Traduit par François Happe(American Marchlands, 2017), Gallmeister, 2017.
Tu les avais vu venir à des kilomètres de distance. Le ciel brûlant que l’après-midi avait blanchi semblait aspirer la chaleur de la terre pour la rejeter sous forme d’un voile liquide entre eux et votre petite caravane de trois chariots. La promesse du Territoire de l’Oregon paraissait encore si lointaine derrière le ciel atroce de ce soir-là. Ils s’approchaient en chatoyant ; ils s’amalgamaient, puis éclataient avant de fusionner à nouveau comme du mercure, comme s’ils n’étaient qu’une seule entité, ne devant plus jamais se séparer. Au début tu n’aurais pas pu dire si c’étaient vraiment des êtres humains. Tu n’aurais pas pu dire ce qu’ils étaient. Tu te souviens que ton père avait demandé qu’on lui apporte son fusil mais Dizzy avait dit :
–Nan, j’crois que c’est juste des gens avec un chariot.
(…)
Et enfin, tu te souviens d’eux, repartis, disparus dans le lointain, un lointain liquide où la chaleur du monde suintait comme le pus d’une blessure. L’énergie fiévreuse de leur voyage en direction du sud, associée à votre propre marche incessante vers l’ouest, produisant une autre sorte de chaleur qui se joignit à celle du monde, celle du ciel, ainsi que celle des étoiles, pour hâter l’extinction finale de tout ce qui existait.
Il est des fois quand une quatrième de couverture dit la vérité. C’est une impression confirmée très vite (les lignes ci-dessus appartiennent au premier chapitre du roman de Lance Weller) : ce texte est un voyage, une errance en charriot. Je veux dire physiquement. Un chariot qui se dirige lentement et inexorablement vers son destin. Il branle, gémit, couine, ses roues épousent la boue, luttent pour se dégager, éclatent la surface de la terre craquelée, s’y enfoncent. Vous reniflez la sueur des chevaux, votre propre sueur, miel de mouches méchantes et bourdonnantes. Vous sentez votre propre angoisse. Elle a un parfum. Car le pays terrible et immense qui s’ouvre devant vous vous impressionne et vous fait peur. Même si il signifie s’éloigner un peu plus d’un passé de honte et de douleur. Elles aussi ont leur odeur entêtante dont on ne peut se débarrasser.
Ils sont trois, réunis par le désir de vengeance et de revanche. Tom Browning, visage d’ange et conscience termite dans le vieux bois du monde. Trop lucide. Ses crises de migraine le rendent dingue, à intervalles réguliers. Il tue pour survivre. Il tue pour avancer encore même si la mort est au bout du chemin. Il doit faire ce chemin. Pisgmeat, son ami d’enfance. Une âme presque innocente mais remodelée à jamais par la brutalité des guerres indiennes et la perte de sa femme chérie. Eux deux se pardonnent leur condition. Ils sont amis. Et puis il y a Flora, l’esclave à la beauté inquiétante, qui trouve son oxygène dans la haine. Elle a été avilie et ne peut pas l’oublier*. Ils iront jusqu’au bout, au Mexique, et présenter à l’ancien maître de Flora le corps de son fils unique conservé dans un cercueil rempli de sel.
Tous trois sont des victimes aussi, d’un monde en construction. Il est violent. Il s’appelle l’Amérique. Et si en cette première moitié du XIXe siècle, il n’occupe géographiquement que la partie orientale du continent, jusqu’au fleuve Mississippi, il avance, grignote l’ouest et le sud, vers l’autre côte et le Mexique. Ceux qui rêvent d’un avenir meilleur, ceux qui fuient un passé lourd ou raté se sont mis en route. Si leur chariot semble chargé du strict minimum, ils portent déjà en eux, avec eux, ils poussent devant eux, les tares et les péchés de la société qu’ils veulent fuir. Les essieux de leur chariot grincent, ils sont grippés par une intrinsèque rouille.
C’est peut-être un talent de Lance Weller. Vous faire subir physiquement un pays et des scènes. Vous n’y échapperez pas. Ses phrases vous garrottent. Lumières, sons, odeurs s’imposent à vos sens. Par petits gestes précis, répétés, on pourrait croire qu’il charge le tableau, écrasant même ses personnages sous des coups de marteau. Lance Weller ciselle. En défonce et relief, vous retrouverez quelque chose de saisissant. De même qu’il faudra un tour de roue complet pour avancer, il faudra attendre la fin de ce travail pour saisir l’importance du moment écrit. Rien n’est gratuit.
Mais ce roman peut aller bien plus loin. Il a des ramifications philosophiques. Il affronte l’Histoire et le Mythe, les désigne du doigt, l’index. Oui, l’Amérique s’est construit avec un esprit d’aventure, terriblement humain mais aussi dans la violence et le sang, et sans doute qu’elle s’en nourrit encore. D’innombrables vies ont été broyées ou abîmées sur le chemin, ce que la fresque vive omet d’évoquer. Elle ne veut en conserver que quelques figures choisies. Avec trois personnages, à taille humaine, Lance Weller nous invite à envisager la force mais aussi le caractère destructeur de l’Amérique. Un pays mais aussi un concept.
Les Marches de l’Amérique est le deuxième roman de Lance Weller, après Wilderness, publié en 2013 chez Gallmeister. Beau et abouti, déjà. Lance Weller était attendu. Il revient avec tout ce souffle historique et humain.
– Ecoute. Tu n’en es qu’au début de ton voyage. Et de l’autre côté de cette rivière, il y a des choses à voir que tu ne trouveras nulle part ailleurs que là où elles sont. Des paysages et des ciels si beaux que tu en auras des douleurs dans les dents. Mais tu rencontreras le mal aussi. Le mal en abondance. Alors il va falloir que tu sois équipé. (Il haletait dans l’obscurité. Sa respiration était sifflante.) Ces beaux petits bijoux que je t’ai montrés. Vas-y, prend-les. **
*magnifiques lignes quand nous découvrons le regard sur le monde de Flora, femme, belle, esclave, objet donc. Terrible et juste, me semble-t-il.
** Le locuteur, Gaspar, parle d’un sabre et d’un pistolet.
Paotrsaout.
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