Traduction: Raphaëlle Pache
« Ce fut Jan Soutchiline qui fit coulisser la portière, et largement. Guerman le força aussitôt à reculer avec le canon du Saïga et,depuis le marchepied, l’obligea à se rasseoir sur son siège.
— Qu’est-ce qui te prend, l’Allemand ? s’étonna Jan. Tu débloques ?
— Les gars, c’est un braquage, expliqua Guerman avec un soupir. J’ai pas envie de vous descendre, mais je pourrais sans mal vous estropier. Vous me connaissez, non ?«
Entre 1979 et 1989, l’URSS intervient économiquement et bien sûr militairement en Afghanistan, pays frère à cette époque là. Ces combats, parmi les derniers de la Guerre Froide, feront des milliers de morts, militaires comme civils, de blessés et de réfugiés.
Les jeunes anciens combattants russes revenus vivants sont surnommés les Afghans, et sont très souvent mal aimés et craints par la population. Un peu partout émerge l’idée d’une fraternité afghane parmi ceux qui ont perdu leur jeunesse dans ce pays qu’ils ne connaissaient pas.
Le problème du retour des soldats à la vie civile contemporaine après d’âpres combats sans réelles victoires est récurrent en littérature, Kevin Powers il y a quelques années, Sébastien Vidal plus récemment, l’ont brillamment traité. Alexeï Ivanov y ajoute, et ça m’a plu, une histoire de la Russie post-communiste, de la chute du régime à l’avènement d’un capitalisme tumultueux avec ses luttes de pouvoirs et ses méthodes mafieuses.
« Le dernier afghan » prend place à Batouiev, une ville fictive de Russie centrale fortement inspirée par Iekaterinbourg et son histoire depuis une trentaine d’années. À son retour des combats en 1986, le jeune officier Sergueï Likholiétov, un invraisemblable roublard, met sur pied le Komintern, une amicale d’afghans, tous marqués et abîmés par ce qu’ils ont vu, fait et subi. Sous couvert de fraternité, il développe une économie de marché et infiltre, souvent violemment, avec ses dizaines de gars, tous les secteurs de Batouiev. Ce qui donne lieu à des scènes rocambolesques à plusieurs moments : la prise de contrôle d’un marché couvert avec des bulldozers, les règlements de compte avec des rivaux, etc. Les flingues comme la picole sont de sortie. Voilà pour la toile de fond du roman.
De ce groupe et de cette histoire d’anciens combattants, Alexeï Ivanov extirpe le taiseux Guerman Niévoline, dit l’Allemand, et fait défiler sa vie devant nous. De son service militaire en Afghanistan au milieu des années 80, jusqu’à une période récente. Mais plutôt que de faire banal et chronologique, il a découpé en tranches la vie de son personnage, secoué le tout, et nous charge de recoller les pièces dans le but louable de nous divertir.
« Les arbres étaient bordés de brouillard. Tout en tirant la carriole, Guerman, le souffle court, songeait à l’étrangeté de sa situation. L’ex-soldat qu’il était, ancien combattant d’Afghanistan, se retrouvait en plein automne, dans une forêt déserte, à tirer au milieu d’un taillis compact d’aulnes et de sorbiers une charrette de jardinage contenant une montagne de fric insensée. Comment sa vie avait-elle pu tourner ainsi ?«
Guerman Niévoline est sans cesse présent, tour à tour au cœur de l’action ou simple figurant. Il semble ordinaire, subir le cours de sa vie. Sauf qu’à un moment subir ne lui convient plus, et là son intelligence se met en branle. Redoutable intelligence qui tente de parer à toutes les éventualités jusqu’à faire fi de la fraternité afghane. Dès le début du roman, on le voit dérober des sacs remplis de billets, en attachant ses anciens compagnons d’armes dans le fourgon de transport de fonds dont il est le chauffeur.
Le traitement des personnages est particulièrement réussi, beaucoup se voient comme des héros, certains en sont, d’autres ne sont que des flambeurs, la plupart sont bruts de décoffrage, souvent machos, remplis de bière et de vodka. Les quelques femmes du roman ne sont pas mieux loties, ce sont des harpies, des teigneuses, à l’exception de Tatiana Koudiélina qui flotte tel un songe du début à la fin.
La lecture se doit d’être attentive, Ivanov construit sa galerie de personnages tout au long du roman, et beaucoup réservent quelques surprises, bonnes et mauvaises.
« Le dernier Afghan » est donc diablement réussi. Ivanov est habile à raconter plusieurs histoires, à jouer avec nous, à feindre de nous égarer mais, toujours, il glisse au détour d’une phrase un détail, une allusion qui nous repêche. C’est un travail de haute couture que sa façon de lier, de mêler des histoires de guerre à celles du quotidien d’une autre époque, des scènes de western urbain en 1991 à celle d’un braquage tranquille en 2008. Ces récits souvent très réalistes, comme celui de la rencontre entre Niévoline et Likholiétov lors d’une longue séquence de combat, sont de véritables nouvelles et pourraient quasiment être lues séparément.
C’est un pavé brutal, âpre, on s’enfonce profondément dans le noir, mais grâce au talent de raconteur d’histoires de l’auteur, c’est absolument passionnant.
NicoTag
A roman puzzle, clip puzzle. Voici le dernier titre de Wonderflu, une pépite de l’indie-rock français.
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