Act of Oblivion
Traduction : Anne-Sylvie Bomassel
Les bibliothécaires ont la réputation pas toujours usurpée d’être gens bougons, revêches. Pour le commun des mortels, ils seraient obsédés par l’idée de faire régner le calme absolu dans leur zone de travail public, comportement associé à l’émission d’onomatopées et autres chuintements menaçants : chut ! Pour les connaître intiment (et ceci pourrait ne pas être désavoué par le confrère Brother Jo), ils ont leur propre sens de l’humour, leurs running gags & private jokes véniels. Ainsi, confrontés à l’habituelle question dégoulinante « Et ça, vous avez lu ? Vous avez lu ? », certains finissent par soupirer et lâcher : « Non mais je l’ai beaucoup rangé »… Et ils éclatent d’un rire intérieur nécessaire pour contrecarrer la propagation de toute onde de choc sonore dans leur zone de travail ou détendre plus encore leur pull Jacquard. Hé bien, avec le Britannique Robert Harris, ce serait de ce genre : on le range souvent (car il est emprunté souvent) et, pourtant, on ne se précipite pas dessus pour soi-même le lire. Car Robert Harris déconcerte le puriste : il est auteur de plusieurs romans ou thrillers historiques, appuyés sur les périodes de l’Empire romain, de l’affaire Dreyfus, des années 1930 et de la Deuxième guerre mondiale. C’est quoi son truc, en fait ? Cette fois-ci, il ne nous aide pas plus à le déterminer en choisissant un tout autre contexte historique dans son dernier roman, paru en novembre 2023.
1649. Une poignée d’hommes menés par Oliver Cromwell signent la condamnation à mort du roi Charles Ier. Parmi eux, les colonels Edward Whalley et William Goffe, deux républicains déterminés à faire souffler un vent nouveau sur le pays.
Onze ans plus tard, le protectorat a vécu. Alors que Charles II s’installe sur le trône, Whalley et Goffe sont piégés. Fuir ! Rejoindre le Nouveau Monde, trouver des partisans, éviter la prison et, plus que tout, échapper à Richard Nayler.
Car ce fervent royaliste s’est donné pour mission de retrouver tous les régicides pour les envoyer ad patres de la pire manière possible. Et il réserve un sort particulier à Whalley et Goffe, ceux qui l’ont incarcéré sans raison des années plus tôt. Ceux qui l’ont privé de tout ce qui comptait dans sa vie…
Je vais très vite abandonner le ton railleur qui humecte mon introduction pour vous avouer que j’ai eu beaucoup de plaisir à lire cette traque implacable qui traverse les décennies (inspirée de faits réels, soit dit au passage) entre le royaume anglais et ses colonies américaines. Robert Harris nous projette dans une vibrante reconstitution historique, émaillée des détails appropriés pour insuffler une existence à un contexte politique et religieux tourmenté, à des personnages habités par des idéaux de leur temps ou des sentiments humains familiers : la vengeance, l’espoir de survivre, la nostalgie… Le tableau reconstitué est gigantesque. Le Londres des puissants et des humbles, en pleine restauration royaliste. Les peuplements de la Nouvelle-Angleterre où les puritains, favorables aux régicides, ont érigé des bastions. L’immensité et la sauvagerie entrevues d’un territoire américain où Les Européens ne sont encore que poussières. Robert Harris est sur ce plan à la hauteur de ses ambitions.
Il parvient à garder un subtil équilibre entre deux camps adverses. Nous espérons nous aussi que les régicides en fuite échapperont au triste sort qui leur est promis (d’autres comparses n’auront pas cette chance). Et nous comprenons également les attentes de l’homme de loi sur leur piste, blessé dans son âme, qui fait aussi de sa traque une affaire personnelle. Alors parfois, oui, le suspens promis perd de son intensité car les années passent et ce sont l’échec et l’oubli qui se dessinent. Mais Robert Harris a suffisamment de métier pour relancer la partie.
Un texte qui séduira les amateurs de reconstitution historique solidement documentée.
Paotrsaout
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