Chroniques noires et partisanes

Étiquette : Nana Kwame Adjei-Brenyah

LE DERNIER COMBAT DE LORETTA THURWAR de Nana Kwame Adjei-Brenyah / Terres d’Amérique / Albin Michel

Chain-Gang All-Stars

Traduction : Héloïse Esquié

Il y a déjà quelques années (2021), nos chroniques se faisaient l’écho de la publication et traduction du recueil de nouvelles Friday Black d’une nouvelle plume américaine, Nana Kwame Adjei-Brenyah. « Foisonnant et insolite » en disait à l’époque la collaboratrice de Nyctalopes. Le retour de Nana Kwame Adjei-Brenyah signifie à nouveau une confrontation avec un truc aussi américain que le donut, j’ai nommé la violence viscérale.

États-Unis, dans un futur proche : les condamnés à mort ou à perpétuité ont la possibilité de participer à un programme de télé-réalité extrêmement populaire, Chain-Gang All-Stars. Sous les yeux d’une foule déchaînée et de millions de streameurs, ils se livrent à des combats d’une rare violence, à la manière des gladiateurs de la Rome antique. Ceux qui survivent à trois années d’épreuves sont graciés. Enchaînant les victoires, Loretta Thurwar, combattante hors pair et superstar du programme, est en passe d’atteindre son but. Mais pour cela, elle va devoir déjouer les pièges que lui tend la production, prête à tout pour accroître son profit.

Le dernier combat de Loretta Thurwar se présente sans détour comme un roman d’anticipation ou un roman dystopique. Pourtant, bien étayé par des faits actuels, il pourrait relater une réalité en devenir. En effet, les Etats-Unis n’ont pas fini de se débattre avec leurs démons. Par exemple, répondre au crime par la violence et le sang (peine de mort), faire de n’importe quoi un divertissement, un produit d’entertainement (télévisuel what else ?) et ne jamais perdre une occasion de faire du fric. Oui, le système pénitentiaire américain est déjà largement aux mains du secteur privé et pour les entreprises qui s’en partagent le marché, il ne fait pas de doute qu’il faut châtier, emprisonner, à tour de bras, et en tirer profit. Sans grande surprise, les minorités américaines sont surreprésentées derrière les barreaux, aujourd’hui déjà, dans la société à venir évoquée par l’auteur également. Le titre original du roman, très acide, Chain-gang All-Stars, renvoie directement à l’époque de l’esclavage. Un chain-gang était un groupe d’hommes, d’esclaves enchaînés pour réaliser une tâche identique ou subir un châtiment partagé. Que l’étiquette soit attribuée à un show où les Noirs dominent (parce qu’ils sont nombreux à purger une peine) ne relève ni du hasard ni de la naïveté de ses créateurs, hommes d’affaires et politiques blancs.

Le roman s’écoule entre plusieurs strates. Celui des héros de l’arène et de leurs aventures, de leurs paliers successifs vers la notoriété, peut-être la délivrance, l’amnistie et la liberté. Ou bien alors vers la chute, sanglante, sous les yeux des spectateurs et téléspectateurs. Nous connaissons ainsi les trajectoires de protagonistes de ces mauvais jeux du circus maximus américain. Leurs efforts pour survivre (on peut s’entretuer dans une même équipe à des moments choisis par la prod télé), pour essayer de polir les règles drastiques voulues par celles-ci et s’élever au-dessus (combien de temps ?) de l’horreur et de l’anéantissement. Tout All-Stars du duel à mort que soient ces personnages dont fait partie Loretta Thurwar, il n’en reste pas moins des humains. Avec leur passé (ils ont commis un ou des crimes et certains sont de vrais innocents), leur frousse de vivre ou de mourir, leur colère, leurs sentiments. Thurwar est Noire et lesbienne. En affaire avec une autre lame experte de son gang, experte mais pas tout à fait à son niveau. Il lui reste à tuer à et à survivre pour avancer vers la… rédemption ? Pour les tarés de Gladiator mixé avec Rollerball mixé avec Koh-Lanta (enfin, ceux qui savent lire encore…), il y a là dans ce texte de quoi se brancher sur des épisodes d’un bon drama sanglant.

La fantaisie, l’imagination, de Nana Kwame Adjei-Brenyah serait difficilement supportable sans les inserts de personnages révoltés par ce show américain nouvelle génération. Des spectateurs. Des gladiateurs. Du petit personnel. En proie au doute momentané ou alors à la révolte, rusée ou ouverte. Ce qui pourrait déposer un grain de sable dans cette belle machinerie médiatique…

Nana Kwame Adjei-Brenyah nous parle d’une Amérique de bientôt peut-être. Inchangée. Raciste. Obsédée par une justice qui a tout du châtiment. Obsédée par l’argent et le spectacle. Il rappelle également que des Américains ne se satisfont pas de cela et qu’ils essaieront de lutter. Salutaire de le rappeler.

Paotrsaout

FRIDAY BLACK de Nana Kwame Adjei-Brenyah / Terres d’Amérique / Albin Michel.

Traduction: Stéphane Roques.

Dans ce premier recueil de nouvelles foisonnant et insolite, Nana Kwame Adjei-Brenyah place la violence au cœur de son œuvre : violence du racisme ordinaire, de la consommation à outrance, des relations humaines agonisantes, de la passivité ambiante. Il nous embarque dans une virée urbaine surprenante, où il oscille entre la dystopie et le fantastique aux accents kafkaïens pour mieux dynamiter notre présent en perdition. Et pour conjurer le spectre de l’avenir qui hante déjà le monde d’aujourd’hui.

C’est sombre, intelligent, parfois drôle, souvent grinçant.

Trois nouvelles nous explosent au visage, dans ce kaléidoscope :

Les 5 de Finkelstein, qui ouvre le recueil et qu’on se prend dès l’entame comme un uppercut.

Emmanuel a appris depuis l’enfance à maîtriser « son Degré de Noirceur », qu’il évalue sur une échelle de 0 à 10. Il en a conscience « avant même de savoir poser une division : sourire quand il est en colère, murmurer quand il voudrait crier. » Au fil des pages, il essuie les humiliations racistes quotidiennes devenues habituelles – les regards méfiants à l’arrêt de bus, les contrôles systématiques des vigiles dans les magasins. 

En parallèle, la télé diffuse le procès d’un Blanc accusé d’avoir assassiné cinq enfants noirs devant une bibliothèque. Plaidant l’auto-défense, il explique à la cour comment, pour protéger ses deux enfants de l’agression imminente de ces gamins « qui rôdaient devant le bâtiment au lieu de lire à l’intérieur, comme on pourrait l’attendre de membres productifs de la société, » il est allé chercher sa tronçonneuse dans le coffre de sa voiture. Son acquittement, au terme d’un simulacre de procès absurde, met le feu aux poudres.

Alors que la tension monte crescendo, Emmanuel croise la route des « Nommeurs » qui ont choisi de se faire justice eux-mêmes dans les rues, portant la colère et la révolte en étendard.

Zimmer Land, c’est un parc d’attractions nouvelle génération, une sorte d’escape game (voire même de fury room) où le racisme et le meurtre sont synonymes d’exutoires divertissants. Dans une maison factice, Isaiah est un acteur employé par le parc pour incarner un rôdeur suspect, sur lequel les clients peuvent tirer. L’objectif du parc : « Créer un espace sécurisé permettant d’explorer les méthodes de résolution des problèmes, ainsi que les notions de justice et de jugement. » On trouve donc à Zimmer Land une attraction « Attentat ferroviaire », dans laquelle trois musulmans « ont ou non un rapport avec le complot terroriste pouvant entraîner la mort de plusieurs passagers à bord d’un train qui va de la ville A à la ville B. » Ou encore une réplique d’école primaire où les clients mineurs, « armés seulement de leurs yeux, de leurs oreilles et de leur présence d’esprit, devront deviner qui, à l’intérieur du bâtiment, est le terroriste qui projette de poser une bombe dans le gymnase. »

Dans Friday Black, un centre commercial est pris d’assaut par une horde de consommateurs que la moindre trace d’humanité a désertés. C’est une lutte sanglante pour obtenir coûte que coûte le dernier article à la mode, en cette période de soldes. 

Un récit remarquable, horrifiant et jubilatoire qui tacle le consumérisme aveugle en mettant en scène des accros au shopping zombifiés.

« — Tous à vos rayons ! crie Angela.

Un hurlement d’humains affamés. Notre rideau de fer gémit et grince tandis qu’ils le secouent et le tirent, leurs doigts sales remuant comme des vers à travers la grille. Je suis assis sur le toit d’une minuscule cabane en plastique rigide. Mes jambes pendent à hauteur des fenêtres, et des vestes polaires pendent à l’intérieur de la cabane. Je resserre ma prise, une barre métallique de deux mètres de long équipée à son extrémité d’une petit bouche en plastique qui permet de décrocher les cintres des portants les plus hauts. C’est aussi de cette barre que je me sers ce jour-là pour frapper les clients sur la tête. C’est mon quatrième Black Friday. Lors du premier, un gars du Connecticut m’a mordu au triceps en y laissant un trou. Sa bave chaude. Résultat, j’ai désormais un sourire dentelé tatoué sur le bras gauche. Une faucille, un demi-cercle, ma cicatrice porte-bonheur du Friday. »

Nana Kwame Adjei-Brenyah signe un recueil qui, à travers le recours au fantastique, dénonce avec une grande inventivité la folie d’un système inégalitaire, l’incohérence de ses rouages obsolètes et rouillés, l’aliénation d’une société déshumanisée. On découvre avec plaisir cette nouvelle voix, vive et tranchante, qui s’élève dans le paysage de la littérature américaine.

Glaçant, caustique, et férocement actuel.

Julia.

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