Bon, il nous faut impérativement éviter une épitaphe pompeuse et larmoyante qui aurait sans le moindre doute déplu à Hervé Prudon. Difficile néanmoins de ne pas saluer avec un peu d’émotion cette plume majeure partie en douce et trop tôt le 15 octobre 2017. Bien plus qu’un auteur du noir, l’homme était un authentique poète écorché. La digne préface de Sylvie Péju nous en donne à lire quelques preuves et introduit élégamment cette réédition bienvenue d’une des clefs de voûte du roman noir moderne.

Notons également que le retour de cet incontournable accompagne celui, non moins retentissant, de La Noire, collection hautement mythique et prescriptrice. Coup double donc pour le texte et son écrin.

Précis et échevelé à la fois, sordide et loufoque, Hervé Prudon balise en 1995 avec Nadine Mouque un ton qui fera école. Ses mots d’une absolue beauté flirtent allegro avec une aisance proche du je-m’en-foutisme pour étayer un drame de la misère ordinaire et des horizons bouchés.

Le cadre : la banlieue, celle du siècle dernier, lorsque les allocs se comptaient encore en francs et que NTM se prononçait encore nardinamouk. Le narrateur, Paul, simplet et alcoolique, gnome laid et abîmé, accro par défaut et oisiveté au feuilleton d’époque Hélène et les garçons, sans doute un peu raciste, mais pas vraiment puisque tout le monde lui est étranger, traîne son désœuvrement aux Blattes, cité ainsi nommée en référence à l’infestation par colonies de ces voisins incommodants et majoritaires.

« En France, il y a environ 50 millions de voisins, c’est une somme. Qu’il soit arabe ou portugais, breton ou provençal, le voisin est toujours une sorte de boche qui contourne la ligne Maginot pour vous faire chier à l’improviste. »



Aux Blattes, on tue, on viole, on cogne, entre humour glauque et désespoir à vif. Au milieu du chaos, Paul perd (plusieurs fois) sa mère, trouve une Hélène plus vraie que nature dans une benne à ordure, tue à son tour, un gusse, puis deux, trois, quatre, et part à vau-l’eau. S’il nomme les chiens Papa, il est aussi capable de citer Francis Jammes. Il est ailleurs, doux et dingue, sirop poisseux et rage froide, surtout si l’on s’avise de vouloir lui piquer sa starlette de pacotille.

« Mais on n’arrache pas son os à un chien. Surtout pas à un bâtard de banlieue. »


L’intrigue barrée n’est sans doute qu’un prétexte à la dérive de ses propres mots (maux ?), mais en ordonnant le n’importe-quoi jusqu’à le rendre mélodique, en poussant la gaudriole dans les bras d’une littérature habile, Hervé Prudon dresse un échafaudage aussi instable qu’adroit de sourires grinçants et d’ethnologie suburbaine à peine caricaturée. En définitive, tout le monde se noie, au fond d’une bouteille ou au bout d’une jetée bretonne. Bout, bouteille, de toute façon c’est déjà la fin, depuis le début…

Un sublime dérapage contrôlé et une belle occasion, pour ceux qui auraient raté les éditions de 1995 et 2004, de réparer une regrettable lacune.

JLM.