Chroniques noires et partisanes

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OURAGANS TROPICAUX de Leonardo Padura / Métailié

Personas decentes

Traduction: René Solis

Leonardo Padura, auteur cubain, fait partie de cette belle compagnie de grands conteurs sud-américains hispanophones qui ravissent souvent. On l’avait abandonné un peu depuis quelques années, d’une part parce que l’auteur délaissait parfois les rivages du polar pour d’autres horizons et ensuite parce que Mario Conde, son héros détective de La havane, commençait sérieusement à nous fatiguer avec ses pépins de santé et ses douleurs d’homme vieillissant. Padura a le même âge que son héros, transfère-t-il ses propres douleurs à son héros ? Toujours est-il que Condé qui n’avait pourtant pas encore la soixantaine, avait deux de tens qu’un climat tropical incitant peut-être à prendre son temps n’aidait pas à se bouger outre mesure.

Dans une note en fin de roman, Leonardo Padura écrit :

Orages tropicaux est peut-être l’histoire la plus policière de toutes celles que j’ai écrites. Après plusieurs romans de plus en plus faussement policiers, j’ai senti le besoin de pratiquer le genre à fond et d’écrire une histoire avec plusieurs morts et beaucoup de crimes, physiques, historiques et spirituels”.

Tout est dit et tout se confirme de manière très agréable dès les premières pages.

2016. La Havane reçoit Barack Obama, les Rolling Stones et un défilé Chanel. L’effervescence dans l’île est à son comble. Les touristes arrivent en masse. Mario Conde, ancien flic devenu bouquiniste, toujours sceptique et ironique, pense que, comme tous les ouragans tropicaux qui traversent l’île, celui-ci aussi va s’en aller sans que rien n’ait changé.

La police débordée fait appel à lui pour mener une enquête sur le meurtre d’un haut fonctionnaire de la culture de la Révolution, censeur impitoyable. Tous les artistes dont il a brisé la vie sont des coupables potentiels et Conde a peur de se sentir plus proche des meurtriers que du mort…

Sur la machine à écrire de Mario Conde, un texte prend forme : en 1910, la comète de Halley menace la Terre et un autre ouragan tropical s’abat sur La Havane : une guerre entre des proxénètes français et cubains, avec à la tête de ces derniers Alberto Yarini, un fils de très bonne famille et tenancier de bordel prêt à devenir président de la toute nouvelle République de Cuba.

Pour sa dixième enquête, ce cher Mario Condé, dont les soucis de santé sont laissés un peu de côté à part certains petits problèmes d’érection, se remue vraiment, à sa manière tranquille mais sûre, avec l’aide d’anciens collègues de la police avec qui il a gardé des liens alors qu’il a quitté ses rangs… trente ans plus tôt. Mais si Padura nous délivre une superbe enquête traitée tout en finesse et méchamment addictive, il offre aussi une belle vue de Cuba dans une période d’effervescence provoquée par le passage de Barack Obama et d’un concert des Stones. Mais cette propension à raconter l’histoire lointaine de son île n’est pas tarie puisqu’il nous délivre une deuxième intrigue policière de haut vol en racontant la destinée de Alberto Yarini, proxénète de la pire espèce mais aussi parfois gentilhomme qui voulait, du haut de l’arrogance de ses vingt-huit ans, devenir président de la république au début du XXème siècle quand La Havane était surnommée “la Nice des Caraïbes.”

Parfois, dans les romans à double intrigue, un de deux récits se traîne un peu et incite le lecteur à avaler rapidement les chapitres boiteux pour savourer l’intrigue qui fonctionne mais ici les deux histoires bénéficient de la même qualité d’écriture, d’un suspense qui ne faiblit jamais dans un décor de La Havane, véritable et indomptée héroïne du roman magnifiquement décrite par une plume au sommet de son art.

De la belle ouvrage.

Clete.

LES MORTS ET LE JOURNALISTE d’Oscar Martinez / Métailié

Los muertos y el periodista

Traduction: René Solis

Parfois, toujours, rétorqueront certains, il vaut mieux s’effacer devant les propos de l’auteur:

“Écrire ce livre ne m’a pas coûté. Cela a été un processus organique, comme vomir. Cela ne m’a pas coûté, ce qui ne veut pas dire que j’y ai pris plaisir, mais je suis content de l’avoir fait.

Dans les pages qui viennent vous trouverez une histoire centrale reliée à d’autres histoires secondaires. Toutes sont affligeantes dans les grandes lignes : j’en ai connu le fond. Le récit central va plus loin, il va au bout de l’échec, il s’enfonce de tout son poids aussi profond que possible, et est sans aucun doute susceptible de descendre plus bas que le niveau atteint par les lettres que je forme.

Il y a dans ce livre des vies qui se déroulent dans des profondeurs auxquelles on a du mal à croire qu’il est possible de s’habituer. J’ai moi-même du mal à y croire alors que je l’ai écrit pendant un an. Il n’y a pas de héros véritables ni de victimes revendiquées ; ce n’est pas une réalité à l’élégance “noire”, avec des bienfaiteurs à la morale douteuse, qui ont de la classe et du mystère, imparfaits et attirants ; il y a de la déformation, de la sauvagerie et de la cruauté.

Mais il n’y a pas non plus de méchants sans nuances. De fait, il n’y a pas de méchants, et pas de bons non plus, ni d’antipodes saillants. Il y a un autre monde avec d’autres règles, avec d’autres limites, et avec des principes, des certitudes, des haines et des amours qui ne correspondent pas aux canons acceptés par ceux d’entre nous qui acceptent les choses et les publient sur Internet, qui font des discours et donnent des conférences, qui boivent des verres à New York comme à Medellín…”

Ce propos qui cogne est le préambule de Les morts et le journaliste. Il est l’œuvre d’Oscar Martinez journaliste d’investigation et écrivain salvadorien qui travaille pour elfaro.net, journal en ligne spécialisé sur les sujets de violence, migration et crime organisé. Ses articles et enquêtes sont fréquemment relayés par El pais et le New York Times. On lui doit également El Niño de Hollywood, lecture affolante qui raconte la Mara Salvatrucha 13, gang de gamins crevant la dalle créé à L.A. dans les années 80 dont les membres les plus dangereux avaient été rapatriés par Reagan au Salvador au début des années 90 et qui est devenu un véritable fléau sur tout le continent américain avec des ramifications un peu partout dans le monde.

“C’est une mafia, oui, mais c’est toujours une mafia de pauvres. Le secret c’est que leur rêve n’est pas de devenir riche, mais d’être quelqu’un. Quelqu’un de différent de ce qu’ils étaient. Parce certains d’entre eux, comme Miguel Angel, étaient pauvres depuis toujours, mais aussi humiliés, frères de gamines violées, fils de parents alcooliques, nomades. Ils étaient le rebut. Personne dans cette vie ne veut être Miguel Angel Tobar.” extrait de El Niño de Hollywood.

Les morts et le journaliste s’intéresse à l’autre versant de la violence, celle qui est légitime , l’œuvre de la police salvadorienne dans “des affrontements” que Martinez traduit par des “massacres”. Il raconte avec une sincérité touchante ce qu’il a vu, ce qu’il a vécu, ce qu’il a subi, sa colère, sa rage, ses peurs, sa tristesse, ses regrets, ses larmes. Le Salvador est un des endroits les plus dangereux de la planète et pour beaucoup de mômes nés au mauvais endroit un seul choix: tuer ou être tué…Et Oscar Martinez est au milieu de la boucherie.

L’ouvrage est très douloureux et pourtant c’est une œuvre importante sur le journalisme, son éthique, la recherche de témoignages, la diffusion ou non d’informations très compromettantes pour les émetteurs. Parsement son discours d’anecdotes stupéfiantes, l’auteur se concentre surtout sur l’histoire de Rudi et de ses frères et sœurs qui ont accepté de témoigner. Rudi a quatorze, quinze ans ou seize ans, personne,lui compris, ne sait vraiment. Sa mère a eu quatorze enfants de douze pères différents… C’est un mara, un “bambilla” comme préfère le nommer Martinez, il est déjà impliqué dans sept meurtres et il est le seul témoin d’un massacre orchestré par la police qui veut donc sa peau. Il va tout raconter à Oscar Martinez tout en restant caché dans une auge à cochons pendant des mois.

“Si ce dimanche 16 avril 2017 au soir je ne m’étais pas pointé dans le village de Santa Teresa, peut-être que Herber n’aurait pas été assassiné à coups de machette au visage; peut-être que Wito n’aurait pas été décapité; peut-être que Jessica n’aurait pas été obligée de fuir. Rudi, lui, je crois qu’on l’aurait tué de toute façon”.

Plongez dans la souffrance et la douleur, Oscar Martinez vous attend au fond. Les cojones de ce monsieur, chapeau !

Clete.

PÉCHÉ MORTEL de Carlo Lucarelli / Métailié Noir.

Peccato Mortale

Traduction: Carlo Lucarelli

“La période entre le 25 juillet et l’armistice du 8 septembre 1943 est un moment étrange, hallucinant, dans l’histoire italienne. Entre bombardements de Bologne, coup d’État contre Mussolini, et occupation allemande du nord de l’Italie. Un moment idéal pour faire les mauvais choix.

Dans ce chaos, au cœur du fascisme italien, le commissaire De Luca poursuit son travail de policier, en obsessionnel indifférent aux changements politiques. Il doit identifier un corps sans tête retrouvé dans un canal.”

On avait redécouvert De Luca en 2021 dans Une histoire italienne, le personnage ayant été créé dans les années 90. L’histoire était située en 1953. Péché mortel, lui, replonge De Luca dans la guerre, en 43, quand il servait le pouvoir fasciste.

On le voit très vite. De Luca n’est pas fasciste, il fait juste son job de flic dans un grand bordel bolognais: on ne sait plus qui gouverne, les communistes sortent du bois violemment, les bombardements alliés détruisent Bologne et sèment la mort tandis que l’armée nazie décide de s’installer en ville. Faut être très fort pour essayer de faire régner la loi et l’ordre, un peu comme le Gunther de Kerr dans l’Allemagne nazie. Et De Luca aura bien du mal…

Alors qu’il mène une intervention chez un trafiquant, un pro du marché noir, De Luca tombe sur un corps sans tête. Mais De Luca est très futé, il cherche et retrouve la tête. Pas de chance… elle ne correspond point au corps mon cher monsieur… Le mystère s’épaissit. Sa hiérarchie ne semble pas trop s’émouvoir de la chose. Ok, c’est la guerre, le malheur, on en a déjà sa dose. Pas de vagues De Luca, semblent lui dire aussi certaines autorités politiques et judiciaires. Et cela semble très louche à notre flic cet empressement à vouloir enterrer cette histoire qui va prendre rapidement des directions inquiétantes pour les autorités, les voies de la corruption, la valeur d’une vie…

De Luca a levé un lièvre voire plusieurs et il ne le lâchera pas. C’est un enquêteur de haut vol, l’as de la criminelle locale et il va le prouver. Bon, peut-être que c’est un peu dommage qu’il ait toujours les bonnes intuitions, mais l’enquête est vraiment jubilatoire pour ceux qui aiment les bons vieux polars à l’intrigue très riche, de quoi bien vous surprendre plusieurs fois. Et comme De Luca est un mec bien, c’est souvent un régal. J’ai déjà dit ma grande affection pour les polars ritals. Métailié, avec sa collection italienne dirigée par Serge Quadrupanni, a tout pour ravir les fans.

Un bon polar, tout simplement.

Clete.

LE LÂCHE de Jarred McGinnis / Métailié

The Coward

Traduction: Marc Amfreville

« Quand je me suis réveillé à l’hôpital, ils m’ont dit que ma petite amie était morte. Ce n’était pas ma petite amie, mais je ne les ai pas contredits.

 Les premières semaines se sont passés dans un chaos de morphine et de néon fluorescent. Une inconnue en blouse m’a annoncé que je ne remacherais jamais. Elle m’a parlé de fauteuil roulant et j’ai dit que je préférais les béquilles, parce que je n’avais toujours pas compris.

 Le matin arrivait toujours trop tôt et accompagné du vacarme du rideau qu’on tirait : les infirmières bavardaient, les machines bipaient, les patients appelaient, les roulettes des seaux à serpillières couinaient, les familles des malades haussaient le ton, les médecins discutaient, les chasses d’eau étaient actionnées, et j’entendais dans ma tête ma propre voix faire inlassablement le compte de toutes les erreurs qui m’avaient conduit là.« 


Pour quiconque s’est retrouvé en centre de rééducation, a perdu l’usage des jambes ou d’un bras après un accident, les premières pages de ce livre,  Le lâche, reflèteront une cruelle vérité. Celle qui vous envoie au tapis avec la perte votre corps d’avant, le valide, le complet. Le corps se transforme en objet médical, attire les regards insupportables remplis de pitié.
Un nouveau langage déboule, de nouveaux savoirs s’imposent à coups de massue.
La douleur est décrite de façon véridique. Jarred McGinnis n’écrit pas simplement « j’ai mal » ou « je souffre » non, il rentre dans des détails que peu connaissent. Les différentes formes que prend la douleur, ses métamorphoses, ses états, ce que nous supportons ou pas, ou plus du tout. Il connaît l’exploit quotidien que c’est d’endurer chaque seconde de souffrance, de vie, les deux se confondent.
Jarred McGinnis, comme son personnage principal (Jarred McGinnis lui aussi, que je nommerai Jarred par la suite) est handicapé. De là à conclure que Le lâche est autobiographique il n’y a qu’un pas, mais c’est bien écrit roman en tout petit sur la quatrième de couverture.

 « Un poids me clouait à mon siège. Mon corps savait que si je franchissais ce seuil, je ne pourrais plus faire semblant. J’étais désormais un paraplégique de vingt-six ans sans un sou en poche qui rentrait vivre à la maison avec un homme, mon père, que je n’avais pas vu, avec lequel je n’avais pas échangé un mot depuis dix ans. Ce serait la porte ouverte aux mauvaises blagues de Jack, aux fantômes accusateurs et à la déchéance prématurée qui attendaient l’invalide que j’étais.« 

Commence alors, au bout d’une trentaine de pages, la cohabitation entre un père et un fils qui n’ont que la mémoire en commun, et surtout rien depuis dix ans. Jarred porte en plus le poids de sa culpabilité, il est persuadé d’avoir tué Melissa dans l’accident. Ajoutons à cela les invraisemblables frais médicaux, la menace d’un procès par le mari de Melissa et le passage régulier d’agents de recouvrement. 

 On plonge également dans le passé de Jarred, son enfance avec Jack le père et une mère décédée trop vite. L’apprentissage brutal de la vie à deux entre un père et son fils de onze ans, la lente descente dans le whisky pour l’un, la débrouille au jour le jour pour l’autre, la haine qui monte du fils pour le père. Jusqu’au départ soudain de Jarred suivi d’une dizaine d’années d’errance, plus ou moins clochard, un peu voleur.

On découvre dans ces pages un Jarred un peu vantard, baratineur, acerbe, provocateur, un égoïste qui croit être le seul à trimballer des problèmes, incapable de s’excuser pour toutes les conneries qu’il accumule, après tout les handicapés sont des cons comme les autres, mais aussi fragiles, sensibles, capables de tomber amoureux. La construction, sans être originale, est intelligente et l’histoire est solidement menée. La fin toute prévisible qu’elle est, n’en est pas moins terrible.


  — Une seconde. — J’ai fait un aller-retour jusqu’à ma chambre. — Regarde. Lequel tu préfères ?

 Je lui ai montré un tee-shirt sur lequel on pouvait lire : « Je m’en fous de Jésus, et pas envie de vous dire pourquoi je suis dans un fauteuil roulant », griffonné au feutre. 

 — Ce ne serait pas un maillot de corps à moi, ça ?

 — Ou bien celui-là ?

 Et je lui en ai montré un autre.

 — Charmant ! Le deuxième. Il a plus de punch.

 — C’est bien ce que je pensais.

 Et j’ai retiré le tee-shirt que je portais pour le remplacer par celui qui disait : « Je ne suis pas ta B. A. de la journée. »

Ce qui fait la force, la puissance de ce roman, c’est bien son discours sur le handicap.
Voilà un sujet peu représenté dans la fiction, on trouve bien des personnes handicapées dans des romans, mais écrits par des valides. Il y a bien eu Joë Bousquet, Blaise Cendrars, plus récemment Ron Kovic, encore étaient-ils d’anciens soldats, mais peu d’autres finalement. Ce que fait Jarred McGinnis est salutaire, c’est une leçon pour les valides, comprendre ou à tout le moins tenter, ce que c’est de ne pas accepter, de refuser cette fichue résilience synonyme de défaite. 

 Plusieurs ont parlé à propos de ce livre d’humour féroce ou d’ironie, ils se trompent dans les grandes largeurs. Il s’agit de haine, de fureur envers soi-même. Jarred McGinnis sait de quoi il retourne, ses lectrices, ses lecteurs abîmés par la vie, amputés, handicapés y verront leur propre rage, leur saine colère face à l’inacceptable, c’est comme ça que je l’ai lu. 

 Jarred se retrouve face à un mur, il lutte contre le regard des autres qui ne voient en lui qu’une vie indigne d’être vécue. Trouver un emploi, mener une vie sociale, amoureuse, relève de la mise au défi permanente. Toutes les différences entre comment nous nous percevons et comment nous sommes perçus par les valides sont traités par Jarred McGinnis dans  Le lâche, il en profite pour bien démonter brique par brique quelques clichés plantés profondément. C’est un premier roman, on peut bien y trouver quelques défauts, quelques petits trous d’air, mais franchement c’est bien peu de choses en rapport de ce qu’il donne à lire sur l’histoire toute bancale et débordante d’affection entre Jack et Jarred, et surtout sur le handicap.

NicoTag

Kurt Wagner a du mal à rester debout plus de quelques minutes, ça ne l’empêche pas de faire bien bouger les fesses de son public.

SUPERMARCHÉ de José Falero / Métailié

Os supridores

Traduction: Hubert Tézenas

« Tout le monde imagine une vie meilleure, mon pote. C’est ce qui maintient les gens en vie, avec l’envie de vivre, en vrai », déclare Pedro révolté.

Peut-on devenir dealer d’herbe en restant fidèle à ses principes ? Peut-on utiliser les théories de Marx pour conquérir sa dignité ?

Dans les favelas de Porto Alegre, deux rayonnistes de supermarché, aux allures d’un Don Quichotte lettré et d’un Sancho Panza révolté, vont se lancer dans une aventure trépidante pour échapper à leur exploitation dans un travail mal payé et dénué de sens.

José Falero, dont c’est le premier roman, est né ét a grandi dans les favelas de Porto Alegre, théâtre de son intrigue. Il a aussi été employé au réassortiment en rayon dans un supermarché comme Pedro et Roberto, les deux cousins, qui veulent se lancer dans le deal de beuh dans leur coin. Les deux compères se sont aperçus que plus personne ne pratiquait ce “commerce”, le caillou et la poudre emportant tous les suffrages et les bourses. Et pour eux, surtout pour Pedro le cerveau, il y a sûrement moyen de se faire un peu d’argent, d’abandonner cette condition d’indigent malgré tout le travail fourni au supermarché. Pedro, marxiste à ses heures est très à cheval sur la notion de rétribution du travail comme sur la notion de profit. L’entreprise est très réfléchie, ils y associent famille et amis sûrs, tout le monde doit en croquer et  de manière égale et surtout sans embrouilles.

Les débuts sont prometteurs, conformes aux prévisions et Pedro le marxiste va finalement utiliser des leviers économiques capitalistes pour se développer, mais sans excès non plus et parvenir à une espèce d’Eden de l’amateur de weed: entrer dans un supermarché pour du lait et ressortir avec quelques jolies têtes très aromatisées. Les deux cousins savent très bien que tout cela n’aura qu’un temps, qu’il faut se remplir les fouilles rapidement et arrêter avant que les nuisibles, alertés par ce commerce florissant, viennent leur chercher des poux.

Bien anticipé Pedro mais pas encore assez, de toute manière avez- vous déjà lu une histoire de trafic de came qui fonctionne longtemps correctement ? Le final sera furieux, du bon vieux western…Si on peut reprocher à Supermarché d’être parfois un peu bavard, remercions-le néanmoins de nous offrir une vision très honnête et souvent très humaine de la vie dans les favelas, loin de certains clichés, là où des damnés, englués dès la naissance, tentent de s’en sortir en gardant une certaine dignité

Clete

VERS CALAIS, EN TEMPS ORDINAIRE de James Meek / Métailié

To Calais, In Ordinary Time

Traduction héroïque de David Fauquemberg

Durablement sous le charme de son premier roman « Un acte d’amour », je n’ai pas résisté à la tentation de quitter un peu des contrées du Noir de plus en plus similaires pour retrouver l’Ecossais James Meek dans un nouveau fabuleux roman. Peut-être un peu éloigné des habitudes de Nyctalopes, le roman mérite néanmoins toute votre attention et un peu moins une chronique forcément maladroite et incomplète tant le propos comme sa forme sont d’une richesse qu’on ne rencontre plus souvent.

“Angleterre, 1348. Une gente dame, lectrice du Roman de la Rose, fuit un odieux mariage arrangé, un procureur écossais part pour Avignon et un jeune laboureur en quête de liberté intègre une compagnie d’archers qui a participé à la bataille de Crécy. Tous se retrouvent sur la route de Calais. Venant vers eux depuis l’autre rive de la Manche, la Mort noire, la peste qui va tuer la moitié de la population de l’Europe du Nord.”

Dès le départ, on saisit que le roman est englué dans une sale époque entre guerre de Cent Ans et ses sinistres déclinaisons de boucheries armées et de pillages de villages ennemis d’un côté et de l’autre la peste qui remonte la France avec son cortège d’hécatombes, son chapelet de tragédies et ces rumeurs folles déversées par l’absence de connaissances et les conneries de l’Eglise qui écrase le monde, le noyant dans l’obscurantisme. D’aucuns, ont fait du cocktail terrible de guerre et d’épidémie une occasion de parler de notre époque de COVID et de guerre en Ukraine. S’Il est avéré que Meek s’intéresse de longue date à la période médiévale de la Peste Noire, il est moins certain qu’il ait eu l’envie ou le loisir de nous parler en plus de notre époque. Néanmoins, sa narration permet de comparer les consciences collectives face à la pandémie, de déterminer les maîtres du discours, les gardiens de clés.

Or, et de manière surprenante une fois le décor peu enchanteur avisé, le thème principal et de loin, est l’Amour, sous plusieurs de ses formes avec une multitude d’apparences aimantes ou malheureuses. Le Roman de la Rose (honte au journaliste qui a vaillamment parlé du “Nom de la rose” hors propos et qui n’a absolument rien à voir) est dans les bagages, dans la tête et le cœur de Dame Bernardine qui rejoint la compagnie d’archers pour retrouver son amant. L’amour peut-être passionné comme celui de Bernardine, intéressé comme celui de son amant, épistolaire comme celui d’un clerc, compagnon de voyage qui s’en retourne en Avignon en freinant des quatre fers, peu pressé de rencontrer la Peste, très hésitant et flou pour Will engagé par les archers et déterminé à conquérir sa liberté d’homme, immoral et dégueulasse dans l’esprit et les agissements de Douceur, pire ordure de la belle bande de salopards que forment les archers.

Sur le fond, il est difficile et sûrement inutile de dire ce que raconte le roman. Disons brièvement que cette étrange équipée de soudards et de gens plus respectables traversant l’Angleterre, de concert, sans se comprendre ni s’apprécier s’apparente souvent, par ces différents tableaux à une grande farce médiévale empruntant aux Contes de Canterbury et au Décaméron de Boccace. L’humour, souvent présent, se décline dans des situations parfois très bouffonnes comme dans les répliques, les réflexions et les mercuriales outrées. Le voyage est long mais ne souffre d’aucune faiblesse tout en prenant parfois des chemins plus tortueux ou tout simplement un peu barrés. Les comportements, les attitudes, les croyances, les superstitions, les agissements, tout est matière à étonnement…

Mais, avant tout, ce qui rend exceptionnel ce roman, c’est la langue employée, un ravissement pour tous les amoureux des belles lettres. Trois dialectes ont été utilisés par James Meek dans la version originale: l’anglo-normand des propriétaires terriens et notables, le parler des paysans, l’anglais latinisant des clercs et il a fallu certainement un travail de fou à David Fauquemberg pour traduire pareille œuvre. Le résultat est divin et s’il faut quelques pages pour s’habituer à cette forme narrative qui semble revenue du néant, on peut ensuite se délecter de phrases complexes, aux sujets planqués, gavées de subordonnées sournoises, à des temps inusités et aux multiples formes verbales issues des formes les plus obscures du conditionnel ou du subjonctif. On jouit aussi d’un lexique ancien, parfois inconnu mais dont le sens apparaît très vite, comme un parent éloigné qu’on retrouve avec plaisir. Cette langue qui peut, par instants, paraître obscure permet aussi d’exprimer sans écarts de langage, certaines vérités comme Laurence, l’amant de Bernardine, assez mécontent.

“Votre persistance à me refuser la récompense de votre intimité, quand je vous démontrai pourtant à grand péril mon amour pour vous, est irritante au plus haut point, déclara Laurence, d’une voix haute et pleine d’impatience. Je commence à douter de la vigueur de vos sentiments envers moi.

…Soyez patient, dit-elle. J’ai besoin de m’accoutumer à la magnitude de ma dépendance à votre égard.”

Si pour le lecteur le bonheur est sur la route, les pèlerins, eux, ne la vivent pas de la même manière au fur et à mesure qu’ils semblent approcher la colère de Dieu. Roman exceptionnel, Vers Calais, en temps ordinaire, séduira au-delà du raisonnable les lecteurs exigeants et tous les amoureux des belles lettres.

Clete.

ALBA NERA de Giancarlo de Cataldo / Métailié.

Traduction: Serge Quadruppani

Giancarlo de Cataldo, magistrat italien a plusieurs cordes à son arc: romancier, dramaturge, essayiste et bien sûr auteur de polars, aspect qui nous intéresse avant tout. Il a connu une renommée internationale avec une grande fresque sur Rome à la fin du XXème siècle mettant en vedette une bande de malfrats qui sévit pendant plus d’une quinzaine d’années. Rapidement adapté au cinéma, Romanzo Criminale reste, vingt ans après sa sortie, le meilleur polar de l’Italien.

“À la sortie de l’école de police, ils étaient les meilleurs, ils ont échoué à résoudre un meurtre. Dix ans après, ils se retrouvent sur un meurtre semblable. Ils n’ont pas le droit d’échouer.

Alba, le Blond et Dr Sax : le trio se reforme après la découverte, dix ans après, d’un meurtre semblable à celui qu’ils avaient échoué à résoudre ensemble. La deuxième victime est aussi ligotée selon l’art japonais du shibari.

Alba, la femme puissante, fille de bonne famille, tireuse émérite, profileuse formée au FBI, souffre d’un trouble de la personnalité qu’elle nomme sa Triade obscure, mélange de narcissisme, de sociopathie et d’habileté manipulatrice. Un trouble qui peut inspirer les pires criminels ou porter les vainqueurs jusqu’au sommet de la pyramide. Néanmoins un esprit lucide peut tenir compte de toutes les variables. C’est ainsi que lorsque le meurtrier que tous croyaient mort frappe à nouveau, Alba doit affronter les secrets du passé. Surtout que resurgissent aussi le Blond, l’homme tourmenté et droit qui a été son compagnon et l’aime toujours, et le Docteur Sax, membre des Services et saxophoniste de jazz, bien marié à la fille de son chef, le général. Et prêt à beaucoup de choses pour faire oublier ses origines modestes.”

Au sortir de l’école, Alba, le Blond et Dr Sax étaient jeunes, beaux, forts et intelligents, amenés à devenir le futur et l’élite de la police. Mais dix ans plus tard, avec cette nouvelle affaire qui rappelle trop un précédent qu’ils croyaient avoir résolu à l’époque, pleins de fougue… C’est le retour à la dure réalité. Chacun a suivi son propre parcours professionnel et négocié sa vie mais doit renouer des liens devenus beaucoup plus lâches que ceux imposés aux victimes par le salopard recherché.

De Cataldo conserve une plume noire, dure, froide, sans fioriture, donnant toujours une couleur inquiétante à la belle Rome. Les amateurs du maître italien aimeront certainement ce retour tout en notant certainement une certaine indigence de l’histoire. Les personnages sont méchamment stéréotypés et même lorsque l’auteur nous invite à deux enquêtes, l’actuelle comme la ratée d’il y a dix ans, on frôle parfois l’ennui qui, si le roman n’était pas si court, deviendrait manifeste. 

Comme partout dans le monde, mais peut-être aussi plus qu’ailleurs, les liens entre criminalité et politique sont visibles en Italie, la justice et le pouvoir tâchant de masquer, de nier les pratiques douteuses des puissants. Du coup, parfois, on peut penser à une version italienne de La cour des mirages de Benjamin Dierstein, mais sans âme. La fin est franchement bâclée et on ne sauvera ce roman que s’il existe une suite.

Voilà, bof. Aussi insipide et décevant que la Squadra Azurra ces derniers temps.

Clete.

PROLETKULT de Wu Ming / Métailié

Traduction : Anne Echenoz

 Vous ne rêvez pas, c’est bien une faucille et un marteau déguisés en vaisseau spatial d’opérette qui est dessiné en couverture de « Proletkult », dernière œuvre en date traduite en français du fantôme subversif et collectif Wu Ming.

D’abord le Proletkult a réellement existé entre 1917 et 1925, il siégeait dans l’extravagante villa Morozov à Moscou, il avait pour rôle de faire émerger une culture prolétarienne dans le tout jeune régime socialiste. Plusieurs personnages rencontrés pendant le roman sont réels. Dont Anatoli Lounatcharski, Nadejda Kroupskaia, et Alexandre Bogdanov, médecin, auteur de « L’étoile rouge », roman de science-fiction et d’anticipation politique publié en 1908, sur une société martienne où la révolution communiste a réussi et dure depuis deux cents ans.
Bogdanov est un des personnages importants du roman, plutôt taciturne, même pas membre du Parti ! Il dirige un service médical expérimental où il propose de régénérer les corps par l’échange mutuel de sang. Les lecteurs de science-fiction l’ont déjà croisé sous le prénom d’Arkady chez Kim Stanley Robinson, dans « Mars la rouge ».

Il n’y a pas que d’éminents fonctionnaires du Parti dans « Proletkult », il y a aussi Denni, une jeune femme androgyne qui apparaît presque instantanément dans la baraque d’un pauvre couple de vieux. Elle a l’air de débarquer d’ailleurs, son langage, sa mémoire sont d’une autre époque.

Dans les rues, Denni a vu de nombreuses personnes allongées ou assises sur des tissus comme celui-ci. Certains y dorment, d’autres s’en servent pour exposer des légumes, des fruits ou des gâteaux qu’ils vendent au détail. Des gens qui ne semblent avoir ni maison ni travail. Comment est-ce possible si la révolution a déjà eu lieu ? Elle archive sa question avec toutes celles qu’elle devra poser à Léonid, si toutefois elle le trouve.

 En attendant, elle passera aussi sa première nuit à Leningrad sur un bout de tissu. Puis elle devra trouver un moyen de se rendre à Moscou.”


Le roman s’ouvre par un court prologue qu’il faudra bien garder en mémoire, quitte à y revenir. 


On pourrait se croire en pleine lecture d’une monographie sur les premières années du bolchévisme ou d’une biographie d’Alexandre Bogdanov, absolument pas. C’est simplement que le cadre historique, culturel et politique est solide, et puissamment stimulant !
Plus on avance, et plus tout nous ramène vers « L’étoile rouge », et pour nos personnages, tout part de « L’étoile rouge » à la fois vers le futur mais aussi vers le passé ; le roman de Bogdanov semble se comporter dans « Proletkult » comme un fleuve qui changerait indifféremment de direction entre l’amont et l’aval. 

 Il y a un glissement de l’histoire soviétique vers les excentricités de Wu Ming à partir de la rencontre entre Bogdanov et Denni.

 Denni est la fille de Léonid Volok, celui qui a inspiré « L’étoile rouge » à Bogdanov. Elle dit venir de la planète Nacun, commune en tout point à la planète du livre de Bogdanov. Est-ce que Denni est folle ou vient-elle de la planète Nacun devenue trop petite pour sa civilisation ? Est-elle une admiratrice de « L’étoile rouge » ?
Denni tient à la fois du Candide de Voltaire mais aussi d’Usbek et Rica des « Lettres persanes », elle découvre, parfois émerveillée d’autres fois perplexe, et compare avec ce qu’elle sait et connaît. Denni n’est pas seulement née sur Nacun ou au cœur de « L’étoile rouge », elle vient aussi directement des Lumières du XVIIIème siècle. 

 ― Tu l’as écrit dans ton livre. Certains d’entre nous pensent que la société nacunienne doit imposer son modèle aux mondes plus arriérés.

 ― Et vous êtes en train de la faire ? la presse Bogdanov.

 La jeune fille essuie ses joues avant de répondre.

 ― La vérité est que nous sommes trop nombreux, nous vivons trop longtemps, nous sommes trop vieux et nous avons presque épuisé nos ressources. Nous sommes en train d’étudier la meilleure stratégie pour nous étendre à votre galaxie car le socialisme ne peut pas se faire sur une seule planète. Ce que nous avons ne suffit plus.

 Il n’est pas étonnant que les Italiens de Wu Ming s’intéressent à Bogdanov. C’est un hérétique, Lénine a tenté plus d’une fois de le décrédibiliser, notamment parce qu’il n’a jamais adhéré au parti communiste. Quand on connaît le goût des Wu Ming pour les subversifs, les cas à part, les vaincus plutôt que les vainqueurs cela n’est pas surprenant.

Bien qu’ils soient plusieurs à écrire ce roman historique où les frontières entre fiction et réalité sont floues, tout paraît facile, les mots et les phrases s’enchaînent sans efforts (pour nous), rien ne vient heurter la lecture de cette histoire qui file sur une ligne de crête entre deux possibilités, la naissance de Denni sur une lointaine planète ou au creux des pages de « L’étoile rouge » de Bogdanov. Il est aisé de penser à la rencontre entre des historiens des révolutions russes avec des auteurs comme Jorge Luis Borges ou Philip K. Dick. Il faut quand même signaler que dans les années 60, l’idée du communisme extraterrestre a été défendue très sérieusement par J. Posadas, un trotskiste argentin.

 Depuis le début, tous les choix du bureau de statistique, même les plus sûrs, avaient des alternatives de la même valeur. Même dans une société comme la nôtre, sans intérêts particuliers, il existe différentes façons d’assurer le bien-être collectif. Si nous en sommes
arrivés à discuter de l’invasion et de l’extermination des humains, c’est parce que nous avons épuisé les ressources de notre planète. Et nous les avons épuisées parce que le bureau de statistique était programmé ainsi, pour considérer qu’un équilibre avec l’environnement était impossible. Notre science disait que la seule façon de survivre était de poursuivre le développement. Si on arrête, on est perdus. Mais justement. C’était
notre science. Et en définitive nous pensions qu’elle était juste et universelle. Mais il n’y a pas que nous, sur Nacun. Et il n’y a pas que Nacun, dans l’univers.

Au travers de l’histoire de Bogdanov et de Denni, les Wu Ming nous tendent un miroir de questions. Qu’offrons-nous aux dissidents ? Comment regardons-nous les différents ? Qu’attendons-nous pour changer nos modes de vie ?


Amateur de meurtres, de trafic de drogues, de tueurs en série et de flics retors passez votre chemin, « Proletkult » n’a rien à vous offrir, à part un petit braquage de train pour financer les révolutionnaires d’avant 1917, avec la participation d’un certain Koba, le futur Staline. Par contre si vous voulez vous embringuer dans un récit qui emmêle joyeusement histoire soviétique, extraterrestres et autres surprises, alors lisez cette uchronie tout de suite ! 

NicoTag

LE MUR DES SILENCES de Arnaldur Indridason / Métailié

 þagnarmúr

Traduction: Eric Boury

“Peu à peu, l’histoire de son père était devenue pour lui une sorte de passe-temps. Plusieurs choses l’avaient poussé à se lancer dans ces recherches. L’affaire n’avait jamais été résolue. Personne n’avait été arrêté, reconnu coupable ni condamné, et les questions qui s’étaient posées en 1963 demeuraient encore aujourd’hui sans réponse. La situation était identique. La seule chose dont il avait obtenu la preuve formelle, c’était que, peu de temps avant son décès, son père s’était remis à collaborer avec un dénommé Engilbert qui se prétendait médium et que les deux compères avaient manipulé des personnes crédules et plongées dans la peine.”

 Un squelette ressurgit dans une buanderie, d’une manière fort peu ordinaire, flirtant avec le surnaturel. Voilà Konrad, retraité de la police qui remet ses neurones en route. Vieux flic en retraite, cabossé par la vie, un bras handicapé, l’allure vaguement négligée ; souvent gêné face aux autres personnes, il devient parfois gênant par son opiniâtreté.
Comme dans les précédents volumes de cette série, Konrad continue à enquêter sur la mort de son père au début des années soixante. Ce coup-ci Arnaldur Indridason n’hésite pas une seconde à le mettre en bien mauvaise posture. Dans « Le mur des silences », il est clairement en position de faiblesse, et il s’y met un peu tout seul.

 “Avant de rentrer chez lui, il s’arrêta avec plaisir chez Eyglo. Sa visite à la prison l’avait plongé dans la consternation. Il avait éteint son portable durant sa converstion avec Gustaf et, en le rallumant, il avait vu qu’Eyglo avait tenté de le joindre. Il la rappela avant de franchir la lande qu’il devait traverser pour regagner Reykjavik. Il avait réussi à se fâcher avec tout le monde, sauf avec elle, et il était heureux qu’elle accepte de le recevoir.” 

 J’aime bien l’écriture faussement simple d’Indridason. Il y a une recherche de sobriété assez rare, ce n’est pas un fabricant de punchlines, il n’en a pas besoin, ses histoires sont solides. Dans ce livre, comme dans d’autres, la pédophilie et les violences faites aux femmes sont au cœur du récit. Les hommes portraiturés ne sont pas bien bons. On évoque souvent Simenon à propos d’Indridason, c’est là un de leurs points communs ; dans les « romans durs » de l’écrivain belge, les hommes sont rarement à leur avantage.
Mais, malgré la culpabilité avec laquelle il les assomme, Indridason a toujours beaucoup de compassion pour ses personnages, rares sont ceux totalement mauvais. Il y en a quand même un ou deux dans ce livre qui mériteraient une bonne raclée, voire plus… 

 — Le salopard, marmonna-t-il tandis que les lumières de la ville faisaient leur apparition à l’horizon.

 Ce n’était pas la première fois qu’il se débattait avec ce genre de dilemme. Il avait l’impression que la vie le confrontait constamment à de telles situations. Qu’elle l’amenait régulièrement à douter du bien-fondé de ses actes comme de ceux qu’il choisissait de ne pas accomplir. Rien n’était simple. La réalité ne se limitait pas aux apparences.” 

 Y a t-il un lien entre l’histoire du squelette et l’enquête sur le meurtre de son père ? 

 Petit à petit le roman évolue, des liens fragiles apparaissent entre des affaires vieilles de plusieurs dizaines d’années. Comme souvent chez cet auteur, l’histoire mêle passé et présent. Sous nos yeux il y a deux narrations, celle du passé racontée au travers d’un écran de fumée, et celle du présent, lacunaire, cherchant à reconstituer un vieux puzzle.


Alors rien de révolutionnaire dans « Le mur des silences » c’est sûr, mais il y a une histoire au cordeau et un auteur qui sait comment nous capter dès le début pour ne plus nous lâcher avant la fin de ces trois cent trente pages. 

NicoTag

L’écriture d’Arnaldur Indridason c’est de la grisaille délicate, un peu comme la musique de Richard Hawley.

BLOND COMME LES BLÉS de Sjón / Métailié

Korngult hár, grá augu

traduction: Eric Boury

Reykjavik, après la Seconde Guerre mondiale.

Gunnar Kampen est un « un jeune homme travailleur et attentif qui se passionne pour l’histoire de l’humanité et de sa nation ». Il a une mère et deux sœurs qui l’aiment depuis l’enfance et lui-même est un frère et un fils attentionné. Au printemps 1958, il fondera le parti politique antisémite des nationalistes et se dévouera pour contribuer à l’organisation internationale du mouvement néonazi, en pleine croissance.

Parfois, la longueur d’un roman – 128 pages dans le cas de Blond comme les blés – laisse dubitatif de prime abord, quand on sait que le sujet abordé à tout pour nécessiter un livre dense et complet. On se dit que le pari est risqué tant il est facile de passer à côté de son sujet en si peu de pages. N’étant personnellement pas du tout familier de l’œuvre de son auteur Sjón, je ne savais rien de l’indéniable talent du bonhomme pour l’écriture. Une lacune désormais comblée.

La genèse et l’évolution du mouvement néonazi à laquelle Sjón nous confronte dans son roman se fait par le prisme d’un homme, un Islandais, Gunnar Kampen. Cet homme nous est dévoilé à travers son parcours de vie, de son enfance et jusqu’à ses derniers jours. C’est par des petites tranches de vie de notre personnage principal, des moments clés, des échanges révélateurs, que l’on prend toute la mesure de l’engrenage politique néonazi et de ses rouages, notamment dans sa fibre la plus romantique. Sans trop en dire, mais avec intelligence et justesse, Sjón nous offre ici un récit presque intemporel. L’humain étant au cœur de son histoire, on peut aisément lire Blond comme les blés avec l’actualité du moment en tête, j’entends la montée des extrémismes aux quatre coins de l’Europe, et se dire que le passé n’appartient malheureusement pas encore au passé. Rien que cela suffit, en soit, à faire de Blond comme les blés un roman concret et pertinent.

La grande force du livre de Sjón ne réside pas uniquement dans ce qu’il raconte mais peut être plus encore dans sa forme. La langue est superbe. Elle est riche. Elle est vivante. Son style est fin, subtil et sans fioritures. La fluidité et la beauté de sa plume sont évidentes. L’enchaînement de chapitres relativement courts, l’alternance de techniques entre récit classique et échanges épistolaires, confèrent à Blond comme les blés une véritable dimension littéraire et poétique. On le souhaiterait presque plus expansif, tant il écrit bien, mais tel quel c’en est certainement que plus percutant. Je tire également mon chapeau au traducteur, Eric Boury, qui nous permet d’apprécier pleinement le travail de Sjón.

Vous l’aurez compris, Blond comme les blés a de multiples qualités, tant sur la forme que sur le fond. De ce fait, on est définitivement frustré d’arriver au bout si rapidement, sans pour autant qu’il y manque quoi que ce soit. Il est comme il devait être. On a là un excellent roman, brillamment porté par la plume d’un écrivain habile et confirmé. Accessibles à toutes et tous, lectrices et lecteurs assidus ou occasionnels, vous avez donc toutes les raisons de le lire. 

Brother Jo.

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