Chroniques noires et partisanes

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ENTRETIEN AVEC PASCAL GODBILLON / Lunes d’encre.

Pascal Godbillon, directeur de l’emblématique collection de poche Folio SF chez Gallimard, a été promu récemment à la tête de la collection Lunes d’encre chez Denoël. Cette collection dédiée aux littératures de l’imaginaire, connue pour son catalogue éclectique, irrévérencieux et pointu, rassemblant grands anciens et fine fleur mondiale de cette littérature de genre, va donc connaître un nouveau chapitre de son histoire.

Nous l’avons rencontré au détour d’un petit café parisien non loin de la rue du Bac pour une discussion à bâtons rompus retraçant son parcours et abordant ses visions futures…

 

Avant de nous parler de votre récente prise de poste en tant que nouveau directeur de collection chez Lunes d’encre, peut-être pouvons-nous évoquer votre parcours chez Folio SF. Vous avez passé plus d’une dizaine d’années à sa tête, choisissant de nouvelles trajectoires en terme de lignes éditoriales et redessinant la carte du territoire des littératures de l’imaginaire…

 

Oui alors, quand vous dites cela, il faut tout de même savoir que lorsqu’on travaille avec une collection de poche, on fait avec l’offre proposée. Bien sûr, lorsque j’ai choisi de publier « Spin » de Robert Charles Wilson par exemple, ou « La Horde du Contrevent » d’Alain Damasio (deux très grands succès de la collection) ce sont avant tout des romans que j’ai adorés. Cependant, si ces deux ouvrages n’avaient pas été publiés préalablement, j’aurais dû faire avec autre chose. Même s’il n’en reste pas moins que ce sont des choix personnels d’édition et qu’un autre aurait peut-être fait autrement avec les livres à disposition sur le marché, il faut rester humble : le succès vient surtout de la qualité des oeuvres proposées.

 

Donc on ne peut pas véritablement parler d’une stratégie personnelle en terme de choix d’édition ?

 

Non, c’est le meilleur moyen de se planter! Tout se passe à la lecture d’un livre. On se dit « Oh là là, celui-là il faut que je le fasse ». C’est par conséquent une question de personnalité, et il y a un processus inconscient, une part d’instinct et de flair. On ne se rend pas vraiment compte que se dessine une ligne éditoriale. En dix ans à la tête de Folio SF, je me suis dit pour quatre titres seulement « Celui-là ça va être une tuerie ». Et sur les quatre j’ai eu raison trois fois. Là, je parle de quatre titres qui n’étaient pas vraiment attendus. Je ne parle donc pas de « Spin » qui s’était vendu à presque 15000ex en Lunes d’encre, et où là j’étais donc plutôt confiant. Le premier c’est « La Horde du Contrevent » de Damasio, ensuite « Janua Vera » de Jean-Philippe Jaworski et pour finir « Le Déchronologue » de Stéphane Beauverger. Bon, pour le quatrième, par respect pour l’auteur et pour la famille, on n’en dira pas plus. Mais concernant ces deux derniers auteurs, qui n’étaient donc pas forcement connus lorsque je les ai publiés, j’ai immédiatement senti qu’ils allaient faire de grandes choses, et pour moi c’était une évidence qu’il fallait qu’ils soient en Folio SF !

Donc là si je comprends bien, vous fonctionnez surtout au coup de coeur. Lorsque je parlais de lignes éditoriales, je faisais référence au fait que la Fantasy, d’un côté et les auteurs français de l’autre, prenaient une part prépondérante dans le catalogue de Folio SF ces dernières années.

 

Oui, je pense que c’est conjoncturel plus qu’autre chose… Alors c’est drôle déjà, parce qu’au début, on me reprochait de ne pas publier d’auteurs français ! Pour moi, que ce soit français, turc, chinois ou russe, je m’en fous : apportez-moi des bons bouquins ! Ce dont vous parlez, c’est aussi la conjonction de plusieurs facteurs.

Tout d’abord la plupart des éditeurs ont créé leur propre collection de poche. On a par conséquent une raréfaction des titres proposés. Ceci ajouté au fait que pour les grosses machines SFFF, les auteurs à succès, comme Robin Hobb par exemple, hé bien les éditeurs se les gardent pour leur propre collection de poche.

Concernant les auteurs étrangers, il y a un coût à ajouter, celui de la traduction. Il faut vendre 5000ex, en gros, pour rentrer dans ses frais. On constate donc une prudence à publier les auteurs étrangers et une facilité à publier des Français. D’autant plus qu’il y a une offre plus importante et de grande qualité chez les auteurs francophones depuis ces dernières années. Et pas que de Fantasy. On n’a plus à rougir aujourd’hui de la comparaison avec les anglo-saxons dans le domaine de la SF pure. Laurent Genefort, avec « Omale » a été une des plus grosses ventes de l’année dernière par exemple. Après, moi les genres m’importent peu : ce qui compte c’est que le titre soit en résonance avec le reste du catalogue. Là où on croit distinguer des lignes de force qui se dessinent, il faudrait plutôt voir des hasards heureux.

Vous avez eu cette phrase assez drôle : « J’aimerai faire de cette collection quelque chose de plus proche du musée Pompidou que de celui des Arts premiers ». Alors si vous deviez faire un bilan, mission accomplie ?

 

Et oui, c’est vrai que les formules marrantes, c’est à ça que l’on me reconnait ! Alors premièrement, cette phrase, c’était pour répondre à un certain constat que l’on pouvait faire à une époque où certains voyaient Folio SF comme une collection un peu vieillotte de classiques. Bien sûr, ces classiques sont importants, car ils forment une porte d’entrée pour tous ces jeunes et moins jeunes lecteurs vers la découverte de la SF. La question maintenant, c’est surtout: quels seront les classiques de demain? Pour moi, il est évident que « La Horde du Contrevent » de Damasio en fait partie, au côté de l’oeuvre de Jaworski, Wilson, Priest et tant d’autres.

 

Peut-être pourrait-on parler de Lunes d’encre maintenant… Vous venez donc de remplacer au pied levé Gilles Dumay, son père fondateur, que vous connaissez bien pour avoir travaillé ensemble pendant de nombreuses années. Il a d’ailleurs eu ce mot pour vous: « Sans Pascal, il n’y aurait sans doute jamais eu Ian McDonald chez Lunes d’encre ».

Voilà des années qu’il annonçait des difficultés financières, lors notamment de bilans annuels qu’on pouvait lire sur Elbakin.net… Et puis là, miracle! il rayonne sur le bilan 2016, on sent l’espoir renaître… puis annonce son départ quelques temps après ! On est un peu sous le choc, qu’en est-il exactement?

 

Alors, concernant Ian McDonald, j’ai juste été le catalyseur d’une envie existante. Gilles et moi venons d’une même région mentale, on a grandi avec les mêmes livres et nos goûts ne sont pas si éloignés que ça bien que nous n’ayons pas eu le même parcours.

Concernant son départ, il s’est passé ce qui se passe dans plein d’entreprises : à un moment donné Gilles a eu envie de tenter d’autres aventures. Aussi, quand on m’a proposé de prendre la suite, j’étais évidemment très flatté et ravi, dans la mesure où on a longtemps travaillé ensemble. En plus, ça correspondait à une évolution personnelle et professionnelle que je souhaitais. Après dix ans de poche, j’avais très envie de me retrouver sur de l’inédit grand format avec tout ce que ça implique en terme d’achat étranger et de négociations. Même si je passe mon temps à dire, en blaguant à moitié, que ce que j’ai entrepris chez Folio SF, un autre aurait pu le faire, je pense tout de même qu’il s’agit d’une forme de reconnaissance du travail que j’ai effectué. Il y a par ailleurs une logique de cohérence et de verticalité dans le fait que la personne qui s’occupe du grand format soit aussi celle qui se charge de l’édition de poche.

 

Alors pour la rentrée, que nous mitonnez-vous donc en Lunes d’encre?

 

Et bien tout d’abord un nouveau roman de Jo Walton, « Les Griffes et les crocs »: un roman victorien où les personnages sont des dragons. Un livre vraiment marrant et très malin. On trouvera les auteurs dont les sorties étaient initialement prévues : Scott Hawkins et sa très surprenante « Bibliothèque de Mount Char », Al Robertson avec « Station : la chute » : de la vraie SF mâtinée de thriller. « Children of Time » d’Adrian Tchaikovsky arrive aussi pour l’année prochaine…

Et puis sinon, mais c’est top secret, j’espère la signature prochaine d’un auteur étranger. Tout ce que je peux dire, c’est que j’ai fait une première offre et qu’il y a vraiment moyen de s’éclater avec ce roman !

En souvenir des plages de cet été, des festivals et des joyeuses routes de randonnées, vous auriez peut-être quelques livres à nous conseiller pour aborder sereinement cette rentrée ?

 

Eh bien, au coin du feu, cet automne, on pourrait bien entendu savourer « Pornarina », premier roman inclassable et improbable de Raphaël Emery, jeune auteur paru en Lunes d’encre cet été qu’on n’aurait peut-être pas imaginé rejoindre la collection. Totalement atypique, à classer dans le genre gothique fantastique et complètement le genre de livre que j’affectionne pour son côté « ça passe ou ça casse ». Le roman vient d’ailleurs de recevoir le prix Sade du premier roman. Une première pour Lunes d’encre!

Autre livre atypique, est également paru récemment chez Folio SF « Le paradoxe de Fermi » de Jean-Pierre Boudine, un récit post apocalyptique qui nous plonge dans l’ici et maintenant : bien glaçant quand il fait trop chaud près du feu ! Et puis pour finir, arrive en librairie, dès le 5 octobre, l’édition poche de « La ménagerie de papier », de Ken Liu, un recueil de nouvelles remarquable, paru initialement au Bélial’. .

 

Pour en revenir à cette rentrée et clore notre entretien, si vous nous parliez un peu du Mois de l’imaginaire qui s’annonce comme un évènement important à venir ?

 

Effectivement, l’idée qui a germé chez quelques éditeurs de poche il y a deux ans maintenant, et qui est désormais ouverte à tous les éditeurs qui le souhaitent, c’est de mettre la SF et la Fantasy en avant pendant un mois, notamment au sein des librairies. En l’occurrence c’est le mois d’octobre qui a été choisi pour cette vaste opération.

Aujourd’hui le combat pour le polar et le thriller est gagné en termes de notoriété. Il nous reste à le mener pour la SFFF ou ce qu’on appelle littérature de l’imaginaire maintenant. Un logo a été créé pour la communication de l’évènement. Les réseaux sociaux avec facebook sont lancés également. Tout un tas de rencontres et d’événements auront lieu, en librairie, mais aussi dans les bibliothèques, à Paris et ailleurs (l’agenda s’étoffe de nouvelles dates presque tous les jours). Chez Folio, une opération promotionnelle est proposée aux libraires, opération qu’ils mettront en place ou non à leur convenance bien évidemment! L’idée c’est de mettre un coup de projecteur sur le genre, et pourquoi pas à terme de faire quelque chose d’un peu plus didactique voire pédagogique.

On sait que la gestion du temps est cruciale aujourd’hui. Lire un livre demande plus d’investissement que regarder une vidéo. L’idée, c’est d’aiguiser la curiosité, de mettre des passerelles en place. Faire savoir qu’il y a un savoir-faire.

 

 

Un grand merci à Pascal pour sa gentillesse et son engouement à parler de son métier et de sa passion de façon si communicative et pleine d’entrain.

Pour ceux et celles qui souhaitent plus d’information sur le Mois de l’imaginaire, vous pouvez vous rendre sur la page facebook ici :

 

https://www.facebook.com/moisdelimaginaire2017/

 

Wangobi

 

LA BIBLIOTHEQUE DE MOUNT CHAR de Scott Hawkins / Lunes d’encre / Denoël.

 

Traduction: Jean-Daniel Brèque.

Sur un bord de la Highway 78, non loin de Garrison Oaks, une jeune fille marche couverte de sang. Un poignard d’obsidienne est caché au creux de ses reins. Elle se nomme Carolyn et se présente comme bibliothécaire américaine. Elle parle en fait plus couramment le Palapi, un langage vieux de plus de 60 000 ans ; phénomène plutôt étrange me diriez-vous, mais qui ne semble cependant pas l’émouvoir plus que cela.

Mais qui est vraiment Carolyn, et surtout qui est cet homme qu’elle recherche et appelle « Père »? Un homme tout aussi mystérieux qu’ omniscient. Une figure ténébreuse, qu’on n’évoque qu’avec respect et terreur. Une ombre qui l’a élevée sous une férule de fer et de bronze, elle ainsi que d’autres enfants tout aussi étranges, comme Michael qui parle aux animaux ou Jennifer qui ressuscite les morts…

Difficile d’en dire plus. “La bibliothèque de Mount Char” s’inscrit certainement dans la liste très prisée  des livres les plus fous, les plus tordus et les moins prévisibles de cette rentrée littéraire. On voit plus ou moins d’où on part, et encore… A la faveur de l’organisation d’un cambriolage, basse besogne bien terre à terre mettant en scène notre jeune protagoniste, on pense retrouver quelques repères connus dans cette histoire. Vaine illusion ! Le contre-pied ne se fait pas attendre bien longtemps et nous voici de nouveau plongeant dans un maelstrom paranormal.

Toute trace de rationalité évanouie, il paraît pourtant évident qu’il y a un sens à tout ceci. Une trame puissante, occulte et sous-jacente cachée aux yeux des simples mortels que nous sommes. Évidemment, tout doit bien avoir une raison, une explication, même l’existence de cet iceberg avec des jambes nommé Q33 Nord et qui peut potentiellement détruire la race humaine !

Scott Hawkins, informaticien américain jusqu’alors absolument inconnu du grand public, signe là un premier opus digne d’un télescopage dément entre le duo Tarantino/Rodriguez satellisé, un Clive Barker en grand forme ainsi qu’un Garth Ennis façon Preacher. C’est percutant, cru, surréaliste et drôle, absolument insaisissable et viscéralement addictif. Les virages sont à 180°, ça drift sévère et on se demande s’il y a un feu à un moment donné, quelque part sur la piste.

Au delà de cette histoire incroyable, « La bibliothèque de Mount Char » parlera aussi de communication, de l’angoisse née de cette sensation de déphasage avec son environnement que l’on peut ressentir dans sa construction personnelle. De la façon d’être au monde donc, d’y trouver sa place et de nourrir les relations avec l’autre.

Au rang des bémols à apporter à cette partition, on pourra éventuellement relever un finish qui s’étire dans un pathos un peu longuet, mais sinon, globalement on a plutôt l’impression de chevaucher un missile transcontinental.

Un roman fantastique et résolument moderne, qui bouscule/annihile les codes du genre avec une adresse jubilatoire. Scott Hawkins en toute simplicité et en l’espace d’un roman est devenu le nouvel auteur à suivre.

Wangobi

LA CITE DU FUTUR de Robert Charles Wilson Denoël / Lunes d’encre.

Traduction : Henry-Luc Planchat.

Qui n’a jamais rêvé de vivre l’Ouest américain du temps des pionniers ? Respirer ce parfum d’antan, cet air non pollué encore vierge d’une civilisation oppressante ? Parcourir ces plaines ondoyantes du midwest et peut-être même apercevoir des troupeaux de bisons à l’état sauvage ! Et pour ceux que les joies bucoliques ne tentent pas, arpenter les rues de New York ou de San Francisco bien avant que les gratte-ciels n’en obscurcissent l’horizon de vaines promesses de grandeur, ne serait-ce pas le plus prodigieux des voyages ?

« L’authenticité est essentielle pour les profits. Les gens qui paient pour voir l’Ouest du XIXe siècle ne veulent pas d’un parc à thème où de faux cow-boys se la coulent douce dans un ranch et regardent Netflix en grignotant des Doritos. Ils souhaitent contempler l’Ouest authentique. » (Auguste Kemp)

Si l’aventure vous tente, elle est désormais à votre portée. C’est tout du moins ce que propose le milliardaire Auguste Kemp, sorte de génie à la Elon Musk. Ce dernier possède en effet une technologie fabuleuse appelée communément « le Miroir » qui permet le voyage dans le temps. Nous sommes donc invités, nous résidents du XXIe siècle, à embarquer pour un incroyable périple vers ce glorieux passé où sévissent encore cow-boys et indiens. L’invitation sera cependant de courte durée, puisque le portail temporel se refermera en 1877, soit cinq années après sa mise en service.

A Futurity, la ville bâtie en un temps record dans les plaines de l’Illinois par Kemp pour accueillir les touristes, tout est vrai. On ne se balade donc pas dans une sorte de « Westworld bis » pour ceux qui auraient pressenti l’éventuelle entourloupe. Futurity n’est pas non plus exclusivement peuplée par nos contemporains : afin d’augmenter sa source de business, Kemp a fait construire deux tours qui s’élèvent comme des flèches ardentes vers l’azur, constructions titanesques pour l’époque faisant office d’hôtel de luxe pour les nouveaux arrivants. Si La tour n°1 s’avère effectivement réservée aux touristes du futur, servant de base de départ à leurs pérégrinations, la tour n°2 ouvre ses portes quant à elle aux gens du XIXe afin de leur faire profiter des merveilles technologiques de notre époque. Enfin, de leur donner un aperçu édulcoré, dirons-nous.

C’est là que nous retrouvons Jesse Cullum, garde taciturne autochtone au passé flou et ayant participé à la construction de Futurity suite à des désagréments de voyage (on l’a jeté d’un train et il s’est retrouvé là sans le sou). C’est un grand jour pour la Cité, le général Grant est de visite et Jesse fait le planton dans le cordon de sécurité. Manque de bol, ça tombe sur lui : un homme va dégainer une sorte d’arme pas très catholique et tenter d’assassiner le président. Mais Jesse est rapide, et il en a vu d’autres…

Si l’idée d’une machine à explorer le temps n’est pas nouvelle, depuis H. G. Wells et tant d’autres qui en ont repris la thématique, elle n’en reste pas moins un outil puissant pour tout écrivain avide de plonger son lecteur dans les potentialités d’un monde parallèle. Robert Charles Wilson avait d’ailleurs lui-même déjà brillamment utilisé ce principe dans « les Chronolites » paru chez Gallimard au rayon Folio SF. Au delà du décalage induit et propre au merveilleux, l’idée est de se servir du voyage dans le temps pour soutenir un propos, une thèse, ouvrir une perspective nouvelle et finalement parler de notre présent. Peu importe que cette fameuse machine ait été inventée un bon millier de fois sous toutes ses coutures, ou plutôt sous tous ses boulons devrions-nous dire, l’essentiel est ailleurs.

En l’occurrence ici, la trame rocambolesque et savoureuse de Jesse Cullum nous amènera sur les rives humanistes de la tolérance, chère à l’auteur, envers celui dont on ne comprend pas forcement la culture et les moeurs. L’autochtone, l’indigène, le barbare au comportement impropre et scandaleux, c’est forcement toujours l’autre…

Le racisme, le sexisme et l’homophobie d’une époque feront ainsi face au dédain, à la trivialité et à la suffisance d’une autre. Wilson traite l’incompréhension des contemporains de ces deux époques qui se télescopent comme d’autres parleront d’interférence culturelle et de la difficulté d’accepter cet étranger qui nous regarde comme son égal.

Si le récit s’annonce par ailleurs alerte et léger, drôle et porté par un souffle épique propre au roman d’aventure – parfois violent comme tout bon western qui se respecte – il s’avérera également nimbé par moment d’une aura plus grave, état d’âme qui s’exprimera dans de nombreuses thématiques sous-jacentes parsemant le récit comme autant de zones plus sombres. On pense ici au drame du 11 septembre (l’image des deux tours n’est sans doute pas anodine) ou à celui du stress post-traumatique vécu par ces soldats rescapés des champs de batailles.

Ce qui nous amène au point névralgique de cette chronique : la grande force de Robert Charles Wilson, c’est son humanité ainsi que la justesse avec laquelle il dépeint ses personnages et la qualité des relations qu’ils tissent les uns les autres au cours de l’aventure. Tout sonne juste, on est à mille lieux des stéréotypes fastidieux servant la soupe à un récit bancal. Il y a des moments de grâce chez Wilson, des petits moments de magie où les personnages prennent vie au delà de la trame principale pour notre plus grand bonheur.

L’auteur canadien signe ici une nouvelle grande fresque dans l’épopée spatio-temporelle, cinglante et haletante comme un bon vieux western, mais aussi touchante et vibrante d’une humanité qui colmate ses failles comme elle peut.

Wangobi.

LATIUM de Romain Lucazeau (tome I et II) / Denoël/Lunes d’encre

 

Romain Lucazeau est le lauréat du Grand Prix de l’Imaginaire 2017 du meilleur roman francophone, distinction qu’il recevra à Saint Malo le 4 juin prochain à l’occasion du festival « Etonnants Voyageurs » pour son premier roman Latium, sorti fin 2016 chez Lunes d’encre. La nouvelle fera grand bruit au sein du petit monde de la science-fiction française, n’en doutons pas, et mérite que l’on s’y intéresse de plus près. Gilles Dumay, son éditeur, a même été jusqu’à dire « qu’ il est le parfait exemple de la SF que j’ai toujours souhaité publier, qui fait autant rêver que réfléchir (et dont « Dune » m’a toujours semblé être l’archétype insurpassable). ».

Qu’en est-il exactement ? Ouvrons les quelques 449 pages de son premier volet afin de nous faire une idée du phénomène.

Et si Rome était vraiment éternelle ? Qu’elle avait propulsé ses philosophes les plus audacieux au sein des étoiles ? La mystique pythagoricienne et la réminiscence platonicienne chevauchant de conserve des automates intelligents sur les routes galactiques de la sentience et du libre arbitre : telle est la vision lumineuse que Romain Lucazeau souhaite nous faire partager au travers de son diptyque Latium.

Cet ancien normalien de 35 ans, agrégé de philosophie et qui enseigna à Science-Po Paris avant de de devenir consultant, frappe fort dans son premier roman. C’est un coup de maître. Si les aficionados du genre avaient déjà pu préalablement goûter à la saveur antique de ses nouvelles, force est de constater que ce jeune auteur restait pour le grand public nettement méconnu. Cet état de fait n’est plus de mise, les trois coups viennent d’ailleurs de sonner et le rideau se lève sur les étendues glacées du cosmos :

Une Nef, véritable machine de guerre s’étendant sur des dizaines de kilomètres y git inexorablement, quasi-éteinte à elle-même et au monde. Ce colosse de métal est un automate computationnel, un assemblage de programmes plus ou moins complexes organisant et participant à un tout dénommé Plautine. Cette Intelligence pour l’instant endormie s’est mise en quête de l’Homme, dont elle tire son origine. Disparue depuis des millénaires, annihilée après une mystérieuse hécatombe, l’humanité semble avoir en effet bel et bien déserté le cosmos.

Or sans l’homme, point de salut : la privation du créateur incarné rend l’éternité des machines impensable. Elles deviennent folles, amputées qu’elles sont de leur raison d’être, impuissantes à contrôler la menace extérieure. Car les barbares forcent les frontières du bras d’Orion, prêts à fondre sur cet ersatz d’humanité mécanique restant. Les semblables de Plautine en attente de son hypothétique retour se sont d’ailleurs retranchées dans l’Urbs, cité bâtie aux abords du système solaire des origines. L’espoir semble bien maigre, quand surgit soudain un signal des profondeurs de l’espace…

Le décor étant planté, on n’en dira pas plus de l’intrigue et des protagoniste en jeu tant le plaisir de la découverte est grand. Le récit s’annonce gorgé de « sens of wonder » propre à toutes les grandes épopées SF, porté ici au pinacle d’une écriture savante et fluide, ciselée de main d’orfèvre, étourdissante d’envolées conceptuelles mais jamais pompeuse. On pourrait croire dans ce théâtre de machines à une hard SF mâtinée d’allégories métaphysiques assommantes et inaccessibles au néophyte : il n’en est rien !

Il y a en effet une grande poésie sous la plume de Lucazeau, et même un coup de pinceau à la Miyazaki rapprochant l’oeuvre des paysages oniriques et épiques propres à l’enfance. Ainsi la geste homérique des hommes-chiens du proconsul Othon, ou celle plus humble mais non moins touchante du petit robot scarabée Virgil délivrant Plautine de ses propres entrailles de fer et de feu.

Et quel incroyable paradoxe que de voir ces Nefs, demi-dieux mécaniques ayant le pouvoir d’embraser et de réduire à néant des planètes entières, soumises à l’absence de leur primate de créateur !

Un noeud épineux et oedipien propre à cette tragédie spatiale post-humaine que nous propose de démêler Romain Lucazeau, qui aime visiblement Corneille, les monadologies de Leibnitz et le théâtre antique. Cette quête ontologique s’inscrit donc avec brio comme un prolongement des fresques dantesques élevées par les géants de la science-fiction que sont Dan Simmons, Iain M. Banks, Asimov et même K. Dick.

L’aventure nous portera jusqu’au rivage de l’Urbs, à ses intrigues de palais et bien évidemment jusqu’à sa révélation finale, mais il me semble avoir écrit préalablement que je n’en dirai pas plus.

Aux lecteurs qui se sont déjà régalés des deux tomes de Latium, notons que l’excellente nouvelle « De si tendres adieux » est parue dans le Bifrost n°84, faisant écho au trio Béréniké, Antiochus et Titus dans une sorte de préquelle à l’épopée présente.

Aux autres, je ne saurais que trop recommander cette lecture captivante, inaugurant le parcours, on l’espère bien, d’un futur grand de la science-fiction française.

Wangobi

LUNA de Ian McDonald / Denoël Lunes d’Encre.

Traduction : Gilles Goullet.

La lune en 2110 : un satellite appartenant à la Lunar Development Corporation où près de 2 millions d’âmes vivent dans des installations high-tech et servent les nouvelles dynasties qui se partagent le pouvoir et en exploitent les richesses, les Cinq Dragons.

Les Corta, dernière de ces familles à s’être hissée au sommet du pouvoir, gèrent l’extraction et la commercialisation de l’hélium 3, le gaz qui fournit l’énergie à la Terre. Les Mackenzie, rivaux de longue date, extraient les métaux. Les Asamoah se sont concentrés sur l’agriculture et la bio-ingénierie. Les Vorontsov sur le transport et les différentes infrastructures qui en dépendent. Les Sun, pour finir enfin, sont passés maîtres dans l’art de la haute technologie.

Marina Calzaghe, elle, est fraichement débarquée sur Luna. C’est une « Joe Moonbeam » pour reprendre l’expression populaire, un pied-tendre. Passablement en galère peu après son arrivée, c’est à travers son regard que l’on découvre émerveillé et plein d’effroi ce nouveau monde : un eldorado sans pitié, cocktail étourdissant de cultures et d’opportunités. Un monde en vase clos dont elle devra maîtriser les codes si elle désire rester en vie.

« Luna c’est Dallas dans l’espace »

Intrigues de palais, violence, coups de vices, espionnage, sexe, mensonges et trahisons. L’univers de Luna est effectivement impitoyable… mais aussi furieusement chic et glamour !

C’est un microcosme ultra libéral économiquement, féodal dans son organisation politique et ultra libéré au niveau des mœurs. Le système judiciaire y est limité à sa plus simple expression : pas de droit pénal ou civil. Pour éviter toute lourdeur et pesanteur administrative, tout est négociable sur Luna, contractuel… et se gère d’un clic de rétine ou d’un coup de couteau.

De l’aveu même du génial Ian McDonald, ce premier volet d’une trilogie se situerait donc à mi-chemin de la fameuse saga texane secouant la famille Ewing et de la série à succès « Game of Thrones ». L’argument commercial est certes louable, il élude cependant tout un pan magistral du récit.

Si ce dernier de ses cinq romans sortis chez Lunes d’encre reprend en effet les recettes des télénovelas et autres séries de renom, il développe surtout une palette impressionnante de thématiques et de visions bien plus personnelles chères à l’auteur, scientifiquement crédibles, mais aussi humanistes et profondes.

Que l’on ne s’y trompe pas : les atours sont légers, la plume suave et alerte, mais c’est bien l’ombre dantesque d’une tragédie shakespearienne ou d’un « Dune » de Frank Herbert que l’on voit rôder sur le régolite lunaire.

L’approche socio-historique, la finesse psychologique des personnages et la fougue jubilatoire de cet opus en font véritablement une œuvre d’une grande force et d’une grande justesse qu’on dévorera d’un bout à l’autre.

Ian McDonald est né en 1960, à Manchester. Décrit comme postcyberpunk, cet anglais émigré à Belfast cumule les succès et les prix littéraires depuis de nombreuses années.

Les droits de Luna on été achetés par CBS. Une adaptation pour la télévision est en cours de production.

Wangobi

PS: Et pour l’illustration sonore, j’ai choisi la grande Billie Holiday et son fameux Blue Moon, titre évoquant bien évidemment le cocktail éponyme « guest star » dans les salons huppés du satellite lunaire.. Je serais d’ailleurs bien surpris que la CBS ne rachète pas les droits d’une des nombreuses versions de ce morceau pour la balancer dans le jukebox de leur BO 😉

 

 

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