De Onvolmaakten

Traduction: Noëlle Michel

 « Tu vas bientôt arriver au Dock des pirates. On y donne la réception de Nouvel An des Cultivateurs de dunes, une des coopératives locales. Soixante pour cent des invités sont des femmes, dont trente-deux sont activement à la recherche d’hommes de ton âge. » Je savais ce qu’il voulait dire quand il parlait de « rencontrer des gens ».

 Il hocha la tête et poursuivit son chemin, sans réagir à mes propos. Notre relation fonctionnait depuis des années sur ce mode : comme si j’étais un prolongement de sa conscience, une source de connaissances et d’idées qu’il confondait avec sa propre intelligence.

C’est une Gena qui raconte, une intelligence artificielle. Elle fait le portrait de Cas, un trentenaire. Avec une précision d’orfèvre, tout y passe : sa vie depuis sa naissance, ses loisirs, ses rapports aux autres, son physique, sa santé, etc. Depuis son enfance, il vit principalement dans le Yitu, la réalité virtuelle. C’est un terrain de jeu mais aussi l’endroit où il a étudié, virtuellement, à Eton avec entre autres un Albert Einstein reconstitué à partir d’archives.

L’intelligence artificielle est bien plus qu’un objet posé sur la table qui donne la météo et répond à quelques questions, Cas et les autres en disposent directement sur la rétine. C’est plus un assistant de vie, qui enregistre tout, code et convertit tout en données, n’efface et n’oublie rien, et oriente, influence les décisions simples ou complexes.

Cette Gena est aussi la presque seule possibilité d’interaction de Cas, et des autres. L’assistance artificielle prend une place tellement importante que les rencontres, discussions, sont de moins en moins spontanés, et de plus en plus compliquées pour Cas. C’est pour ça qu’elle devient aussi sa confidente, il lui livre ses désirs, ses amours, ses fantasmes, et qu’elle lui propose de quoi le satisfaire dans la réalité virtuelle. C’est également synonyme de la disparition de l’incertitude, du doute et du plaisir de la découverte puisque tout est su, connu et codé.

 Ne devinait-il pas à quel point la vie de ces déconnectés est morose, eux qui ont perdu leur place en ce monde depuis si longtemps ? Ignorait-il que leurs provocations n’étaient guère plus qu’une façon de conjurer leurs angoisses, leur arrogance une offensive désespérée ?

 Et pourtant… Après cette conversation, quelque chose s’est mis à le titiller, à lui donner de l’énergie, à lui procurer une sensation d’exaltation.

Jusqu’à ce qu’il rencontre, assez tardivement tout de même, un imparfait. Un humain vivant sans intelligence artificielle, une sorte de rebelle donc en 2060. Que se passe-t-il alors dans la tête de Cas ? C’est ce que raconte Gena devant une assemblée à laquelle elle est convoquée pour justifier du comportement de Cas qui s’est déconnecté et vit maintenant hors du réseau et des ses algorithmes, chose impensable, et surtout faille du système de gouvernance mis en place.

L’écriture d’Ewoud Kieft est assez froide, quasi clinique. Il n’y a pas de place pour les émotions ou les sentiments. C’est un peu raide par moments, un peu long à d’autres. Certains passages auraient pu être ramassés en quelques mots et suggérés plutôt que de s’étaler sur plusieurs paragraphes ; défaut venant probablement de la qualité d’historien de l’auteur où la précision est maîtresse.

La froideur par contre est compréhensible, puisque ce qui fait l’originalité du roman, c’est sa narratrice omnisciente au plus haut degré, une Gena, un être artificiel, technologique, dénué de sensibilité, étranger à tout ce qui nous rend humain, nous différencie de la machine, les sentiments de haine ou d’amour, la loyauté ou l’hypocrisie, la timidité, la spontanéité. Malgré tout, plus on avance dans « Les Imparfaits », plus on sent croître dans le discours de cette assistante quelque chose qui s’apparente à de la tristesse et à de la déception de n’avoir pas réussi à éviter la rupture de Cas. 

On voit également ce récit froid muer en confession, où la relation entre Cas et la Gena, qui n’a pas de nom, n’est finalement pas que technologique.

NicoTag


Cas aime les groupes à guitares des années 90. Ça tombe bien, moi aussi.