Chroniques noires et partisanes

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LES FANTÔMES DU LAC – Mémoires d’un village meurtri de Manon Gauthier-Faure / Marchialy

Deux jeunes sœurs sont mortes noyées dans un village de la Marne en 1978. On raconte les avoir retrouvées dans un étang, main dans la main, en tenues de communiantes. Intriguée par cette rumeur, Manon Gauthier-Faure se rend sur place, où le mystère s’épaissit : les coupures de presse sont maigres et les habitants semblent avoir oublié le contexte du drame. Plus étrange encore, il semblerait que les deux sœurs réapparaissent dans l’EHPAD du village… en fantômes.

J’ai une curiosité sans cesse renouvelée pour les enquêtes publiées chez Marchialy. Elles sont généralement assez singulières et jamais décevantes. Toujours un véritable plaisir à lire. Mais j’ai probablement déjà été assez équivoque à ce sujet. Les fantômes du lac : mémoires d’un village meurtri, deuxième livre de Manon Gauthier-Faure, ne fait pas exception. 

Avant d’aller plus avant dans le texte, on se demande bien quel intérêt il pourrait y avoir à se rendre dans un village perdu de la Marne, pour enquêter sur un funeste fait divers de 1978 qui semble aujourd’hui déjà bien lointain et oublié. De ce fait divers, nous ne savons qu’assez peu de choses. Deux gamines sont mortes. Pourquoi ? Comment ? Rien n’est vraiment clair. Il semblerait que cela soit arrivé un jour, subitement, et que la vie a continué à suivre son cours. Deux gamines qui, de prime abord, semblent ne jamais avoir été personne et n’auront pas vécu assez longtemps pour devenir quelqu’un. 

A son arrivée dans le village, l’enquête de Manon Gauthier-Faure prend assez rapidement une tournure paranormale. Dans l’EHPAD du village, le personnel, ainsi que les patients semblent être témoins de phénomènes inexpliqués. Et par phénomènes, comprenez les classiques quand on dit d’un lieu qu’il est supposément hanté : apparitions, bruits étranges, portes qui se ferment et sensations bizarres. Si les personnes concernées n’étaient pas aussi nombreuses, avec des témoignages concordants, on pourrait facilement se dire que l’on a là un petit groupe de personnes influençables ou illuminées. Qu’en penser ? On ne sait pas trop. Mais oui, il faut reconnaître que c’est un peu étrange, surtout que les témoignages font souvent référence à deux petites filles.

Un EHPAD hanté. Bon, soit. Pour autant, notre fait divers, pas grand monde en a quelque chose à en dire de concret dans le village. Notre journaliste va de défaite en défaite. Les souvenirs sont maigres. Les témoignages vagues. De ce que l’on comprend, ces deux gamines faisaient partie d’une famille de marginaux et leur courte vie fut assez malheureuse. Enfin, c’est ce qui se dit. Des bruits qui courent. Des rumeurs. Mais Manon Gauthier-Faure ne baisse pas les bras. Petit à petit, elle finit par rétablir un minimum de vérité, mais pas tant sur le fait divers en lui-même. Elle leur redonne une vie, une existence, jusqu’à contredire le portrait assez misérable qu’on lui en a fait, même si la réalité reste ce qu’elle est. 

Au fil de son récit, avec une certaine sobriété dans le propos mais une évidente poésie dans le regard, Manon Gauthier-Faure laisse le paranormal côtoyer la réalité. Elle rend compte et laisse s’imbriquer les différents éléments. Elle nous peint un tableau sensible et mélancolique. Au fil des pages, c’est une histoire simplement humaine qui nous est révélée, avec ses zones d’ombres et ses instants de lumière. Une chasse aux souvenirs évanescents dans un petit village brumeux où les temps changent et les gens avec. Une nouvelle existence offerte à deux jeunes filles à la triste destinée, qui n’ont peut-être jamais réalisé qu’elles ne sont plus de notre monde.

Brother Jo.

TOR:TREIZE MAISONS ET TROIS MORTS de Carles Porta / Marchialy

 Tor. Tretze cases i tres morts

Traduction: Marc Audi

Le hameau isolé de Tor, perché dans les Pyrénées orientales, est tristement célèbre pour une série de meurtres qui ont eu lieu entre les années 1980 et 1990. À l’occasion d’un reportage en 1997 sur l’un des trois meurtres, toujours non élucidé, le journaliste Carles Porta découvre un monde à part, fait de contrebande, de manigances et de luttes internes pour la propriété de la montagne. 

Amatrices et amateurs d’enquêtes singulières, si vous ne connaissez pas encore l’adresse, je ne peux que vous inviter à jeter un œil du côté des éditions Marchialy qui sont pour moi une référence incontournable en la matière. Non seulement vous aurez le contenu, mais aussi de biens belles éditions aux visuels soignés. Ceci étant dit, attaquons nous à cette nouvelle publication, Tor : Treize maisons et trois morts, signée Carles Porta, longtemps journaliste pour TV3, une chaîne de télévision publique catalane en Espagne.

Le hameau de Tor peut nous paraître bien loin à nous lecteurs. Grâce à internet, il est possible de s’y promener un peu, histoire de voir à quoi nous avons à faire. Quelques grandes maisons et une église, effectivement très isolées, entourés de très beaux paysages montagneux. Un cadre assez idyllique dans son genre, apaisant à regarder, qui semble idéal pour y couler des jours tranquilles. Pour autant, difficile de s’imaginer une ambiance de voisinage aussi délétère que celle relatée par Carles Porta dans son livre. 

Dans le cadre de son travail au sein de la chaîne de télévision TV3, et avec bien sûr l’aval de sa hiérarchie, Carlos Porta se met en tête de réaliser un reportage sur Tor, ses habitants et plus spécifiquement un meurtre non résolu. Il s’entoure d’une petite équipe pour mener son enquête et se retrouve vite embarqué dans un bourbier sans nom. Le meurtre en question est un peu l’arbre qui cache la forêt. Les règles qui régissent la petite communauté de Tor sont chaotiques, assez hors du commun, et les gens qui en font partie sacrément hauts en couleurs. De quoi se demander si l’isolement ne les a pas tous un peu rendu fous.

Ce livre est avant tout le journal intime d’une enquête. On y suit sa construction et son évolution, étape par étape, ce qui au fil des pages prend tout autant de place que l’histoire en elle-même. Comprenez par là que l’on est amené à vivre les mêmes piétinements que notre petite équipe dans leur travail. Aussi, on réalise quand même rapidement que ce meurtre non résolu restera non résolu, et que cette enquête est vouée à l’échec. Rien que de parer aux innombrables manquements policiers et juridiques semble assez vain. Ce n’est pas un constat qui pousse franchement à la lecture, mais il faut s’en accommoder pour pouvoir être en mesure d’apprécier les faits relatés, qui valent quand même leur pesant de cacahuètes. 

L’excentricité des protagonistes et les discours plus farfelus les uns que les autres, rendant l’enquête justement nébuleuse, nourrissent une atmosphère assez surréaliste qui nous embrume un peu le cerveau et nous demande un minimum d’attention pour suivre. Aussi, le mélange des langues catalane et espagnole, traduites ici, laisse dire que l’on manque peut être quelques subtilités de langage mais cela n’entache pas la lecture. La seule chose, pour ma part, que je trouve assez discutable, c’est la propension que l’auteur a à faire des commentaires assez peu objectifs, pour ne pas dire avilissants sur certains protagonistes là où une certaine distance s’imposerait, sans parler de ceux que l’on peut juger misogynes quand il s’agit de femmes. Cela mis à part, il est intéressant d’assister à tout le processus qui entoure cette enquête et il est assez facile de partager la curiosité de Carles Porta pour son sujet.

Tor : Treize maisons et trois morts embarque le lecteur dans une enquête assez improbable où il est difficile de déceler ce qui tient de la vérité où du mensonge. Il y a quelque chose de pourri à Tor et nul ne semble assez armé pour y remuer tout la merde qu’il y a à y remuer. Une toute petite communauté déchirée par quantité de secrets, de magouilles et de crimes crapuleux. Bonjour l’ambiance !

Brother Jo.

LE FAUSSAIRE DE SALT LAKE CITY de Simon Worrall / Marchialy

The poet and the murderer. A true story of literary crime and the art of forgery

Traduction: Nathalie Peronny

« Comment devient-on un faussaire ? L’enfance de Mark Hofmann a été rythmée par les rites et les textes mormons, une religion à laquelle on le sommait de croire sans poser de questions. C’est adolescent, alors qu’il a accès à des livres critiques sur son Église, que sa foi se fissure. Mais Mark se reprend vite : se sentant trompé, il devient usurpateur. Il commence à forger de faux documents, d’abord pour tromper les hauts dirigeants de l’Église mormone, puis, enhardi par son succès, il compose de faux poèmes d’Emily Dickinson. Devenu une figure incontournable sur le marché des manuscrits et des imprimés rares, le sympathique faussaire, pris au piège de sa propre folie, finit par commettre l’irréparable.« 

L’histoire de Mark Hofmann a tout d’une excellente fiction mais, comme nous le garantit toujours Marchialy, elle n’en est absolument pas une. Le faussaire de Salt Lake City: meurtres et manigances chez les mormons est le fruit d’un méticuleux et solide travail journalistique de la part de Simon Worrall qui, en Mark Hofmann, a trouvé un  fascinant sujet qui dépasse l’entendement. Si vous êtes du genre à faire facilement confiance aux personnes que vous rencontrez dans la vie, ou qui vous entourent au quotidien, vous risquez fort de remettre cette confiance en question après la lecture de ce livre.

Tout commence ici avec un certain Daniel Lombardo qui souhaite acquérir un document, qu’il estime précieux, pour la bibliothèque qui l’emploie. Il nourrit l’espoir de mettre la main, lors d’une future vente aux enchères, sur le manuscrit d’un poème inédit signé de la main d’Emily Dickinson. Selon lui une véritable aubaine pour la ville d’Amherst, où se situe sa bibliothèque, et où naquit et vécut la poétesse Emily Dickinson. Pour cela, il lui faut réunir une somme non négligeable. Une tâche qu’il accomplira sans trop de difficulté, sa démarche suscitant un intérêt certain de la part de quelques généreux donateurs. Malheureusement pour lui, dès l’acquisition du dit document, son engouement initial laissera rapidement place à un sérieux doute quant à l’authenticité de ce poème. Aurait-il fait l’acquisition d’un faux document ?

Dans Le faussaire de Salt Lake City, la mésaventure de Daniel Lombardo n’est qu’un point de départ, un prétexte, pour dévoiler aux lectrices et lecteurs l’oeuvre d’une vie, celle de Mark Hofmann, un faussaire aussi brillant que machiavélique, qui aura berné un nombre incroyable de personnes et d’institutions. Élevé dans le mormonisme, une religion qui n’est qu’une vaste fumisterie (Pléonasme ?), il dédiera sa vie à couillonner, avec un certain génie, cette Eglise pour laquelle il a nourri un mépris somme toute compréhensible. Il s’évertuera à créer quantités de documents qu’il arrivera à faire authentifier comme étant de réels reliques et à les vendre à d’importantes sommes. Ces reliques, souvent compromettantes pour l’Église mormone car mettant en exergue les nombreuses failles de cette religion bien américaine, feront sa notoriété. L’ironie, dans cette histoire, étant certainement que la première source d’inspiration de Mark Hofmann s’avère être Joseph Smith, le fondateur et premier prophète de l’Église de Jésus-Christ des Saints des Derniers Jours, qui aura lui aussi réussi à manipuler un beau paquet de monde pour arriver à ses fins.

Non content de se payer la tête du mormonisme, Mark Hofmann imitera également la voix par l’écriture d’autres personnalités majeures de l’Histoire américaine. Au fil des années, il développera de redoutables techniques pour faire passer ses documents pour vrais, tout en ne cessant jamais de se cultiver pour avoir une maîtrise totale des univers dont il devait s’imprégner pour assurer son succès. Il saura également apparaître aux yeux des gens comme un passionné et connaisseur respectable sous tous rapports. Comme être humain et comme faussaire, il s’est joué d’absolument tout le monde ou presque. Mais, trop gourmand, il finira par s’empêtrer dans ses propres manigances, allant même jusqu’à se transformer en meurtrier pour tenter de s’en sortir.

Le faussaire de Salt Lake City est une enquête jouissive et passionnante, toujours claire malgré sa complexité. Tout y est parfaitement étayé et documenté. On découvre non seulement un personnage unique en son genre, usurpateur de renom, mais également un univers qui nous est pour beaucoup étranger. Le livre de Simon Worrall est aussi riche en rebondissements qu’en enseignements. Haletant et captivant, l’un des incontournables de cette année 2022.

Brother Jo.

LIEUTENANT VERSIGA de Raphaël Malkin / Marchialy

Le lieutenant Versiga a l’étoffe des héros de romans noirs : ancien boxeur professionnel, champion de tir, survivant de l’ouragan Katrina, il est flic dans l’État du Mississippi et consacre son temps libre à élucider des cold cases. Pour résoudre le meurtre d’une femme noire survenu dans les années 1970, il va devoir arracher, cinquante ans plus tard, les aveux du serial killer le plus important de son pays, l’effroyable Samuel Little. Une enquête longue de plusieurs années dans le bayou qui poussera le lieutenant à remettre en cause ses convictions les plus profondes.

Un bon livre tient parfois, avant toute chose, à son ou ses personnages. Dans la fiction comme dans la non-fiction, ils peuvent suffire à donner corps au récit. L’avantage de la fiction c’est qu’un ou des bons personnages sont construits et peaufinés. Avec un minimum de talent, il suffit à l’auteur de réunir les bons ingrédients et de les assembler pour qu’une certaine forme de magie opère, qu’ils prennent vie dans l’esprit du lecteur, qu’ils deviennent assez consistants pour faire illusion. Pour la non-fiction, c’est bien évidemment différent. Là, le challenge réside d’abord dans le fait de trouver une ou des personnes, dont la personnalité et les actions puissent légitimer, à elles seules, l’écriture d’un livre. Avec le lieutenant Versiga, Raphaël Malkin a trouvé le candidat idéal à qui consacrer un livre. 

Bienvenue à Pascagoula, Mississippi, petite ville d’environ 20 000 habitants qui n’évoquera rien à personne, ou bien peu de monde, puisqu’il ne s’y passe pas grand-chose de notable. Un petit trou paumé avec ses petits crimes. Par acquis de conscience, j’ai quand même tapé le nom de la ville dans Google. J’ai cliqué sur le premier lien. Apparemment, l’évènement le plus marquant qui s’y soit déroulé, et possiblement le seul, est une affaire de rapt de deux collègues, en 1973, par des extraterrestres, qui connaîtra un retentissement international. Ça en dit long. C’est pourtant là-bas que nous emmène Raphaël Malkin, journaliste à Society, qui lors d’un reportage a rencontré un homme assez singulier et attachant pour lui donner envie de lui consacrer un bouquin. En tant que lecteur, on partage rapidement l’enthousiasme justifié de l’auteur pour son sujet. Il a vu juste.

Le lieutenant Versiga est un flic à l’américaine, qui croit en son boulot et pour lequel il fait montre d’une efficacité qui fait sa réputation. C’est un as de la gâchette et un enquêteur avec du flair. Qu’importe l’importance des affaires qu’il est tenu de traiter, il met un point d’honneur à les mener à bien, de la manière qui lui semble le plus juste possible. Avec Versiga, oubliez les clichés racistes du Sud. Il mène son boulot à bien. Point. Les affaires à traiter n’ont rien de très sensationnel. Une sorte de routine qui manque un peu de piment mais dans laquelle il se coule aisément, espérant néanmoins toujours faire face à des défis à la hauteur de ses compétences. Ce qu’il attendait finit par arriver. En ouvrant le dossier d’une vieille affaire non élucidée, il se donne pour mission d’apporter justice à ce l’on appelle généralement une Jane Doe, une victime non identifiée. Ce dossier l’obsèdera et l’occupera des années durant, le menant sur les traces d’un des plus terribles serial killers des Etats-Unis. 

Si son boulot est au centre de sa vie, il n’en reste pas moins un homme avec une vie de famille bien remplie. Une famille qui n’imaginait pas un jour devoir affronter, coup sur coup, les ravages de l’ouragan Katrina, puis de la crise économique. Mais Darren Versiga, toujours déterminé, tient bon. Il n’est pas homme à se laisser abattre. Raphaël Malkin le définit ainsi : « A sa manière, Darren Versiga est à lui tout seul ce que l’Amérique des plaines est tout entière : un peu bas du front et généreux. »

Avec humilité, Raphaël Malkin dresse un portrait tendre et juste du lieutenant Versiga, pour qui il a à l’évidence un profond respect en tant qu’être humain. Il nous dépeint sa vie avec un regard toujours bienveillant, nous donnant à voir un peu toutes les facettes du bonhomme. L’enquête qui bouleversera le quotidien de Versiga a tout pour passionner le lecteur. Pour autant, ce qui fait véritablement la force du livre, ce n’est pas le déroulé de l’enquête en soi, c’est surtout d’avoir toujours pris soin de garder l’humain au centre du récit. Le constat me semble évident, Lieutenant Versiga de Raphaël Malkin est une franche réussite. 

Brother Jo.

VOYAGE AU LIBERLAND de Timothée Demeillers et Grégoire Osoha / Marchialy

Alors qu’ils tentent de tourner un reportage sur une école de Vukovar, les deux auteurs, Timothée Demeillers et Grégoire Osoha, entendent parler du Liberland. 

“Sur une cinquantaine de kilomètres de frontière danubienne entre Croatie et Serbie subsistent des poches de territoire à l’appartenance vague. La grande majorité, rive gauche, est disputée par les deux pays, tandis que quelques confettis, rive droite, ne sont revendiqués par personne. Ce sont des terra nullius, c’est à dire des terres vierges. Parmi ces minuscules poches délaissées, souvent des zones marécageuses inondables, la plus grande — ou la moins petite — se nomme Gornja Siga.”

Si les frontières sont le plus souvent bien établies, il y a des exceptions. Songez à l’aberrante ligne qui traverse les maisons du village de Baerle-Duc/Baarle Nassau entre Belgique et Hollande. Un vrai terrain de jeu. Dans l’ex-Yougoslavie, tout n’est pas réglé, loin s’en faut, et certains en profitent. Des hurluberlus libertariens se servent des désaccords nationaux pour tenter de créer leur propre nation sur les 7 km² potentiellement minés de Gornja Siga. C’est sur cette île que s’est installé le Liberland depuis 2015. Micronation ultralibérale, créée par desTchèques, qui se dote très vite d’un drapeau et d’un président élu par deux voix sur trois. L’élu, Vít Jedlička, s’est abstenu.


À une époque où le planisphère semble cadenassé, où les frontières apparaissent comme immuables et éternelles, la plupart des articles sont bienveillants, pleins de clins d’oeil facétieux et décrivent un acte fantaisiste. Quotidiens de droite comme de gauche s’en amusent avec ironie ou sarcasme. C’est au mieux une innocente plaisanterie provocatrice, au pire une démarche se situant entre le genre potache et le gentil anarchisme, entre le happening et le paradis fiscal. Qui sont-ils ? Que veulent-ils vraiment ? Que disent-ils de notre temps ? Très peu s’en soucient.”

À peine né, les demandes affluent des pays du Sud, pour beaucoup il s’agit d’un possible espoir d’entrer légalement en Europe.
Les deux reporters décryptent les conséquences de la naissance d’un nouveau pays européen.

Le président se heurte aussi à la population locale, d’un côté comme de l’autre du fleuve. Dans cette ancienne Yougoslavie, les histoires de frontières sont compliquées et meurtrières. Celui qui veut en créer de nouvelles n’est pas accueilli avec bonhomie, bien au contraire. C’est dans le court deuxième chapitre que ressurgit l’histoire récente et sanglante de ce confin européen. 

On poursuit avec un bon brin d’humour et l’analyse des forums du Liberland, où les questions dépassent l’entendement et frôlent l’absurde.
Puis on passe aux travaux pratiques. Les colons libertariens venus d’un peu partout se retrouvent à Bezdan, en Serbie, où ils louent ce qu’ils surnomment la Liberland Settlement Association. Seul le Danube les sépare de leur eldorado. Ils tentent de nombreuses fois de le rallier en bateaux, c’est sans compter sur les douaniers et policiers croates qui voient tous ces énergumènes d’un mauvais œil et n’hésitent pas à les gratifier de séjours en prison. Ce sont presque des scènes de westerns que décrivent Timothée Demeillers et Grégoire Osoha.
Malgré tous leurs nombreux efforts de médiatisation, les Liberlandais n’arrivent pas à occuper leur bout de marais. La colonie se délite à l’automne 2015, et tous repartent boursicoter vers leurs bureaux suisses, tchèques, américains, etc.

“Projet trouble à haut potentiel de rentabilité, le Liberland draine autour de lui son essaim de mythomanes, de personnages louches et interlopes. Mais Vít Jedlička semble s’en accomoder. Puisque les voies officielles lui sont fermées, il fait prendre à son pays les chemins de traverse, les réseaux parallèles. Les vrai-faux concours de Miss, les voyages diplomatiques au Somaliland, les levers de fond obscurs dans les salons de cryptomonnaie. Petit à petit, le Liberland s’intègre à un monde bêta qui singe le monde alpha”.

Cette histoire paraît tellement improbable qu’à plusieurs reprises, lors de ma lecture, je me suis demandé si les auteurs n’avaient pas brodé autour d’un fait divers un peu farfelu et bâti une fiction rocambolesque sous couvert de reportage. Parce qu’on trouve dans « Voyage au Liberland » tous les ingrédients pour cuisiner une bonne fiction : de l’aventure, du rêve, des poursuites, un peu de dystopie, de la politique bien barrée, des finances louches, des personnages hors du commun, et bien d’autres choses encore.
Mais non, la réalité est bien celle décrite, l’hypothétique Liberland existe bien dans la tête de quelques-uns, les reportages écrits, photographiques, télévisuels, rapportant la fondation en 2015 sont accessibles, tout comme les personnes citées. On ne compte plus les allées et venues du président dans le monde des rencontres internationales, ses tentatives de rencontres avec les dirigeants politiques. Malgré tout, c’est quand même une réalité montée à coups de bitcoins et de likes sur les réseaux sociaux. Ou alors c’est l’arnaque du siècle ?
Une preuve de plus que les meilleurs créateurs de fictions ont encore de la marge pour rattraper la réalité, aussi virtuelle ou fugace soit-elle.

NicoTag

Le Liberland n’est pas réputé pour la qualité de sa musique, alors autant piocher dans les fondamentaux. Avec « I’m free » par exemple.

TU NE TRAHIRAS POINT de Karim Madani / Marchialy

« Le book, pour un graffeur des années 1990, c’est comme le Nouveau Testament, les Évangiles. Étymologiquement parlant, le mot « évangile » vient du grec evangélion qui signifie : « bonne nouvelle ». Et la bonne nouvelle c’est :

   Au commencement était le spray

   Et le spray s’est tourné vers Dieu

   En lui était la vie, et la peinture était la lumière des hommes

   Et la peinture brille dans les ténèbres

   Et les ténèbres ne l’ont pas comprise.« 

 La posture religieuse de la (superbe !) couverture et du titre se retrouve dans la table des matières : Apocalypse, Genèse, et des suivants du même acabit. Ce livre de Karim Madani est rythmé par les allusions aux récits bibliques qu’il a semées du début à la fin. 

 « Tu ne trahiras point » relate l’histoire de ce qu’on a appelé le Procès de Versailles. Comment une bonne cinquantaine de personnes se sont retrouvées dans le box des accusés pour avoir taggé des wagons, des palissades, des entrepôts, etc. Ça s’appelle peintures illégales et dégradations volontaires. 

 Il fait défiler dans le chapitre Apocalypse les multiples opérations qui ont abouti aux heures de garde à vue subies par les pseudo-criminels de la bombe acrylique. La débauche de moyens employés par la police dans cette affaire est digne du grand banditisme, de gangsters ou d’assassins : filatures, écoutes téléphoniques, perquisitions, saisies de matériels, etc. L’énergie déployée est proprement sidérante.

 Genèse, ce chapitre est l’occasion pour l’auteur de remonter aux origines du graff parisien avec l’arrivée du rap et de sa culture de bandes ; il y signe aussi quelques belles phrases autobiographiques. Et surtout raconte l’adolescence et les débuts de Luc, alias Comer, personnage au centre du livre. 

Les sous-sols du métro parisien,  c’est du pur gruyère. Il pleut à verse à la surface, et des milliers de trous à rats, d’excavations, d’anfractuosités, de galeries percées et de canalisations dégoulinent de flotte polluée sur fond de beat hypnotique — la goutte d’eau qui s’écrase, répercutée à l’infini dans un écho souterrain et inquiétant. Ce sont les organes internes de la ville : je visite les entrailles de Paris. Tout y est différent. Les odeurs. Les sons. Comer m’a prévenu. Je respire à pleins poumons l’air vicié de la crypte, comme si j’étais sur le plateau des Glières, un bâton de ski à la main.

 Dans les quatre grands chapitres du livre, Karim Madani nous fait découvrir ce monde du graff, peu connu, exaltant, parfois dangereux, considéré comme criminel ; il résume quelques faits d’armes notables, parfois médiatiques, auxquels est mêlé Comer, dont un avec un autre graffeur surnommé Dunk, est un véritable morceau d’anthologie de l’art du portrait.


« Tu ne trahiras point » est un récit nerveux qui met en lumière une certaine schizophrénie de notre société, d’un côté les graffeurs sont mis en garde à vue et écopent d’amendes, de l’autre, le marché de l’art et les galeries leur courent après et spéculent sur leurs oeuvres.

 L’auteur glisse également quelques paragraphes sur la capitale, avec la même verve que Jean-Pierre Clébert dans « Paris insolite » ou Blaise Cendrars et sa « Banlieue de Paris ».

 Si on est théoriquement dans du reportage au long-cours, de la narrative non-fiction, les mots déboulent comme dans un bon vieux polar à papa, avec un savoureux mélange d’argot parisien et de jargon de tagger. Karim Madani ne s’encombre pas de sentiments, de détails superflus. L’écriture fuse, aussi pressée qu’un jet de peinture.

NicoTag

J’aurais pu piocher dans la petite discographie collée à la fin de cet élégant volume, mais j’ai préféré « Sinnerman » de Nina Simone, le rythme de ce remix par Felix Da Housecat est semblable à celui des phrases de Karim Madani.

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