La collection LOT 49 du Cherche Midi propose depuis des années des romans puissants et exigeants d’auteurs particulièrement doués comme Richard Powers, William Vollmann ou William Gass ainsi que des oeuvres particulièrement déjantées, foutraques et jouissives tels que les écrits du furieux Brian Evenson, de Christopher Miller et son formidable et méconnu « l’Univers de carton » ou de Mark Leyner dont je n’ai hélas pas compris grand chose à son « Divin scrotum ».

Pas un seul roman fade, tiédasse dans la collection mais toujours des bouquins hors du commun, demandant parfois un grand effort au lecteur qui veut s’intéresser à une littérature qui ne se vendra jamais dans les supermarchés ou les halls de gare.

Ce premier roman de l’Américaine Jessica Anthony est à ranger dans la catégorie des romans barrés et provoquera à la fois réflexion, interrogations et énormes tranches de rire.

« Il est petit. Chétif. Infirme. Hirsute. Il vit seul dans un vieux bus déglingué, échoué à perpétuité au milieu d’un champ, dans un trou perdu de Virginie. Boucher de son état et paria parmi les parias, Rovar Ákos Pfliegman est, de son propre aveu, « le dernier descendant d’une des lignées les plus misérables de toute l’histoire de l’humanité ».
L’histoire de Rovar commence en effet quelques siècles plus tôt, dans le bassin des Carpates, à l’époque où se constitue la nation hongroise, née de l’unification de dix tribus barbares. Rovar est issu de celle des Pfliegman, qu’on pourrait définir comme le plus éclatant ratage de toute la création.
Cette anomalie de l’évolution est aujourd’hui parvenue à son stade ultime, et disparaîtra bientôt. Mais la rencontre de Rovar avec le Dr Monica, une jolie pédiatre qui décide de le prendre sous son aile et dont il ne tarde pas à tomber amoureux, va peut-être changer la donne… »

Rovar est le dernier specimen d’une tribu hongroise parmi les plus démunies, la plus démunie depuis au moins un millénaire qu’elle est recensée et qui a passé les siècles à la remorque de l’humanité, sans rien faire d’utile. Il vit dans son bus qui s’est arrêté un jour, en panne, dans un champ dans un coin perdu de l’Amérique. Dès les premières lignes, on sent poindre un tableau peu éloigné du film Borat avec cette rencontre improbable entre la civilisation ricaine de Virginie et cet accident de l’Histoire perdu là. D’ailleurs, Darwin est souvent convoqué pour comprendre les agissements de ce pauvre troll bien inoffensif et muet de surcroît qui s’intéresse à un brin d’herbe nommé Marjorie qui pousse dans sa « propriété » et a pour animal de compagnie un énorme cafard qu’il a appelé madame Kipner. On aura compris qu’il est ici question d’une fable à la fois cruelle et tendrement mélancolique autour d’un personnage finalement très attachant si on est capable de s’intéresser à cette histoire particulièrement bien racontée.

Jessica Anthony, souvent très en retenue, très tendre avec son « héros », manie avec aisance un humour qui s’apparente à celui de Charlie Chaplin et qui, du coup, ne fera pas mouche à tous les coups quand elle raconte la passion amoureuse de Rovar Akos Pfliegman et devient franchement désopilante et irrésistible quand elle raconte la saga de la famille Pliegman à travers les siècles mais surtout dans le bas Moyen Age. Certaines scènes mêlant personnages ayant réellement existé de l’histoire de la Hongrie dont l’origine du peuplement n’est d’ailleurs pas encore totalement connue par les spécialistes tel que le grand prince Arpad seigneur des dix tribus qui colonisèrent une région sur les bords du Danube à la fin du 9ème siècle et les boulets de la tribu Pfliegman collant à leurs basques tels les gros nullos qu’ils étaient, poussés vers l’Ouest par un peuple Petchénègue bien décidé à prendre ses aises dans la région.

Mêlant scènes héroïques dignes d’une chanson de geste magyare et couillonnades des inénarrables Pfliegman, Jessica Anthony y va de bon cœur pour le plus grand bonheur du lecteur ahuri par tant de crétineries au mètre carré sous la tente des tarés Pfliegman, toujours prêts à comprendre et à agir de travers dans des temps pourtant déjà bien perturbés. Grandes envolées lyriques et discours de bas étage, un régal.

« les églises ne bruissaient que d’une seule prière, dont l’écho se répercutait jusqu’aux confins du pittoresque et pastoral univers médiéval:De sagittis Hungarorum libera nos, Domine- Seigneur, garde-nous des flèches des Hongrois! » Quoique une autre prière fût également assez en vogue à cette époque: « Nom de dieu de bordel de merde, faut qu’on se les chope, ces enculés. »

Après, quand il y a de telles explosions, quand l’auteur part dans de tels délires, parfois, on a un peu de mal à comprendre certaines choses et je dois reconnaître que la  fin de cette étrange et belle fable reste encore obscure pour moi, surprenante et à la fois très étrange, une métaphore que je n’ai pas comprise… Mais le roman recèle tant de saveurs réjouissantes que vous auriez tort de vous priver de l’histoire de la Hongrie vue par Jessica Anthony ainsi que du portrait d’une certaine Amérique qu’elle dresse sans complaisance.

Bouffonnesque!

Wollanup.