A l’heure où vous lirez cette petite chronique, j’aurai accompli ma trente et une unième rentrée scolaire. Bon, ce n’est pas votre problème et je le signale en préambule uniquement pour indiquer que mon expérience du milieu me permet d’envisager la justesse ou pas d’un roman traitant de la vie d’une jeune professeure des écoles durant une année scolaire sans être ébranlé par l’émotion qui pourrait gagner certains lecteurs à la suite de pages difficiles, de témoignages issus d’un monde si proche de chacun mais tellement étranger pour beaucoup qui pensent encore que le métier de prof est un bon plan pour les vacances et pour la durée de la semaine de travail. Ceux qui se lancent dans la carrière avec ces plans sont forcément malheureux et souffrent évidemment un martyr les faisant bousiller de nombreux élèves surtout ceux cabossés par leur environnement familial et social s’ils n’abandonnent pas rapidement. L’égalité des chances brandie tel un étendard à chaque nouvelle réforme à chaque nouveau ministre fait doucement marrer les profs de ces écoles sinistrées dans les quartiers ghettos des grandes villes ou abandonnées sans moyens dans les zones rurales oubliées.
« Une classe, c’est comme un roman. Vingt-six histoires qui se combinent, qui se heurtent, qui s’emboîtent. Cinq jours sur sept, de huit heures du matin jusqu’à la fin de l’après-midi, près de neuf mois dans une année, ces histoires se tissent. Si l’on calcule le temps passé ensemble, on s’effraie de constater à quel point une classe absorbe les individus qui la constituent. »
« Les attachants » est un roman qui rend compte d’une année scolaire d’Emma, jeune professeure des écoles qui obtient, après plusieurs années de postes fractionnés dans diverses écoles aux sociologies variées, à des niveaux différents, dans des zones géographiques souvent éloignées les unes des autres dans la région toulousaine. On pourrait être n’importe où ailleurs en métropole, dans une autre ZEP (zone d’éducation prioritaire), abréviation faisant trembler le débutant comme le praticien beaucoup plus chevronné. Centré principalement sur la relation d’Emma avec son groupe de fracassés, de dézingués, on aurait pu craindre une niaiserie faisant basculer dans l’apitoiement ou un tableau idyllique de la réussite d’une enseignante. Il n’en est rien, ce roman est, très, très juste, absolument pas exagéré dans la succession des catastrophes qui arrivent à ces élèves de CM2, absolument crédible dans les combats désespérés que mène Emma. Les Michel, Caïn, Ryan, Dylan, Kevin dont parle Rachel Corenblit et leurs galères sont légions, premières victimes de la dangerosité de notre époque, de la précarité de leur situation, tristes reflets de la misère, du malaise, de l’aliénation de leurs parents. Les profs qui les ont toute l’année ont bien compris que le discours des politiques, les théories foireuses de l’aménagement des rythmes ou autres conneries à la mode, ne changeront rien au marasme actuel qui gagne les zones où la république n’est plus une vérité mais une idée fumeuse.
Le roman a vraiment valeur de document en signalant plusieurs cas de souffrance psychologique de gamins et puisque le sujet est suffisamment grave, oublions la langue de bois un peu pour juste ajouter que tous les gamins flingués dans leur tête que j’ai pu rencontrer l’étaient par la faute, consciente et inconsciente, de leurs parents, de la vie menée ou subie, résultat du malheur, de la malchance mais aussi très souvent de la connerie. Par l’étude de ces cas, en montrant l’attitude des parents, Rachel Corenbilt appuie là où cela fait mal mais ne s’y cantonne pas évoquant tous les autres acteurs de l’équipes éducative d’une école : la directeur (très beau personnage), les collègues, les psys scolaires, les inspecteurs mais aussi les acteurs discrets et méconnus, oubliés et pourtant si importants pour les élèves et pour les enseignants : les auxiliaires de vie scolaire, les ATSEM, les cantinières et les femmes de ménage.
« Les attachants » évoque aussi les collègues qui sombrent, la désertification du personnel d’aide psychologique de l’Education Nationale, le désarroi des familles, la peur de pénétrer dans l’école de certains parents, institution miroir de leur triste histoire ratée, la rumeur, la calomnie… Elle aurait pu aussi évoquer la disparition des réseaux d’aides spécialisés pour les enfants en difficulté, les médecins scolaires et les psys qui ne peuvent plus répondre à toutes les demandes désespérées, multiples et répétées des écoles, l’énorme différence entre le discours politique et la réalité du terrain, les lycées où enseigner la shoah relève de l’utopie suicidaire, le sentiment d’abandon des profs et la capitulation de certains, ainsi que les zones du pays, la Bretagne en premier, où certaines communes érigent des statues à la gloire de Jean Paul 2 et imposent à leurs enfants de faire 20 km pour être scolarisé dans un lycée public ainsi que les élus qui favorisent effrontément les écoles cathos au détriment de l’école de la République. Et coup de chapeau à ces instits ruraux bretons qui n’attendent pas des annonces ministérielles pour mener un combat juste pour la laïcité, une lutte quotidienne sale et épuisante contre l’hostilité des municipalités et d’une partie de la population et l’indifférence de nos gouvernants.
Mais, et avant tout, même si ce roman est hautement politique et grave par le constat qu’il dresse, il montre aussi les moments qui font que prof est le plus beau métier du monde, ces instants de bonheur intense, rares bien sûr, qui vous obligent à masquer votre émotion galopante parce que là, un gamin vous a fait chavirer en vous offrant un sourire, un regard, un dessin, un travail que vous n’espériez pas, que vous n’imaginiez même pas et ce sera peut-être fugitif, sans suite réelle, mais vous avez connu un vrai moment de grâce.
Lors des récents attentats en France, en voyant le profil et l’âge, je n’ai pu que constater que ces terroristes, je les avais eus en classe, pas eux évidemment mais leurs potes, leurs semblables qui eux n’ont pas sombré. Il est évident que, nous les profs, on a dû rater quelque chose et on le sait bien. Il faudrait que ceux qui nous gouvernent comprennent que ce n’est pas en faisant chanter les enfants le jour de la rentrée ou en les évaluant une énième fois qu’on changera quelque chose. Comme si on ne connaissait pas les raisons du marasme.
Un roman juste et utile.
Wollanup.
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