Chroniques noires et partisanes

Étiquette : la peuplade

IOCHKA de Cristian Fulas / La peuplade

Ioska

Traduction:  F. et J.-L. Courriol

Au cœur d’une vallée sauvage des Carpates, Iochka fabrique du charbon de bois. Quasi centenaire, il aime se taire, boire sec et dévaler ivre les routes sinueuses des montagnes au volant de sa vieille Trabant bleue. Mais le plus souvent, il demeure assis sur le banc cloué à l’extérieur de sa petite maison, se remémorant son existence hors norme. La guerre, les camps soviétiques, Ceaușescu, puis la camaraderie du chantier quand il est affecté à la construction d’une voie ferrée qui ne mène nulle part. Là, loin du tumulte de l’Histoire, il expérimente l’harmonie sexuelle auprès d’Ilona, l’amour lumineux de sa vie, et partage l’amitié indéfectible du contremaître, du docteur et du pope, tous trois aussi alcooliques et excentriques que lui. Avec eux, il approche le secret du temps et du bonheur.

Qu’il est parfois bon de changer d’horizon, de se repaitre d’autre chose que de littérature américaine. Direction les Carpates, cette fois-ci, destination que je peux qualifier d’exotique quant à mes lectures habituelles. D’emblée séduit par la couverture, ce visage barbu au regard intense et aux traits creusés, avec ce noir et blanc très léché, ainsi que par le résumé assez cocasse, Iochka du Roumain Cristian Fulaş s’annonçait sous les meilleurs auspices.

Iochka est épais. Un petit pavé qui pèse son poids dans la main. Plus de 550 pages. Il est facile d’avoir une petite appréhension car, 550 pages, ça peut être long. Sauf que la langue est relativement légère. C’est une évidence. Mais si la langue est légère, car il y a un mais, Cristian Fulaş est très prolixe et parfois le point se fait attendre. Certaines phrases font plus d’une page et il n’aime pas beaucoup les sauts de ligne. La conséquence de cela, c’est un manque de respiration dans le texte qui fatigue un poil. Je dois reconnaître que j’ai peiné un peu sur la longueur. La beauté du propos est évidente mais est écrasée, voire étouffée, par la quantité. Un peu de concision et d’élagage eurent été salutaires.

Pour ce qui est de l’histoire, une fois passée la barrière de la quantité, elle s’avère belle et touchante. Il y a d’abord une sacrée galerie de personnages bigarrés. Une petite bande ne lésinant pas sur la picole, ou le sexe, voire les deux, et avec des personnalités très affirmées. Au centre de ce petit groupe, il y a Iochka dont on va remonter le cours de sa vie tel une rivière. Un taiseux imposant et paisible, qui aspire à une vie simple et tranquille, après quelques tourments. Cette vie tranquille il va la mener, le plus simplement possible, dans une vallée paumée, éloignée des affres du monde, qui évolue à peine et ne change que très lentement. Mais elle change. Nos personnages ont tous un petit grain – voire un gros – de folie et une forme de sagesse toute singulière. On assiste à de cocasses et absurdes scènes, et à d’autres plus tristes. Il y a une constante mélancolie qui habite cette vallée, néanmoins tous, à leur façon, se maintiennent à flot les uns et les autres. Le temps passe, lentement, mais assurément. Iochka demeure, comme éternel, le pilier et phare de cette vallée. Et nous, lecteurs, nous attachons.

Iochka n’est ni noir, ni blanc. Iochka est gris lumineux. Un roman d’une poésie simple et brute, à mon goût trop bavard, certes, alors même que le silence est omniprésent, mais paisible et plutôt juste. Le livre de Cristian Fulaş séduira celles et ceux en quête d’un refuge, qui apprécient laisser le temps au temps et qui recherchent une lecture amène mais franche. Il y a beaucoup de vérité dans ces (trop) longues phrases pleines de chair et d’émotions.

Brother Jo.

LES OMBRES FILANTES de Christian Guay-Poliquin/La peuplade

Elle est le commencement et la fin. Elle précède les regards, elle leur succédera. Elle est l’épicentre, le nœud, le refuge et la geôle. Elle fascine autant qu’elle effraie. Sous sa chape, les rencontres sont rares et décisives. Le temps est sa force vive. Son désordre ensorcelle, ses ombres se confondent, ses murmures fusent de toutes parts. Elle est l’envers de ce qui pense. Elle est l’instinct, le geste, le frisson. Toutes les âmes rêvent de s’y perdre. Mais aucun être ne sort indemne de son étreinte. Elle est la solution la plus simple, la plus totale, la plus opaque aux calculs des cœurs inquiets.

Un homme seul avance dans une épaisse forêt. On découvre avec lui une nature dense, mais aussi des carcasses de voitures, des engins de bûcheronnage hors d’usage, d’autres vestiges et rebuts de plastique ou de ferraille.
Une panne électrique, aussi brutale qu’irréparable, met sur les chemins tous les personnages des Ombres filantes. Cet homme seul cherche à rejoindre le camp de chasse où s’est réfugié sa famille. Au beau milieu des arbres, l’homme rencontre Olio, gamin insouciant et débrouillard. Sans être sous l’influence de La Route de Cormac McCarthy, on y retrouve un duo similaire, et même un clin d’œil assez franc au détour d’une page.
L’esprit en permanence occupé par leurs survies, tout comme les quelques personnes qu’ils rencontrent en cheminant, ils abordent les embûches différemment. L’un est craintif, l’autre est virevoltant. 

Si l’homme est bien le personnage principal du roman, c’est Olio, qui fait vivre les pages, qui soulève des émotions. Cet enfant est un vrai rescapé. On ne sait pas d’où il vient, il raconte, ment et invente sa vie au fur et à mesure du livre. Contrairement à l’homme, il a déjà acquis tous les codes du survivant en milieu hostile, s’il triture la vérité, vole des bricoles, disparaît puis revient à son gré, c’est pour se protéger, pour encaisser. 

Depuis la panne, le sol ne tremble plus sous les chargements de bois des semi-remorques, mais il y a encore beaucoup de circulation en forêt. Il y a ceux et celles qui se sont réfugiés dans leurs chalets ou leurs camps de chasse. Aussi ceux et celles qui tentent de s’établir quelque part, loin des agglomérations et des routes nationales. Partout, les gens se méfient, les gens calculent, les gens sont armés. Le reste ne tient qu’à un fil. C’est pour cela que je préfère les abîmes de la forêt aux rencontres hasardeuses qu’on peut faire sur les chemins forestiers. 

Dans ce monde à l’arrêt, il y a plus à craindre des rares humains croisés que de la forêt, cadre sombre de ce roman du canadien Christian Guay-Poliquin. Se perdre dans les bois ou rencontrer des lynx est finalement moins dangereux que tomber sur deux types en rade avec leur jeep.
C’est du post apocalyptique, oui encore un, mais celui-ci n’a pas recours au grand spectacle pour conter un monde finissant, il décale un tout petit peu l’existant. Cette légère modification se révèle dévastatrice et suffit à engendrer assez de désordre pour servir de prétexte à ce roman.

Voici un livre dans l’air du temps, qui ne s’éloigne guère de ce thème plus ou moins catastrophiste en vogue actuellement, mais qui est porté par une écriture agile, lumineuse, magnétique : le roman file d’un seul trait.

NicoTag


Avec un peu de chance, le jour où la panne arrivera, on sera proche d’Adrianne Lenker. 

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