Black Leopard, Red Wolf
Traduction: Héloïse Esquié
J’ai laissé le borgne en vie car on a besoin d’histoires pour vivre, n’est-ce pas, prêtre ? Inquisiteur. Je ne sais pas comment t’appeler.
Mais ce n’était pas tes hommes. Bien. Tu n’as donc pas de chant mortuaire à entonner devant leurs veuves.
Tu es venu pour une histoire, or je suis d’humeur à parler, donc les dieux nous sourient à tous les deux.
Il y avait dans la Cité mauve un marchand qui disait avoir perdu sa femme. Elle avait disparu avec cinq bagues en or, dix et deux paires de boucles d’oreilles, vingt et deux bracelets, et dix et neuf chaînes de cheville.
Les premières pages de Léopard noir, loup rouge sont une véritable définition de la violence. Mains coupées, têtes écrasées, nuques brisées, membres tranchés, cœurs perforés, j’en passe. Le Pisteur hésite peu, même pas à laisser pour mort son propre père. Il a quelque chose du super-héros, du chevalier légendaire, du génie malfaisant. Vif, rapide, musclé, puissant, souple, redoutablement intelligent.
Et ce n’est que la première trentaine de pages sur les sept cents du livre.
C’est un roman dont on part à la conquête, qui se mérite, comme une face nord en alpinisme. Dès le début, il faut bien avoir à l’esprit que l’on a rien à quoi se raccrocher, toutes nos références familières sont restées à la porte de Léopard noir, loup rouge, premier volume de la trilogie L’étoile sombre. Ou alors il faudrait en citer trop, d’Homère à Lovecraft, de l’Ancien Testament aux Monty Python, de Chrétien de Troyes aux Marvels, de Rahan à Jerome Bosch, et beaucoup, beaucoup d’autres. Mais avant tout, c’est un livre autonome et singulier, une création ex nihilo, radicale.
Le Pisteur, personnage principal, est en quête, et vraisemblablement en fuite, il cherche l’héritier d’un royaume tout en se découvrant une identité inattendue. Il traverse des lieux plus ou moins magiques, ensorcelés, avec des démons, des animaux extraordinaires, d’illustres chefs de tribus. C’est une véritable épopée où les phrases tournent sur elles-mêmes, s’entremêlent comme les lianes d’une jungle. C’est une lecture attentive, concentrée, qui nécessite du temps, beaucoup de temps.
Je croyais qu’on cherchait une clairière, mais on s’est enfoncés dans la brousse. Des branches se retiraient et revenaient me frapper en plein visage, des lianes s’enroulaient autour de mes jambes et me tiraient vers le bas, des arbres se penchaient pour me regarder et chaque trait de leur écorce était une grimace désapprobatrice. Puis Kava a commencé à parler aux feuilles. Et à jurer. Le garçon-clair-de-lune était devenu fou.
La lecture est parfois si touffue que naît l’impression de se débattre avec les mots, les pages ; la progression est lente, ténue, rude. D’autant plus que nous courons de mythes en rituels, de meurtres en cérémonies, au gré des embûches et des haltes du Pisteur, on se perd dans les nombreuses histoires qu’il sème autour de lui. Le fil conducteur se cache assez souvent pour ressurgir quelques paragraphes plus loin parmi les cadavres.
Embarquer dans ce roman c’est être secoué dès le début, attrapé au cou par une écriture étoffée et volubile, aussi rythmée qu’un cheval lancé au galop poursuivi par un lion. Tout défile à une vitesse époustouflante, si vite qu’il faut parfois relire le passage avant de reprendre.
C’est un roman où le décor, le contexte, les mythes, appelez ça comme vous voulez, sont aussi importants que les faits et gestes des personnages. Ces mythes sont le moteur de Léopard noir, loup rouge. Peut-être qu’une personne plus versée dans les mythologies africaines pourraient y trouver d’autres qualités, d’autres chemins. J’ai accueilli ces mythologies comme un charme qui accentue le plaisir de lecture.
Mais, c’est avant tout une littérature née dans les replis de l’imaginaire de Marlon James, une profondeur que peu d’auteurs ou d’artistes peuvent atteindre. L’illustration de couverture (qui continue sur le dos puis sur la quatrième) du Vénezuélien Pablo Gerardo Camacho, propre à illustrer nos phobies et nos peurs abyssales, est en parfaite adéquation avec les chimères du roman.
Bi oju ri enu a pamo (La bouche n’a pas à dire tout ce que les yeux voient). Cette phrase en yoruba est placée en exergue de la première partie. Est-ce à dire qu’il ne raconte pas tout ? Quant à moi j’ai lu, et relu de nombreux passages, mais je ne suis pas sûr d’avoir tout vu. Le roman est si dense qu’il mérite très certainement plusieurs lectures avant de se déployer entièrement, comme souvent avec les récits épiques ; ma chronique ne fait probablement qu’effleurer Léopard noir, loup rouge.
« Je nique les dieux, car à présent j’ai le sentiment que je peux glisser sur l’air » ai-je dit tout haut.
NicoTag
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