Lyon, à l’aube de l’an 1898, au crépuscule du 19ème siècle. En ce premier jour de janvier, le chiffonnier Pierre Demange se met au boulot, comme à son habitude. « Dehors, sous un temps glacial, il cracha dans ses mains et saisit les bras de sa charrette. Il était tout, homme et bête de somme à la fois, et l’attelage s’enfonça dans cette nuit de goudron. L’éclairage public n’avait pas encore conquis les quais de la Saône. Autant le cours d’Herbouville et la Grande-Rue fleurissaient de réverbères depuis un demi-siècle, autant certains quartiers restaient dans la pénombre, quoi que fissent les habitants. Le sort, ou les édiles, les maintenaient loin de la lumière. Au fond, peut-être ne la méritaient-ils pas. » Œuvrant dans les ténèbres poisseuses, le chiffonnier découvre le cadavre atrocement mutilé d’un enfant, abandonné comme un détritus sur la décharge à ciel ouvert de la Croix-Rousse. Le corps, c’est celui du petit Maurice Allègre, un de ces minots en casquette qui peuplent les ruelles populaires de la ville, porté disparu quelques semaines plus tôt.

L’enquête est confiée au commissaire Soubielle et à ses hommes, Grimbert, Silent et Caron. Une enquête qui les entraînera dans les dédales des quartiers pauvres et oubliés – au plus profond des entrailles d’une nation prête à imploser, où l’on tremble face aux tensions de l’affaire Dreyfus et la montée des extrémismes, où l’on frémit encore des séquelles de la Commune et de la guerre de 1870, où l’on danse dans les guinguettes au milieu des vapeurs d’alcool, où l’on courbe l’échine pour gagner sa vie (ou pour ne pas la perdre).

À travers une succession de courts chapitres habilement construits qui ménagent le suspense, l’intrigue se dédouble, les trajectoires se recoupent sans se perdre et les pièces du puzzle se mettent en place. C’est subtil et captivant, jusqu’au dénouement. 

On se laisse happer dans ce Lyon d’un siècle révolu pour battre le pavé avec une cohorte de personnages qui jaillissent des pages avec une intensité incroyable, dans toutes leurs contradictions, leurs failles et leurs nuances. Gwenaël Bulteau a su les dessiner crédibles, profondément humains, et la fresque sociale qu’ils composent dénote un sens aigu du détail. 

« Ils approchèrent des marchands ambulants. Sur l’étal d’un vieil homme trônait une jatte de limonade. Grimbert commanda une louche au commerçant qui remplit la tasse à ras-bord. Le flic remarqua les ongles noirs du type et les odeurs de suint et de cuisine à l’ail imprégnées dans ses vêtements. Louis but sa limonade d’un trait, les yeux plissés de plaisir, lâchant un rot sonore quand les gaz remontèrent dans sa gorge. La limonade exhalait des saveurs de liberté.

— Au rapport !

— Rien de neuf, chef ! répondit Louis du tac au tac.

Le fils du chiffonnier était hilare comme si le fait de n’avoir rien à troquer contre la limonade le ravissait. Grimbert retint un sourire. Décidément, le gamin lui plaisait de plus en plus. »

Au-delà d’une excellente intrigue menée tambour battant, on s’immerge dans ce roman qui parvient à mettre en éveil chacun de nos sens, avec une puissance d’évocation admirable – on entend les rumeurs de la Saône, le raffut des machines qui rythme la grande marche de l’industrialisation, la clameur du peuple indigné, le grondement d’une ville aussi vivante qu’une bête aux aguets. 

Pour trouver une réponse au supplice enduré par l’enfant d’une classe populaire qu’on dédaigne, les hommes du commissaire Soubielle se mêlent sans relâche à la masse des oubliés. Eux, les flics d’une république « censée mettre le droit au service des individus sans défense. »

« — On disait : Vive la république ! et le client répondait : Qui prend soin des faibles !

Caron connaissait l’expression, bien sûr. Grâce à l’État de droit, la république s’enorgueillissait de protéger les faibles, surtout les enfants, et de les aider en cas de malheur. Il s’agissait de leur donner une chance de s’en sortir malgré un mauvais départ dans la vie. Ici, tout le contraire. […] Dans cette république dévoyée, les faibles buvaient le calice jusqu’à la lie. »

Dans ce superbe premier roman, Gwenaël Bulteau donne vie et voix aux laissés-pour-compte, et il le fait avec un talent remarquable. La République des faibles, c’est un de ces livres saisissants qui vous collent à la peau, qui vous transportent encore, bien longtemps après avoir tourné la dernière page.

Julia.