Chroniques noires et partisanes

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ENTRETIEN AVEC SEBASTIEN DULUDE / AMIANTE / La Peuplade.

Sorti chez La Peuplade, Amiante, le premier roman du Québécois Sébastien Dulude, est d’une puissante beauté. Contacté suite à la publication de son livre qui rencontre un succès amplement mérité, nous avons échangé par mails. Nous avons bien entendu conversé au sujet d’Amiante, en évoquant son décor, ses personnages, son écriture et même Winnie l’ourson. Si vous n’avez pas encore lu son roman, nul doute qu’il saura vous donner envie de vous y plonger.

Vous avez aujourd’hui un assez long passif avec l’écriture et la littérature en général, que ce soit sur un plan personnel ou professionnel. Qu’est-ce qui vous a amené à l’écriture et qui trouvez-vous ou cherchez-vous ?

Je crois qu’à la base, il y a ce réflexe qui m’habite de continuellement jouer avec les mots, presque un tic nerveux, un genre d’anxiété créative. Depuis l’enfance, j’ai toujours été un bon lecteur, mais c’est la découverte de la poésie, vers mes 17 ans, qui m’a fait voir comment le langage pouvait être examiné, retourné, détourné. Je suis depuis fasciné par la capacité du langage de porter plusieurs directions de sens à la fois, de pouvoir accueillir de multiples dimensions, qui permettent d’écrire en proposant au lecteur diverses avenues possibles et simultanées. Comme les reflets d’une pierre taillée, ou des harmoniques musicales. Ce qui, ultimement, me repose du langage utilitaire, instrumentalisant, autoritaire. Je vois dans l’écriture et la littérature une occasion de riposte contre l’autorité du monde, et d’investir le ressenti, le rêve, le contemplatif, l’improductif.

Vous êtes poète, auteur de plusieurs recueils. Amiante est votre premier roman. Ecrivez-vous un roman de la même façon que vous écrivez de la poésie ?

Sensiblement, oui. J’approche les deux genres par la forme, en particulier la structure, qui repose généralement sur une tension première, une opposition, un contraste. Les notions d’équilibre et de rythme sont présentes dans les deux écritures. Je pense aussi avoir trouvé une correspondance formelle entre le blanc du poème, son surgissement sur la page suivi de sa disparition pour le suivant, avec les possibilités d’ellipses temporelles du roman. Dans les deux genres, le territoire « entre » m’intéresse : les sauts, le choc des rapprochements et le silence de leur éloignement. Et il y a enfin mon parti pris pour une langue riche, ambivalente ou polysémique, et pour une écriture qui ne se laisse jamais oublier du lecteur, qui unit les deux pratiques. Dans tous les cas, il faut que l’écriture soit partie prenante de l’expérience du texte proposée au lecteur.

Cela dit, le roman permet au moins deux choses que la poésie telle que je la pratique ne m’autorise pas : le développement, de même que la présence d’une altérité concrète. J’ai par moments trouvé le poème solitaire, convoquant une altérité absente, sans instance énonciative pour la faire agir. Tout dépend de l’intention d’écriture. Ma vision du poème en est une de fulgurance, de contraste entre densité et extrême légèreté, de tranchant, en somme; le roman, quant à lui, permet d’exploiter davantage l’emphase, la touffeur, l’égarement, l’étouffement. Tant que les deux transportent.


Comment est né Amiante ? Est-ce un projet de longue date ?

Amiante est né de l’envie d’explorer un contraste de départ : celui de la douceur et de l’innocence d’une amitié d’enfance contre un territoire rude, violent. Tout le roman se structure autour d’oppositions ou de dualités : deux paires d’ami·es, enfance et adolescence, abondance et perte, présence et absence, vie et mort ; tout en étant campé dans un lieu que j’ai moi-même bien connu, le quartier Mitchell à Thetford Mines, où j’ai vécu de mes 6 à 16 ans. C’est une époque marquante de ma vie, et j’ai toujours eu l’impression que cette expérience s’insérerait dans un projet littéraire, une fiction.

J’en ai eu les premières intuitions dès 2018, puis un schéma plus précis s’est développé en novembre 2020, moment à partir duquel j’allais travailler de plus en plus régulièrement, puis intensément jusqu’en janvier 2024. Le véritable déclencheur à l’écriture a été lorsque m’est apparu que le thème même de l’amiante pouvait s’examiner selon une perspective positive (l’amiante comme isolant et pare-feu) et négative (toxique), un système métaphorique qui soutient la question ultime de la possibilité de libérer un feu intérieur dans une ville ininflammable.

Il y a clairement une part de vous dans Amiante. Vous avez vécu à Thetford Mines. Mais à quel point Amiante est Sébastien Dulude ?

Ce territoire que j’ai bien connu est ancré de manière indélébile dans ma mémoire ; il me hante, j’y rêve encore très régulièrement. Sur ce territoire, j’ai campé une fiction, qui émerge d’un fantasme qui a été réel dans mon enfance, mais demeuré inassouvi : avoir un meilleur ami, un inséparable, un double parfait. L’amitié adolescente, avec Cindy, est aussi une invention.

Steve Dubois me ressemble, et je le revendique. Il serait un condensé d’aspects plus sombres de ma personnalité. Mais si Amiante me ressemble, c’est surtout dans le regard qu’il pose sur le monde, toujours duel, en oscillation perpétuelle entre des émotions contraires : les grandes joies sont aussi de grandes paniques, les élans les plus impulsifs sont doublés de regrets et de craintes, les expansions sont suivies de replis, l’amour et la colère se contaminent, l’appétit pour la vie et la pulsion de disparaître se manifestent en alternance continuelle.

On perçoit dans votre livre une certaine nostalgie. On ressent même cette nostalgie. Mais la nostalgie est quelque chose de très personnel. Comment définiriez-vous cette nostalgie ? Est-ce une nostalgie d’une époque ? Ou bien de l’enfance ?

Je ne me considère pas nostalgique. Je n’ai pas le réflexe de me tourner vers certains éléments du passé pour me sécuriser ou ressentir du plaisir. Je suis même assez cynique à l’endroit du passé, si une telle chose est possible. Je serais nettement plus mélancolique, en ce que je peux identifier que le passé, assez globalement, puisse être une source de mal-être. Or, je vous le concède, Amiante explore notamment les détails culturels de l’époque ; je pense entre autres à la musique, qui me semble indissociable de la construction identitaire adolescente. Je me souviens avoir eu la réflexion constante de ne pas trop appuyer sur ces références, qui m’apparaissent pouvoir créer un court-circuit trop facile vers l’émotion, en convoquant, justement, la nostalgie des lecteurs.

Ce que je regarde, en revanche, avec beaucoup de tendresse, sans pour autant souhaiter y revenir, c’est l’innocence de l’enfance. J’ai voulu explorer ça avec le plus de délicatesse possible, comme pour ne pas l’influencer. Je trouve précieuse cette période de la vie, et je ressens une certaine tristesse de la savoir inévitablement se terminer, plus ou moins brutalement.

A quel point étiez vous conscient à l’époque des dangers de ces paysages liés à l’exploitation de l’amiante tout autour de vous ?

Somme toute, enfant, j’étais plutôt conscient des enjeux de santé liés à l’amiante. Le hic est que le discours ambiant autour de la situation des mines se limitaient à la question des emplois qui seraient perdus. Mais bien sûr, si la production diminuait, c’est parce que la demande avait chuté, et celle-ci était conséquente au refus de plusieurs pays de continuer à s’approvisionner en amiante, pour des motifs liés à la santé des gens exposés à l’amiante. Je me souviens que le discours officiel qualifiait de « psychose » le volte-face anti-amiante aux États-Unis et en Europe. Chez nous, et chez mes ami·es, nos parents nous disaient de ne pas trop toucher aux roches d’amiante que nous trouvions. Le mot « cancer » était prononcé, du bout des lèvres. Comme si on n’y croyait pas trop. De fait, j’ai été exposé à la fibre d’amiante, j’en ai très certainement respiré, et jusqu’ici tout va bien. (Ce n’est là aucune preuve de quoi que ce soit.) Cela dit, on nous interdisait formellement d’aller escalader les terrils, dont la concentration de résidu d’amiante était plus forte qu’au sol immédiat — interdiction que nous défiions continuellement. Santé ou pas, ces dompes étaient magnétisantes pour les jeunes du quartier.

Entre cette constante présence de l’amiante, un contexte économique défavorable à la mine et ceux qui y travaillent, un père qui n’est clairement pas tendre avec son enfant, ou encore la collection d’articles de presse sur des drames à travers le monde réalisée par nos jeunes protagonistes, les dangers et difficultés de la vie sont biens palpables. Cette amitié insouciante est-elle, en quelque sorte, le dernier rempart face à la, parfois, dure réalité de la vie et du monde ?

Tout à fait. Ce rempart est le premier aspect métaphorique à propos de l’amiante qui m’est apparu. L’amiante est d’abord un isolant, un matériau qui protège, et notamment du feu. J’ai rapidement lu « ami » dans « amiante ». En explorant cette amitié comme un refuge contre la violence du monde qui entoure Steve — d’abord la violence du père, puis celle de la ville minière (violence économique, environnementale et sur la santé de la population) et enfin celle, globale, du monde (d’où les grandes catastrophes) —, j’expose aussi sa précarité, puisque ce refuge est avant tout symbolique, affectif.

La psychologie de vos personnages est, je trouve, assez finement élaborée. Vous leur avez donné beaucoup de substance. Comment les avez-vous construits ?

C’est à partir de Steve que j’ai bâti le réseau de personnages. Je cherchais à créer un personnage envahi d’émotions contradictoires, hyper sensible et anxieux ; à la fois très curieux et peu courageux; brillant mais plombé de doutes. Un enfant assez troublé, sombre, mais toujours au seuil de la lumière — ce pourquoi je voulais lui offrir un ami qui serait son complément parfait, le petit Poulin. Léger, voire volatile, créatif, aventureux (trop, même), le petit Poulin donne les ailes manquantes à Steve, lui donne aussi quelqu’un à admirer, à aimer, et qui l’aime en retour. Leurs contrastes respectifs permettent leur fusion parfaite, et leur impression d’éternité.

Cette dialectique a ensuite influencé tous les autres groupes de personnages : les paires de parents, eux aussi fortement contrastés ; les bons amis et les mauvais amis, et bien sûr Cindy, la nouvelle amie de l’adolescence, qui jouera un rôle différent du petit Poulin mais qui comptera presque autant pour Steve. Elle lui donne un autre genre d’ailes, celles de la révolte, de la colère. Partant de ces constructions psychologiques qui structurent en partie le texte, j’ai laissé monter les détails qui leur donnent de la chair, leurs traits, leurs manières.

Il y a une forte musicalité dans votre manière d’écrire. Vous l’évoquez précédemment, il y a aussi la musique en soi qui a sa place dans l’histoire d’Amiante. J’ai aussi pu constater, notamment par vos t-shirts de metal, que la musique semble occuper une place importante dans votre vie. A quel point la musique influe sur votre écriture ?

Je suis obsédé par le rythme, en général. Dans la musique que j’écoute, je suis généralement tourné vers les motifs rythmiques, et j’ai tendance à tout regrouper par ensemble de chiffres, à classer, organiser. En poésie, mes vers doivent générer des phrases rythmiques, pas trop rigides, mais marquées par une pulsation, des motifs distribués pour créer des récurrences ou des points de repère. Je n’ai pas fait différemment pour Amiante. Je relis toutes mes phrases à voix haute, pour vérifier leur petite musique. La rythmique du texte offre des possibilités à la fois formelles et esthétiques incroyables : accélérer ou ralentir, densifier ou diluer, marquer des répétitions ou créer des ruptures, distribuer les sonorités, créer des effets d’agencements, de la symétrie ou de l’asymétrie, etc. Pour moi la rythmique travaille au niveau de l’architecture du texte, tandis que la mélodie, plus singulière, s’apparenterait au style, à la voix du texte. Entre ces notions, un travail d’harmonie (ou de disharmonie) relie tout cela. Et bien sûr, j’écris en écoutant de la musique, toujours. Ou alors en silence, ce qui est aussi une musique.

Quelles furent vos influences, si vous en avez eu, pour Amiante ? Je lui trouve une dimension très cinématographique. J’ai cru lire que Winnie l’ourson fut une source d’inspiration pour votre livre. Dans quelle mesure exactement ?

Tintin et Tchang pour l’amitié pure, Stephen King pour les enfances qui se mesurent à la violence du monde, Ada ou l’Ardeur de Nabokov pour l’opulence du style, Vendredi ou les limbes du Pacifique pour le système formel, la poésie japonaise pour le tranchant, et quelques milliers d’autres.

Pour ce qui est de Winnie l’ourson, je suis tombé par hasard sur des articles de psychologie dans lequel les personnages de la Forêt des cent âcres sont présentés selon leurs symptômes psychopathologiques, et ça m’avait fasciné. Jean-Christophe, qui en quelque sorte écrit les histoires de ses peluches, aurait des tendances schizoïdes, dissociatives, de même qu’une ambiguïté identitaire liée à l’absence de supervision parentale. Winnie, distrait mais toujours prompt à laisser tomber ce qui l’occupe parce qu’il a flairé du miel, aurait un TDA. Tigrou, je ne me souviens plus ! Porcinet est maladivement anxieux. Ça m’a fait réaliser que les personnages peuvent être abordés par les symptômes de leur psyché, ce qui leur donne par la suite des rôles, des fonctions dans le récit. Steve raconte l’histoire, Charlélie la provoque, etc. La littérature jeunesse a cela de fascinant qu’elle crée des systèmes simples, qui sont en réalité extrêmement riches et efficaces.

Vous dédicacez ce livre à votre fils. A travers ce roman, que lui dites vous ?

À travers le roman, je sais qu’il pourra lire entre certaines lignes. Mais ma dédicace se voulait plus large : « Fais ce que tu aimes. » Il sait le prix que j’ai payé pour m’obstiner à écrire.

Vous êtes directeur littéraire aux éditions La mèche. Quel est votre projet à travers cette maison d’édition ?

C’est une petite maison d’édition qui fait partie du Groupe d’édition La Courte Echelle, basé à Montréal. Nous publions entre 6 et 8 livres par année, dont j’assure toutes les directions littéraires. Quelques-uns de nos titres ont été publiés en France, chez des éditeurs comme Le nouvel Attila, JC Lattès, La ville brûle ou Arthaud.

Je m’intéresse au contemporain, à l’émotion, à l’intelligence, à l’intensité. Je publie des fictions et de la non-fiction. Je choisis les projets qui seront publiés par affinités avec les miennes, puisque je serai appelé à y collaborer, créativement. J’apprécie aussi énormément les liens de confiance qui se créent entre les auteur·rices et moi, des canaux de communication très particuliers, confidentiels, tous précieux. Je sens que je m’y accomplis tant comme artiste que comme humain.

Travaillez-vous déjà à un deuxième roman ?

Oui ! Et ça me rassure de constater que mon réflexe, à travers les derniers mois qui ont été marqués par l’effervescence autour d’Amiante, est de me trouver un territoire pour créer. Mon plan de travail est assez avancé ; comme pour Amiante, j’envisage le roman par sa forme : deux vies parallèles, cette fois, que je veux faire converger. L’histoire d’un homme empoisonné par un secret indicible et d’une femme dont la quête serait de se dématérialiser. J’ignore encore pourquoi ce projet m’attire, et j’ai hâte de la découvrir. J’espère pouvoir l’entamer sérieusement dès cet hiver.

Avez-vous quelques recommandations littéraires, lues dernièrement, à nous partager ?

Je suggère vivement le premier roman de Virginia Tangvald, Les enfants du large, une entreprise de reconstruction du lien familial avec son père, l’explorateur Peter Tangvald, mort en mer, ainsi que deux de ses enfants et deux de ses épouses. Plus grand que nature, sensible, sombre et touchant.

Brother Jo.

Novembre 2024.

AMIANTE de Sébastien Dulude / La peuplade.

Thetford Mines, ville phare de l’industrie de l’amiante québécoise, été 1986. Steve Dubois, neuf ans, et le petit Poulin, dix ans, s’abandonnent aux plaisirs de l’amitié. La belle saison est rythmée d’aventures sur les hauts terrils et d’évasions à travers les paysages mi-forestiers mi-lunaires. Les journées des deux inséparables s’écoulent dans l’oisiveté et l’innocence, sur leurs vélos ou allongés dans leur cabane parmi les pins. Or, l’année 1986 est riche en tragédies, et l’une d’entre elles affecte le cours de la vie de Steve comme nulle autre. Cinq ans plus tard, on le retrouve en proie à son obsession : reconstituer son paradis évanoui.

Certain(e)s amatrices et amateurs de poésie connaissent peut-être le nom de Sébastien Dulude, auteur de Montréal à qui l’on doit quelques recueils de poésie, mais la grande majorité n’en a probablement jamais entendu parler. Avec Amiante, son premier roman publié chez La Peuplade, il m’est d’avis que vous n’êtes pas près d’oublier son nom.

C’est à Thetford Mines, une ville qui fut un temps produisait une quarantaine de pour cents de l’amiante mondiale, que se déroule Amiante. Une ville que Sébastien Dulude a lui-même vécu. Et qui dit amiante, dit toxicité, autant dire un cadre de vie des plus sains pour un gamin de 9 ans en 1986. Ce gamin, Steve Dubois, est le fils d’un père relativement dur, qui travaille à la mine, et d’une mère là mais absente. Pour tromper l’ennui et prendre ses distances avec le nid familial, c’est souvent qu’il visite les alentours à vélo ou joue dans le décorum local où la crasse de la mine semble omniprésente. C’est alors qu’une nouvelle amitié va bouleverser, pour le meilleur, son quotidien. Son nouvel ami et lui profitent alors, du mieux qu’ils le peuvent, de leur insouciante jeunesse. Mais un drame va brutalement mettre fin à cette relation. Cinq ans plus tard, Steve Dubois n’a pas oublié cette amitié pure dont la perte l’a profondément affecté. Un beau mais douloureux basculement de l’enfance à l’adolescence. 

C’est avec un indéniable plaisir que l’on se coule dans cet écrin de nostalgie d’une mélancolie envoûtante. La magie du mariage de l’exotisme de la langue, de la finesse de la plume et de la délicatesse du regard, opère instantanément. Sébastien Dulude charme avec sa brillante maîtrise des mots. Il nous prend d’abord aux sentiments, puis aux tripes et enfin à la gorge. Il nous laisse les pieds dans la poussière, le regard perdu vers l’horizon et le cœur lourd de vie. Son écriture est gorgée d’émotions et transpire la sincérité. Même face aux aléas les plus tragiques de la vie, alors que la noirceur s’instille, il sait se montrer lumineux.

Amiante s’impose d’ores et déjà comme un livre incontournable. Un premier roman d’apprentissage magnétique et émouvant à l’écriture flamboyante. Sébastien Dulude à l’âme d’un poète et le savoir-faire d’un orfèvre. Préparez-vous à vivre un fascinant moment de grâce. Vous n’en lirez probablement pas deux des comme ça cette année.

Brother Jo.

IOCHKA de Cristian Fulas / La peuplade

Ioska

Traduction:  F. et J.-L. Courriol

Au cœur d’une vallée sauvage des Carpates, Iochka fabrique du charbon de bois. Quasi centenaire, il aime se taire, boire sec et dévaler ivre les routes sinueuses des montagnes au volant de sa vieille Trabant bleue. Mais le plus souvent, il demeure assis sur le banc cloué à l’extérieur de sa petite maison, se remémorant son existence hors norme. La guerre, les camps soviétiques, Ceaușescu, puis la camaraderie du chantier quand il est affecté à la construction d’une voie ferrée qui ne mène nulle part. Là, loin du tumulte de l’Histoire, il expérimente l’harmonie sexuelle auprès d’Ilona, l’amour lumineux de sa vie, et partage l’amitié indéfectible du contremaître, du docteur et du pope, tous trois aussi alcooliques et excentriques que lui. Avec eux, il approche le secret du temps et du bonheur.

Qu’il est parfois bon de changer d’horizon, de se repaitre d’autre chose que de littérature américaine. Direction les Carpates, cette fois-ci, destination que je peux qualifier d’exotique quant à mes lectures habituelles. D’emblée séduit par la couverture, ce visage barbu au regard intense et aux traits creusés, avec ce noir et blanc très léché, ainsi que par le résumé assez cocasse, Iochka du Roumain Cristian Fulaş s’annonçait sous les meilleurs auspices.

Iochka est épais. Un petit pavé qui pèse son poids dans la main. Plus de 550 pages. Il est facile d’avoir une petite appréhension car, 550 pages, ça peut être long. Sauf que la langue est relativement légère. C’est une évidence. Mais si la langue est légère, car il y a un mais, Cristian Fulaş est très prolixe et parfois le point se fait attendre. Certaines phrases font plus d’une page et il n’aime pas beaucoup les sauts de ligne. La conséquence de cela, c’est un manque de respiration dans le texte qui fatigue un poil. Je dois reconnaître que j’ai peiné un peu sur la longueur. La beauté du propos est évidente mais est écrasée, voire étouffée, par la quantité. Un peu de concision et d’élagage eurent été salutaires.

Pour ce qui est de l’histoire, une fois passée la barrière de la quantité, elle s’avère belle et touchante. Il y a d’abord une sacrée galerie de personnages bigarrés. Une petite bande ne lésinant pas sur la picole, ou le sexe, voire les deux, et avec des personnalités très affirmées. Au centre de ce petit groupe, il y a Iochka dont on va remonter le cours de sa vie tel une rivière. Un taiseux imposant et paisible, qui aspire à une vie simple et tranquille, après quelques tourments. Cette vie tranquille il va la mener, le plus simplement possible, dans une vallée paumée, éloignée des affres du monde, qui évolue à peine et ne change que très lentement. Mais elle change. Nos personnages ont tous un petit grain – voire un gros – de folie et une forme de sagesse toute singulière. On assiste à de cocasses et absurdes scènes, et à d’autres plus tristes. Il y a une constante mélancolie qui habite cette vallée, néanmoins tous, à leur façon, se maintiennent à flot les uns et les autres. Le temps passe, lentement, mais assurément. Iochka demeure, comme éternel, le pilier et phare de cette vallée. Et nous, lecteurs, nous attachons.

Iochka n’est ni noir, ni blanc. Iochka est gris lumineux. Un roman d’une poésie simple et brute, à mon goût trop bavard, certes, alors même que le silence est omniprésent, mais paisible et plutôt juste. Le livre de Cristian Fulaş séduira celles et ceux en quête d’un refuge, qui apprécient laisser le temps au temps et qui recherchent une lecture amène mais franche. Il y a beaucoup de vérité dans ces (trop) longues phrases pleines de chair et d’émotions.

Brother Jo.

LES OMBRES FILANTES de Christian Guay-Poliquin/La peuplade

Elle est le commencement et la fin. Elle précède les regards, elle leur succédera. Elle est l’épicentre, le nœud, le refuge et la geôle. Elle fascine autant qu’elle effraie. Sous sa chape, les rencontres sont rares et décisives. Le temps est sa force vive. Son désordre ensorcelle, ses ombres se confondent, ses murmures fusent de toutes parts. Elle est l’envers de ce qui pense. Elle est l’instinct, le geste, le frisson. Toutes les âmes rêvent de s’y perdre. Mais aucun être ne sort indemne de son étreinte. Elle est la solution la plus simple, la plus totale, la plus opaque aux calculs des cœurs inquiets.

Un homme seul avance dans une épaisse forêt. On découvre avec lui une nature dense, mais aussi des carcasses de voitures, des engins de bûcheronnage hors d’usage, d’autres vestiges et rebuts de plastique ou de ferraille.
Une panne électrique, aussi brutale qu’irréparable, met sur les chemins tous les personnages des Ombres filantes. Cet homme seul cherche à rejoindre le camp de chasse où s’est réfugié sa famille. Au beau milieu des arbres, l’homme rencontre Olio, gamin insouciant et débrouillard. Sans être sous l’influence de La Route de Cormac McCarthy, on y retrouve un duo similaire, et même un clin d’œil assez franc au détour d’une page.
L’esprit en permanence occupé par leurs survies, tout comme les quelques personnes qu’ils rencontrent en cheminant, ils abordent les embûches différemment. L’un est craintif, l’autre est virevoltant. 

Si l’homme est bien le personnage principal du roman, c’est Olio, qui fait vivre les pages, qui soulève des émotions. Cet enfant est un vrai rescapé. On ne sait pas d’où il vient, il raconte, ment et invente sa vie au fur et à mesure du livre. Contrairement à l’homme, il a déjà acquis tous les codes du survivant en milieu hostile, s’il triture la vérité, vole des bricoles, disparaît puis revient à son gré, c’est pour se protéger, pour encaisser. 

Depuis la panne, le sol ne tremble plus sous les chargements de bois des semi-remorques, mais il y a encore beaucoup de circulation en forêt. Il y a ceux et celles qui se sont réfugiés dans leurs chalets ou leurs camps de chasse. Aussi ceux et celles qui tentent de s’établir quelque part, loin des agglomérations et des routes nationales. Partout, les gens se méfient, les gens calculent, les gens sont armés. Le reste ne tient qu’à un fil. C’est pour cela que je préfère les abîmes de la forêt aux rencontres hasardeuses qu’on peut faire sur les chemins forestiers. 

Dans ce monde à l’arrêt, il y a plus à craindre des rares humains croisés que de la forêt, cadre sombre de ce roman du canadien Christian Guay-Poliquin. Se perdre dans les bois ou rencontrer des lynx est finalement moins dangereux que tomber sur deux types en rade avec leur jeep.
C’est du post apocalyptique, oui encore un, mais celui-ci n’a pas recours au grand spectacle pour conter un monde finissant, il décale un tout petit peu l’existant. Cette légère modification se révèle dévastatrice et suffit à engendrer assez de désordre pour servir de prétexte à ce roman.

Voici un livre dans l’air du temps, qui ne s’éloigne guère de ce thème plus ou moins catastrophiste en vogue actuellement, mais qui est porté par une écriture agile, lumineuse, magnétique : le roman file d’un seul trait.

NicoTag


Avec un peu de chance, le jour où la panne arrivera, on sera proche d’Adrianne Lenker. 

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