Un livre sorti en 2015 dont on n’a pas assez parlé à mon goût…
Le sujet est pourtant d’une actualité brûlante. Une étude de l’Observatoire national de la délinquance sur les viols déclarés à Paris tord le cou à beaucoup d’idées reçues : 74% des viols se déroulent dans des lieux privés, la violence physique n’est pas le moyen le plus utilisé… Et « Osez le féminisme » rappelle que moins de 10% des femmes portent plainte après un viol ! libé 22/01/16 N’en déplaise aux fachos qui tentent de récupérer les évènements de Cologne pour alimenter leur discours raciste ou discréditer les féministes…
Et ce livre tout en traitant ce thème, tel un lanceur d’alerte, est bien plus que cela de par son style et la qualité de l’histoire! Re-focus donc sur « Personne ne le saura »!
Brigitte Gauthier est une universitaire, spécialiste de danse, cinéma et théâtre. Elle a écrit plusieurs livres spécialisés dans ces domaines. Elle signe ici son deuxième roman, le premier à la Série Noire, et c’est une grande réussite !
« La drogue du viol est un thème à la mode, un sujet de société. Sauf quand le pantin qui tend ses seins et agite son cul, c’est vous, et que soudain, aveugle dans la nuit, vous êtes livrée à bien plus dangereux que des hommes, à votre imagination sans limites. Ils vous droguent. Ils vous violent. Personne ne le saura. Pas même vous d’ailleurs. Aucune preuve. Rien. Presque rien. Mais la vie ne sera plus jamais comme avant. Dans la nuit du Carmin, le club échangiste où l’a emmenée son ami Jules, Anna meurt. Trois heures de l’autre côté des miroirs. En s’éveillant de son coma, elle a tout perdu. Sa mémoire. Amar. L’homme qu’elle aime. L’obscurité demeure mais elle devra mener une enquête pour survivre à ce qu’il y a de pire. Pas ce que l’on vous a fait, ce que l’on vous a peut-être fait. »
Le roman commence à l’hôpital où se retrouve Anna, la narratrice de « personne ne le saura ». Anna, paniquée, hagarde, est dans le noir, au sens propre et au sens figuré, elle a perdu la vue, ne sait pas où elle est… Et dès les premières lignes, on est précipité dans sa tête. L’écriture de Brigitte Gauthier nous fait partager cette panique : phrases courtes, écriture syncopée, pensées qui s’éparpillent et se heurtent au noir… La lecture est éprouvante, mais elle se fait d’une traite, comme en apnée. Le style s’apaise au fur et à mesure qu’Anna reprend ses esprits mais Brigitte Gauthier nous a emportés, on est avec Anna, on ressent sa détresse, son désespoir.
Car Anna ne sait rien. Amenée à l’hôpital dans le coma, délirante, complètement saoûle… par l’ami avec qui elle était allée boire un verre dans le club échangiste d’une petite ville, elle est bien obligée de croire à sa version des faits puisque pour elle c’est le trou noir. Puis elle se rend compte que certaines choses ne collent pas, qu’elle a été droguée, violée… Son seul témoin lui ment : il est au moins complice mais n’en reste pas moins la seule piste qu’elle ait pour savoir… Anna est morte, complètement dépossédée d’elle-même, détruite à jamais, elle ne veut pas que ce crime reste impuni, elle veut porter plainte, mais que témoigner quand on ne se souvient de rien ? Sa parole d’alcoolique (c’est ainsi qu’elle a été enregistrée aux urgences lors de son passage à l’hôpital de la petite ville) contre celle d’un des notables de la ville… Elle doit même se battre pour être soumise à des tests gynéco… Elle est coincée, piégée, c’était prémédité ? Les violeurs vont-ils revenir pour achever le travail ?
On vit tout avec elle : son désarroi, son angoisse, sa rage, son impuissance. Elle revit toute son histoire remontant de plus en plus loin comme si elle prenait son élan pour fracasser ce mur noir qui enserre ses souvenirs. Anna se débat, mais c’est une femme forte, elle a de la ressource et elle va en user. Il faut qu’elle sache alors elle va enquêter elle-même. Mais pour une femme comme elle, qui se révolte, combien se sont tues ? Combien sont restées à jamais dans les ténèbres où on les a pécipitées ?
Tout au long de ce livre, on voit bien tout ce qui peut pousser une femme à passer son viol sous silence : le regard suspicieux des autres, la honte, la terreur des représailles… de quoi devenir folle ! Et les bourreaux sont tranquilles ! Tant qu’ils ne laissent pas de marques de cet acte barbare, ils restent incognito. Les victimes ne peuvent rien raconter, même à elles-mêmes : elles restent hantées par le peut-être, se noient dans l’incertitude… Eux, impunis, intouchables peuvent recommencer…
Anna est journaliste, elle n’est pas prude, elle sait s’exprimer, se défendre. On assiste à sa bataille pour revivre, pour émerger de ce cauchemar et c’est dur mais sans apitoiement ! On assiste à ses efforts pour s’en dépêtrer, on la suit dans son enquête, car c’est bien une véritable enquête qu’elle va mener, jusqu’au dénouement… noir, très noir on s’en doute !
On est dans un polar, un vrai, qui se passe dans une petite ville de province à l’atmosphère étouffante.
Un livre coup de poing ! Il a toute sa place dans la Série Noire qui nous en a offert en 2015 une bien belle série pour ses 70 ans !
Un coup de poing utile, car encore maintenant le viol est un crime à part. Il entraîne bien souvent des soupçons à l’égard de la victime (homme ou femme)… Certains ne peuvent s’empêcher de juger entre celles qui l’ont bien cherché (sic ! sic ! et re-sic ! au XXIème siècle !!!) et les autres, de glisser une morale au relent fétide dans les commentaires, comme si le viol d’une femme assumant sa sexualité était moins grave que celui d’une jeune pucelle. Comme si la sexualité des femmes faisait d’elles des êtres un peu méprisables et que finalement leur consentement n’était qu’optionnel. On trouve encore ce genre de pensées en filigrane un peu partout. Une fille qui a des plans culs est une salope… j’en passe et des meilleures !
Merci à Brigitte Gauthier pour ce livre âpre, fort et magnifique !
Raccoon
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