dans le même état d’incertitude que les personnages.
Toute l’œuvre de James Sallis explore le grand thème de la solitude des êtres, leur cruelle confrontation solitaire à des situations qui les dépassent. Si le propos est lourdement triste, méchamment mélancolique, on voit néanmoins le malin plaisir que prend Sallis à nous égarer, à nous aveugler, à nous renseigner, à nous interroger, à nous faire hésiter. L’intrigue policière, résoudre l’énigme de la disparition de Cal, une fois de plus et même si elle est l’objectif final, n’a pas grand intérêt. Une petite nouvelle sympathique aurait suffi si elle n’était pas animée par la maestria d’un auteur au zénith, roi de l’ellipse, du non-dit.
“La part de non-dit laissant, comme toujours, une traînée de feu dans son sillage.”
Sarah Jane se découpe en deux parties. L’une raconte l’enfance et la jeunesse de l’héroïne tandis que la seconde montre la banalité, l’ordinaire de la vie d’un flic de campagne. Si la première partie me semble la plus aboutie et la plus propice à d’énormes maux de tête suite aux suggestions de réflexion proposées par Sallis ou par le voile laissé sur certains pans du tableau, la seconde a le mérite de rattacher le roman, et même si c’est de très loin, au monde du polar mais à peu près à l’identique de Willnot dont il est très proche tout en allant encore plus loin dans la réflexion.
“Chaque roman, chaque poème, est la même histoire unique qu’on raconte encore et encore. Comment on essaie tous de devenir véritablement humains, sans jamais y parvenir.”
Et s’il fallait résumer Sarah Jane et l’ensemble de l’œuvre de James Sallis, nul doute que ses propres propos seraient : « Dans la vie, tout se résume à errer pour trouver une direction, a-t-il dit. Tout ce qu’on fait. Plus on erre, plus la direction se précise.”
“Or nous sommes en Pologne, un pays où chacun veut arnaquer son voisin, un pays où, pour chaque billet de banque, il y a trois personnes prêtes à le chourer, un pays où, il n’y a pas si longtemps, les gens bouffaient de la terre, des oignons dénichés au marché noir et des saucisses de gencives bovines. Des phénomènes tels que l’amitié sont foutrement rares, ici, et la simple camaraderie peut s’évanouir pour quelques billets.”
Bienvenue en Pologne et plus particulièrement à Varsovie dont Jakub Zulczyk nous fait découvrir les nuits. Comme partout ailleurs, de la thune, de la came et du sexe. Et surtout en arrière-plan, ce monde de la pègre local que nous allons découvrir ébahis avec Jacek, prince de la blanche, plus gros dealer de cocaïne de la ville, Hermès de la jet set locale. Un long monologue de six jours et six nuits, un cauchemar d’une semaine avant qu’il n’embarque pour des vacances en Argentine en espérant la submersion de la ville en son absence.
Alors, je dois avouer que la Pologne en général et sa littérature noire en particulier, je n’y suis pas vraiment sensible. Mais Rivages cartonne tellement en 2021 et il y a encore Burke, Mullen et Sallis à venir qu’une couverture encore une fois magnifique, un gentil oxymore dans le titre et un ton résolument agressif dès les premières lignes, ont eu raison rapidement de ma frilosité malgré 500 lourdes pages.
Au départ, on peut envisager Jacek comme un personnage assez similaire au héros de “Drive” de James Sallis. Froid, organisé, méthodique, il reste autant que se peut à la périphérie de la violence du groupe de truands auquel il appartient, contraint, semble-t-il. Et puis, l’arrivée d’un nouveau caïd va mettre le bordel dans ce petit monde de la dope aux mécanismes pourtant bien huilés et Jacek va y laisser des plumes, beaucoup. Peu à peu, il replonge dans la coke pour tenir, pour comprendre, et il se rapproche de plus en plus du héros paranoïaque de “Glamorama” de Brett Easton Ellis par son comportement délirant, ses hallucinations, ses pensées et ses agissements de plus en plus dégueulasses. Il vomit dans la soupe, montre la belle enflure qu’il est en fait. Le personnage est exécrable et on pourrait trouver juste qu’il morfle, souhaiter sa fin. En fait, ses ennemis sont tellement des salopards que ce semblant d’humanité chez Jacek notamment vis à vis des lolitas qui viennent se perdre dans cet enfer incite à le suivre. Le roman devient hallucinant par sa violence visible ou larvée et par les comportements imprévisibles de Jacek traqué, piégé, en proie à des délires de plus en plus monstrueux.
“ Éblouis par la nuit” est un roman magnifique. Du grand noir écrit intelligemment, du très lourd. Gros, gros coup de cœur.
Jean-Pierre Perrin a longtemps arpenté le proche et le moyen Orient pour Libé avant de se consacrer à l’écriture pour raconter d’abord ses guerres pour parvenir aujourd’hui à ce premier roman prenant pour cadre la guerre civile en Syrie en 2012. Signalons avant de l’oublier cette magnifique couverture qui fait vraiment sens, en écho au morceau des Stones “Wild Horses” présent dans le roman et si précieux parfois pour ne pas sombrer dans la folie.
“Joan-Manuel est un jeune romancier fasciné par la guerre. Pris en otage par les djihadistes puis relâché dans le désert, hanté par le souvenir de sa détention, il décide de partir en Galice sur la piste d’un mystérieux poème de Garcia Lorca.
Alexandre est un diplomate dont la famille a été déportée par un certain Alois Brunner, criminel de guerre nazi devenu conseiller du dictateur Hafez el-Assad. Dans l’espoir de combattre ses démons, il accepte une opération de renseignement dans une ville syrienne assiégée.
Daniel est un mercenaire spécialisé dans la sécurité militaire à Bagdad. Afin de retrouver la fille d’un ami disparue lors d’une mission humanitaire sur la frontière turque, il doit monter une expédition des plus périlleuses pilotée en sous-main par la CIA.”
Combattre ses démons, combattre ses bourreaux, combattre ses fantômes, la belle et grande histoire de ces trois hommes dont la vie va, un jour, converger vers la Syrie ensanglantée et plus précisément, en point d’orgue dramatique, à Homs assiégée par l’armée de Bachar.
Roman aux multiples richesses, “Une guerre sans fin” fera sûrement date dans mon parcours de lecteur. Mais, on peut très bien passer à côté si on s’est trompé sur le contenu. Perrin ne raconte pas le siège de Homs, ne raconte pas l’histoire militaire, ne surcharge pas par des détails techniques ou politiques un théâtre d’abominations qui se suffit par lui-même, les deux clans rivalisant dans les atrocités.
Le calvaire des otages, l’enfer des femmes, le martyre des populations massacrées dans l’indifférence mondiale… La souffrance vous pète à la gueule, un sentiment d’impuissance mais aussi un soupçon de culpabilité peuvent vous rendre mal à l’aise. L’inhumanité de la situation qui interpelle, au bas mot, est prolongée, étendue avec une extension vers la guerre d’Espagne à laquelle un des personnages compare ce combat fratricide. Garcia Lorca, Unamuto, Hemingway et Orwell hantent les pages… On tend vers une universalisation de la guerre, une guerre sans fin…
A ces acteurs de 1936, s’ajoute un hommage à ces photographes et reporters de guerre qui paient de leur personne, pour montrer une horreur qu’on préfère souvent ne pas voir, parce qu’elle est loin et qu’elle ne nous atteindra pas. Perrin est une sorte de figurant dans son propre roman et il raconte ce qu’il a vécu réellement quand les bombes de Bashar al-Assad ont pilonné sciemment le centre de presse de Homs tuant le photographe français Rémi Ochlik et la grande reporter américaine Marie Colvin.
“On ne peut pas écrire de bons livres sur un tel sujet sans avoir une conscience douloureuse, sans se brûler, sans approcher l’impossible, l’au-delà du monde, sans aller vers ce qui n’a pas été fait, sans mettre en danger quelque chose.”
Rejoignant parfois “Pukhtu” de DOA dans sa réflexion sur la guerre et sur les hommes et les femmes qui la vivent et la subissent, “ Une guerre sans fin” est un putain de grand roman.
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